Accueil > Débats > Réformer le capitalisme ou en sortir ?

Réformer le capitalisme ou en sortir ?

mercredi 25 mars 2020, par Tony ANDREANI

Devant l’évidence empirique que le capitalisme est de moins en moins soutenable, et ceci pas seulement à long terme, il existe aujourd’hui deux types de propositions : le premier consiste à réformer le capitalisme pour que la maîtrise du capital ne soit pas réservée aux seuls propriétaires, mais aussi ouverte aux salariés (à leurs représentants), selon diverses formules d’association capital/travail. Le second vise à supprimer carrément la propriété du capital, fut-elle celle des travailleurs eux-mêmes. Les coopératives (de production) sont en quelque sorte à mi-chemin.

Pour voir plus clairement la différence entre les deux types de propositions, il faut faire un peu de théorie, ce que nous allons esquisser ici.

D’où vient la valeur ?

Dans la théorie néo-classique elle vient de la mise en œuvre des « facteurs de production », schématiquement le travail et le capital. Cette théorie a été critiquée en son fond pour son incohérence. Je n’en retiendrai que l’argument suivant : seul le travail est mesurable, et de fait mesuré (plus ou moins bien), alors que le capital physique est trop hétérogène pour l’être avec une seule unité de mesure (il n’y a rien de commun, par exemple, entre telle ou telle matière première ou telle ou telle machine ou entre les deux). C’est donc le travail qui est la source et la mesure de toute valeur, ce qui nous conduit vers la théorie marxiste.

1° à partir de là ce qu’on appelle la « valeur ajoutée » l’est uniquement le travail. Mais il faut être plus précis en entrant dans la comptabilité.

Dans la comptabilité traditionnelle la valeur ajoutée est la valeur créée, moins les « consommations intermédiaires » — à savoir essentiellement les matières premières, les produits semi-finis et l’énergie. Il paraît évident, à la suivre, que cette valeur créée l’a été à la fois par le travail et par ces moyens de production que sont les outils et les machines, donc par du capital « productif », celui qui est apporté par le propriétaire, quel qu’il soit. Et pourtant ce n’est pas le cas.

Certes, le produit ne pourrait être obtenu sans ce capital physique, au niveau des procès de travail. Mais Marx explique que, s’agissant de la production de valeur, le capital productif n’est que du travail « mort », dont la valeur a été simplement transférée dans le produit (c’est là en effet une valeur ancienne, obtenue par le propriétaire lors d’un achat), et qu’elle diffère fondamentalement du « travail vivant », celui qui est fourni par le travailleur, et qui, seul, crée de la valeur.

Il peut paraître bizarre, à première vue, que ces moyens de production ne créent aucune valeur, alors que sans eux le produit ne pourrait être obtenu. Mais c’est que, là, on confond de la valeur d’usage produite avec de la valeur ajoutée. Effectivement, il y a bien eu transformation de valeurs d’usage en de nouvelles valeurs d’usage. Ainsi, dans l’industrie automobile, on se sert de matériaux (notamment de l’acier) qui ont été achetés à un producteur spécialisé, de produits semi-finis (des pièces et composants) achetés à des sous-traitants, d’une énergie achetée à une entreprise d’électricité, enfin de services achetés, par exemple à une entreprise de nettoyage. Et, avec tout cela, on produit, sur des chaines de production, avec des machines ou des robots, une automobile. Mais il n’y a aucune différence de nature entre les consommations intermédiaires et les moyens de transformation, il n’y a qu’une différence d’usage. Ce sont tous des moyens de production, au sens large, mis en œuvre par le travail.

Représentons-nous, pour prendre un exemple extrême, un entrepôt entièrement automatisé, où circulent des robots qui vont prélever la marchandise dans des rayons et la transportent vers des lieux d’emballage, où d’autres robots l’empaquètent, et d’autres encore la conduisent vers des points de livraison. Il y a très peu de travail, consistant seulement à commander sur ordinateur le machinisme (avec des logiciels déjà produits), à surveiller son bon fonctionnement, à effectuer quelques réglages ou réparations sur les robots, disons peut-être 1 % de la valeur ajoutée (en comptabilité traditionnelle, on considère que le travail apporte, en général, les deux tiers de la valeur ajoutée). Et pourtant c’est bien ce 1 % qui produit réellement de la valeur ajoutée, dont une partie ne sera pas payée (la plus-value de Marx) et constituera la base du profit.

2° C’est là que la théorie marxienne peut paraître absurde, car c’est bien cette usine super-équipée qui fera gagner plus de profit à son propriétaire, mais cela s’explique facilement.

Considérons en effet une seule branche de production, la production automobile par exemple. Entre les producteurs les plus équipés et les moins équipés, il y a une différence de productivité. Les premiers économisent du travail vivant, et, comme la valeur de la marchandise s’établit à la valeur moyenne (ce que Marx appelle la « quantité de travail socialement nécessaire »), ils réalisent un surprofit (ils obtiennent à la vente plus de profit relativement au travail qu’ils ont engagé), tandis que les autres en obtiennent moins, et d’autres encore font faillite (ils ne couvrent pas leurs coûts).

Les choses se compliquent encore quand il y a plusieurs branches, certaines employant plus de travail et les autres moins. Mais ici intervient, via le marché, une péréquation des taux de profit entre ces branches. C’est la transformation, chez Marx, des « valeurs socialement nécessaires » en « prix de production ». Un mécanisme critiqué par les adversaires de la théorie marxiste, dont ce sera d’ailleurs le principal argument, considéré par eux comme dirimant. Mais cette difficulté théorique a connu toute une série de réponses, dans lesquelles nous n’entrerons pas ici.

Dernière complication : la masse de la plus-value produite à l’échelle d’un pays ou à l’échelle internationale est en partie détournée, via des mécanismes de marché complexes, vers des activités spéculatives, financières ou autres (par exemple vers le marché de l’art). On négligera ici cette complication, qui tient à l’usage fait par les propriétaires de leurs profits, pour en rester au niveau de l’entreprise.

Revenons maintenant au propriétaire du capital.

Quel est le rôle du propriétaire ?

L’entreprise est traditionnellement définie comme une « société de capitaux » (sous des formes diverses, la principale étant la société par actions), c’est-à-dire une société qui appartient à ceux qui ont avancé de l’argent pour acheter du travail, des « consommations intermédiaires » et des outils et machines pour réaliser un produit-marchandise. L’important serait ici le « capital productif », celui qui permet de transformer les consommations intermédiaires en un nouveau produit. Mais qu’est-ce qui justifie qu’ils s’emparent de la partie de la valeur ajoutée qui correspondrait, selon la comptabilité traditionnelle, au capital productif ?

Généralement, on invoque leur prise de risque. C’est vrai, ils peuvent gagner plus ou moins d’argent ou boire le bouillon. Ce n’est guère le cas des gros propriétaires d’argent, qui peuvent diversifier leurs risques, en le plaçant dans plusieurs entreprises, voire dans diverses branches, généralement via des intermédiaires, comme des fonds d’investissement. Mais peu importe ici. La prise de risque est en réalité le métier d’un banquier, dans la banque de dépôt, qui ouvre des crédits (par opposition à la banque « de marché », qui opère sur des titres, actions, obligations et produits dérivés). On admettra que ce travail de banquier est indispensable à l’économie, puisqu’il faut souvent des avances pour faire des investissements, quand la trésorerie de l’entreprise n’y suffit pas (ce qu’on appelle « l’autofinancement »), et parce que le coût du crédit contraint ses utilisateurs à sélectionner parmi leurs investissements. Mais alors le capitaliste ne devrait percevoir que de l’intérêt pour ses avances en capital, comme une sorte de prêteur interne à l’entreprise. Mieux : il pourrait disparaître si les travailleurs s’associaient pour s’adresser directement à des banquiers, leur payer des intérêts et leur rembourser leurs emprunts à terme échu. Le profit d’entreprise alors disparaitrait. On sortirait du capitalisme. On va quand même y apporter plus loin un correctif en traitant de la fonction d’entrepreneur. Mais, auparavant, examinons le cas des coopératives de production, souvent invoquées comme l’alternative au capitalisme.

Les coopératives de production, alternative à la propriété capitaliste ?

Ce sont cette fois les travailleurs eux-mêmes qui sont propriétaires, au moins majoritairement, du capital. Ce qui va d’ailleurs leur créer de grandes difficultés de financement, puisqu’ils ne peuvent compter, pour l’essentiel, que sur leurs propres ressources financières. On ne détaillera pas ici la question, qui a été largement étudiée, et qui explique sans doute en grande partie pourquoi le nombre, la taille et le développement des coopératives sont relativement faibles par rapport à ceux des entreprises capitalistes [1].

La première spécificité des coopératives est que, au niveau de leurs assemblées générales ou s’agissant de la désignation de leurs instances de gestion, elles sont commandées par le principe égalitaire « un homme/une voix », et non par le principe censitaire « une action/une voix ». La deuxième (du moins selon la loi française) est que les bénéfices sont distribués en trois parts : une part travail (en quelque sorte des suppléments de salaire), une part capital, consistant en dividendes, et une part en « réserves impartageables », qui vient renforcer les fonds propres de l’entreprise. Il reste donc un double aspect capitaliste dans les coopératives : la distribution de dividendes en fonction des apports des sociétaires [2] et la mise en réserves d’une part des bénéfices, devenue propriété de tous les associés. Ces derniers sont propriétaires du capital, soit individuellement soit collectivement, et, en tant que tels, ils peuvent décider du montant de la part capital et de la part réserves, dans certaines limites fixées par la loi.

Nous sommes donc ici entre le système capitaliste et un système de pure association, où le capital apporté ne serait pas rémunéré et perdrait ainsi tout intérêt à être apporté, à moins d’un fort esprit collectiviste. Et, de fait, on voit les coopérateurs très attachés à leur statut de petits propriétaires et de propriétaires collectifs (des réserves), opposés à toutes formes de dépendance et même réticents à devenir trop nombreux. Ils sont bien preneurs de risques comme les capitalistes, comme s’ils étaient leurs propres banquiers, mais répugnent à en prendre, étant peu fortunés et recevant peu de dividendes, ce qui explique qu’ils ne soient guère enclins à tout développement par trop risqué. Quand, enfin, ils empruntent aux banquiers, ils sont le plus souvent considérés par eux avec suspicion, non seulement parce que l’entreprise est atypique, mais encore parce que ces derniers ont du mal à évaluer dans quelle mesure l’entreprise sera bénéficiaire.

On n’en dira pas plus ici, mais il apparait que nous ne sommes pas complètement sortis du capitalisme, tout en perdant de son dynamisme. D’où l’idée qu’il vaudrait mieux réformer le capitalisme lui-même, en donnant plus de place et de pouvoir aux salariés.

La réforme d’esprit social-démocrate du capitalisme

La principale voie de réforme proposée consiste à accroître le pouvoir des salariés, au-delà de leur droit à l’information et à être consultés, obtenu depuis la constitution des Comités d’entreprise. Un droit qui ne s’étend jamais jusqu’au droit de veto sur les grandes décisions.

C’est le modèle allemand, qui existe seulement dans les grandes entreprises, et le modèle nordique, étendu en Suède à toutes les entreprises, qui servent ici de références. Dans cette co-gestion entre capitalistes et salariés, les premiers détiennent toujours au moins une voix de plus dans les conseils d’administration ou de surveillance. Sinon on se rapprocherait des coopératives, où les apporteurs de capitaux extérieurs étant minoritaires (maximum 49 % du capital et 35 % des droits de vote selon la loi française) perdent la haute main sur la gestion de l’entreprise. Et ce serait encore plus patent si ces coopératives étaient des coopératives par actions, comme il en existe dans certains pays.

C’est certes mieux que le capitalisme absolutiste ou « féodal », puisque cela permet des négociations entre les deux parties, mais qui ne vont que jusqu’à un certain point. Rien n’est changé, bien sûr, au principe de la maximisation du taux de profit, sauf que, avec la maximisation de la « valeur actionnariale » [3], le modèle est quelque peu mis à mal, les actionnaires réclamant toujours plus et les salaires des dirigeants s’envolant.

C’est pourtant ce modèle que Thomas Piketty propose de reprendre en l’améliorant [4]. Il pourrait même se transformer en finissant par donner le pouvoir aux syndicats si les salariés, devenant aussi actionnaires, faisaient basculer le nombre de représentants au conseil d’administration ou de surveillance en leur faveur [5]. On peine à croire que la distribution d’actions aux salariés par les possesseurs de capitaux irait jusqu’à permettre ce basculement. Mais Piketty a une autre proposition, de nature fiscale : une plus forte taxation (annuelle) sur la propriété, sur les successions et sur les revenus du capital permettrait à l’État de distribuer aux salariés en général, sous forme d’une dotation, un petit patrimoine, et, avec celui-ci, ils pourraient l’investir en actions. On peut fortement en douter, car, avec un si petit patrimoine (Piketty donne, à titre d’exemple, le chiffre de 12 000 euros), les salariés ne vont certes par se rouler les pouces (c’est l’objection idiote qu’on lui a opposée), mais ne seront pas plus disposés à prendre des risques que les coopérateurs avec leurs apports. En outre, bien sûr, la classe capitaliste sera vent debout contre cette reformulation du projet social-démocrate que Piketty appelle un « socialisme participatif » et où il voit un « dépassement du capitalisme ».

Il existe d’autres propositions qui vont dans le sens d’une co-gestion, telle celle consistant à rééquilibrer le pouvoir dans l’entreprise entre les détenteurs du capital, les salariés (« le capital humain ») et même le « capital naturel » (représenté par des scientifiques, des ONG, des riverains) [6], mais ces propositions sont moins précises.

Les propositions de transformation plus profonde du capitalisme

Elles sont plus discrètes, mais vont plus loin. Il s’agit, dans tous les cas, de rendre, par la loi, les salariés non plus seulement partenaires dans la gestion de l’entreprise capitaliste, mais aussi institutionnellement actionnaires. Elles rappellent ce qui fut un projet du puissant syndicat suédois LO, en 1976, qui consistait à prélever 20 % des bénéfices des entreprises pour alimenter des « fonds salariaux » destinés à permettre aux syndicats d’acheter des actions. Proposition évidemment combattue par le patronat, reprise par le Parti social-démocrate, mais sous une forme très atténuée, avant d’être abandonnée par lui (cet aspect du « modèle suédois » n’a pas résisté au glissement de ce parti vers la « troisième voie » d’inspiration blairiste et dans un contexte de libéralisme de plus en plus triomphant).

Parmi les propositions récentes, on retiendra d’abord celle consistant à attribuer un tiers des bénéfices des entreprises aux salariés sous forme d’actions collectives, d’actions individuelles (pour ceux qui veulent quitter l’entreprise) et de salaires variables [7]. Ce tiers ne devait cependant pas leur permettre d’exercer une minorité de blocage. Mais il ne serait qu’un minimum légal, la transformation pouvant aller jusqu’à 100 %, auquel cas l’entreprise deviendrait une coopérative. Une autre proposition [8] consiste à faire évoluer la propriété des entreprises jusqu’à ce que la part revenant aux salariés, calculée à partir des frais de personnel, leur permette de conquérir la majorité à l’assemblée générale et au conseil d’administration. Comme cette part serait constituée d’actions non individuelles et incessibles, cela revient en quelque sorte à greffer une coopérative dans l’entreprise capitaliste, jusqu’à ce que, avec le temps, elle domine la structure. Ce qui se ferait sans difficulté tant que l’entreprise, en s’autofinançant, ne ferait pas appel à des capitaux extérieurs, mais serait plus lent si elle était contrainte de le faire.

On ne va pas ici se livrer à une étude détaillée de ces propositions, qui vont d’ailleurs au-delà de l’entreprise, en abordant le système économique et social dans son ensemble pour remédier aux travers de l’économie capitaliste (les inégalités salariales entre les entreprises, le chômage, etc.) [9]. On ne va pas non plus interroger leurs difficultés de faisabilité politique, bien plus grandes que dans les propositions de co-gestion précédemment évoquées. Mais il est clair que, dans tous les cas, on ne sort pas vraiment du capitalisme, puisque les coopératives elles-mêmes ne s’en émancipent que partiellement. Car revenons à notre question de départ : qui crée la valeur nouvelle ? Il est toujours présupposé dans ces propositions que ce sont à la fois les travailleurs et le capital productif, « la combinaison productive du travail et du capital ». Rien là de post-capitaliste, et encore moins de socialiste. Néanmoins, ces propositions soulèvent un point important, qu’il nous faut aborder maintenant.

Le rôle de l’entrepreneur

C’est l’autre grande justification du capitaliste — puisqu’on a vu que, en tant que preneur de risques, il pourrait être remplacé par le banquier. L’une des propositions précédentes met, par exemple, l’accent sur le rôle du créateur d’entreprise, surtout s’il a une grande compétence professionnelle. Il a lancé une entreprise et y a mis de l’argent. Cette proposition va alors jusqu’à créer un collège spécial dans les organes de gestion, le « collège des créateurs ». Dans le cas où le créateur aurait créé une coopérative, il devrait de même y exercer une fonction plus éminente que celle des autres associés, et recevoir une rémunération plus élevée pour son apport en capital. L’argument peut être élargi. Même si le créateur n’a pas de compétence particulière, y compris en matière technico-commerciale, même s’il n’a pas mis de son argent, il a eu l’idée, il a flairé l’opportunité, il a « entrepris », il est un innovateur. C’est, pourrait-on dire, l’esprit « start-up ». S’il ne trouve pas l’oreille du banquier, il aura su se retourner vers un fonds de capital-risque, alléché par des profits futurs. Que faut-il en penser ?

L’argument est recevable dans le système actuel. Avec pourtant un grand bémol. Une fois l’entreprise lancée, avec le capital du créateur ou celui de capitalistes intéressés, le rôle de l’entrepreneur s’estompe rapidement puisque ce sont des salariés, des bureaux d’étude aux techniciens et ouvriers, qui vont mettre en œuvre le projet [10]. Dans l’entreprise capitaliste, il n’y aucune raison théorique pour que l’initiateur, un Jeff Bezos par exemple, s’attribue une part énorme des bénéfices sous forme de dividendes et de rémunérations exorbitantes, de toutes sortes. Dans une coopérative non plus : le dividende devrait rejoindre rapidement le dividende ordinaire et la rémunération s’abaisser dans le meilleur des cas au niveau de la plus élevée dans l’échelle établie par les associés. Reste pourtant un problème : comment favoriser l’entrepreneuriat sans ces incitations ? Eh bien, en sortant du capitalisme, sous toutes ses formes. On se contentera ici de quelques indications sur cette rupture décisive.

En finir avec la propriété du capital

C’est le sens d’une proposition qui refait surface, que l’on évoquera ici que très brièvement. Les nouvelles entreprises, non seulement seront autogérées, au sens étroit du terme (décisions prises par les travailleurs associés), mais n’auront plus de capitaux propres (essentiellement les « capitaux sociaux » et les « réserves »). Elles se financeront avec de l’argent emprunté, sous forme de crédits à long terme (l’équivalent des capitaux propres) et de quelques crédits à court terme d’exploitation. Elles ne pourront s’autofinancer. Tous les bénéfices iront au travail, sous forme de suppléments de salaire, une fois payés les intérêts, effectués les remboursements des crédits aux différents termes, et acquittés les impôts et les cotisations sociales. Le principe n’est plus la maximisation du profit, mais la maximisation des revenus du travail. Ici toute la valeur ajoutée revient aux travailleurs, comme il se doit. L’intérêt correspond seulement au service payé au banquier.

Cela suppose que les banques ne soient plus des banques capitalistes (même dites « mutualistes »), mais des banques socialisées, fonctionnant comme les entreprises du secteur productif, elles aussi sans capitaux propres (remplacés par des crédits à long terme fournis par un Fonds social d’investissement [11]). Cela veut dire aussi une gestion différente des risques par ces banques [12]. Et c’est ici que nous retrouvons la question de l’entrepreneuriat. Les banques doivent le soutenir, en se dotant des moyens d’expertise les plus larges, aidées d’autres acteurs [13]. Alors le ou les entrepreneurs pourront jouer pleinement leur rôle, sans être mus par l’appât d’argent, quitte à ce que les travailleurs associés les récompensent d’une manière ou d’une autre pour leur avoir mis les pieds à l’étrier. L’autre avantage de cette manière de repenser l’entreprise est que les inégalités de dotation en capitaux, qui font que les entreprises capitalistes inévitablement vont vers la centralisation et la concentration du capital, analysées déjà par Marx, donc vers des structures monopolistes, disparaissent : on peut créer une entreprise sans un sou, si on a des projets viables, et la concurrence devient loyale entre les entreprises de ce nouveau type.

Il faudrait aller beaucoup plus loin dans l’architecture de ce nouveau mode de production, notamment expliquer en quoi il rendrait efficace une planification incitative, mais venons-en à de brèves conclusions.

Conclusion

Sortir du capitalisme, cela veut dire en finir avec l’exploitation capitaliste, avec le fait de s’accaparer une grande partie de la valeur ajoutée, la plus-value, parce que l’on est propriétaire des moyens de production. C’est donc finir avec la propriété des capitalistes. C’est refaire de l’entreprise une communauté de production, en lieu et place de la « société de capitaux » [14]. C’est maximiser la valeur ajoutée, critère qui remplace le profit, et la restituer aux travailleurs. Mais cela implique également de leur procurer les moyens de financement dont ils ont besoin, sans les limites que connaissent les coopératives, contraintes de s’autofinancer pour ne pas dépendre d’actionnaires extérieurs réclamant tous leurs droits, ni des apports d’associés répugnant à prendre trop de risques, donc leur donner tous les moyens de se développer.

Évidemment la nouvelle entreprise n’a guère de sens si elle est trop petite. On voit mal un coiffeur qui voudrait lancer son salon de coiffure, même s’il trouve un banquier pour lui avancer de l’argent, constituer une structure coopérative avec des associés qui pourraient partir du jour au lendemain. L’artisanat serait maintenu, ainsi que le statut, qui ne pourrait être que provisoire, des autoentrepreneurs, s’ils en sont vraiment, et non des salariés déguisés, comme les travailleurs ubérisés.

La nouvelle entreprise n’aurait pas lieu d’être dans les services publics, ceux-ci relevant de la responsabilité de l’État et ne pouvant être axés ni sur la recherche de la rentabilité capitaliste, auquel cas on aurait affaire à un capitalisme d’État, ni sur la maximisation des revenus de leurs travailleurs, quoiqu’ils doivent être associés à leur gestion de diverses manières — sujet que nous n’aborderons pas ici.

Mais sortir du capitalisme, un mode de production vieux de plusieurs siècles et qui a pris une ampleur planétaire, peut paraître un défi insensé, tant il a mis une multitude d’institutions à son service. Il s’est pourtant fortement décrédibilisé, voire discrédité : selon un sondage récent 64 % des Français en ont une mauvaise image [15], et, selon un autre [16], effectué dans 28 pays auprès de 34 000 salariés, 56 % d’entre eux estiment que « le capitalisme apporte plus de mal que de bien ». Mais le système a déjà montré qu’il s’était doté de tous les moyens d’influence possibles et qu’il était prêt à tout pour se maintenir. Et d’abord à réduire à l’invisibilité ou à la clandestinité toutes les alternatives proposées.

Tout porte à croire qu’il faudra donc composer avec le capitalisme pendant longtemps. Dans cette optique les propositions de co-gestion sont sans doute celles qui sont le plus à portée de la main, mais tout en sachant qu’elles ne sont qu’un remède et ne toucheront pas à la source du mal. Les exemples existants montrent qu’elles sont enchâssées dans la recherche de la compétitivité et dans « l’égoïsme d’entreprise », alors qu’une planification est seule à même de répondre aux impératifs, notamment d’ordre écologique, de l’époque. Même dans cette optique il est nécessaire de revoir en profondeur le fonctionnement du système, de revenir sur le rôle que doit y jouer l’État, par exemple avec sa politique budgétaire, monétaire et fiscale. Les propositions de co-propriété des entreprises sont sans doute praticables à petite échelle, dans le sillage des coopératives. Mais c’est bien un tout autre système qu’il faudrait commencer à expérimenter par un pouvoir politique résolu à prendre la situation d’un pays à bras de corps et à faire école. Selon nous il devrait constituer rapidement un tiers secteur, qui, fort de ses atouts, concurrencerait efficacement le secteur capitaliste, entraînerait une forte adhésion sociale, et finirait par envoyer le système capitaliste aux poubelles de l’histoire, pendant qu’il en est encore temps.


[1Les coopérateurs répugnent aussi à risquer leurs faibles économies, au surplus dans une seule entreprise, la leur. Pour des raisons spécifiques, ils sont également réticents à l’autofinancement. D’où une tendance au sous-investissement.

[2Ils doivent posséder au moins une action pour être sociétaires.

[3Il ne s’agit plus de maximiser la valeur pour tous les apporteurs de fonds (actionnaires et créanciers), mais seulement pour les actionnaires, sous forme de dividendes et de valorisation des actions sur le marché financier..

[4Cf. Thomas Piketty, Capîtal et idéologie, Editions du Seuil, 2019, 4° Partie.

[5Piketty propose en outre un plafonnement des droits de vote pour les actionnaires les plus importants.

[6Cf. le modèle Care de comptabilité in Daniel Bachet, Reconstruire l’entreprise pour émanciper le travail, Editions UPPR, 2019.

[7Proposition de Claude Escarguel dans son ouvrage Partager, sinon (Autochton Editions).

[8Cf. Charles Hongrave, Pierre Nicolas et Guillaume Etievanr, dans un texte intitulé « Pour une co-propriété des entreprises », disponible sur le site du Parti de gauche.

[9Cf. la présentation que j’en ai faite dans l’article de mon blog « Notes sur l’entreprise “équitable”, l’entreprise “en co-propriété” et l’entreprise socialiste ».

[10Inutile d’invoquer le fait que le PDG, grâce à son génie particulier, prendra ensuite de grandes décisions « stratégiques » pour l’avenir de l’entreprise, telles que le chois d’une nouvelle technologie ou l’absorption d’une autre entreprise via une offre publique d’achat. De telles décisions ont du être préparées par d’autres (le directeur technique, le directeur financier, etc.), Et les faits montrent qu’elles sont plus souvent des échecs que si elles ont été prises collectivement, au moins par le staff.

[11C’est le modèle que j’avais proposé, en m’inspirant de plusieurs économistes du courant dit « autogestiionnaire », dans mon livre Le socialisme est (a) venir, tome 2, Les possibles, Editions Syllepse, 2004, chapitre 3, « Le financement », avec spécialement la variante 4 de ce financement (p. 110-111). Le Fonds d’investissement y est alimenté par une partie des intérêts versés par les entreprises (l’autre partie rémunérant les services fournis par la banque) et par des bons émis auprès des ménages. Il a été repris sous une forme légèrement différente par Benoît Borrits dans son livre Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, Editions La Découverte, 2018. Les banques ne font plus transiter vers le Fonds une partie des intérêts que leur versent les entreprises, mais lui versent simplement des intérêts pour leurs emprunts à long terme, et les ménages ne sont pas rémunérés par le Fonds, leurs dépôts suffisant, si l’on comprend bien (ce qui supprime un marché du capital de prêt). C’est plus simple, mais encore faut-il qu’ils y fassent des dépôts. Pour le reste, dans les deux cas, le Fonds d’investissement joue un rôle décisif dans la planification : les crédits à long terme peuvent être fléchés et bonifiés (ou réduits).

Le lecteur pourra trouver l’ensemble de mon modèle dans le dernier chapitre « Créer un secteur socialisé » de mon livre précité et dans une Note de la Fondation Gabriel Péri Entre public et privé. Vers un nouveau secteur socialisé, 2011, 60 p., où je traite aussi des chemins d’une transition.

[12La socialisation des risques est importante à la fois pour les entreprises et pour les banques. C’est la raison pour laquelle, selon moi, le Fonds social d’investissement doit être un établissement public, veillant à la solidité des banques socialisées et leur apportant la garantie de l’État. Cf. la Note précitée, p. 15-16.

[13Dans des comités de crédit, comme on en trouve dans le financement solidaire. Cf la Note précitée, p. 27-28.

[14Pour cette distinction fondamentale entre la « société de capitaux » et l’entreprise comme « structure productive » et entité juridique, cf. Danisl Bachet, op. cit., chapitre 4.

[15Sondage Odoxa effectué au mois de décembre 2019.

[16Enquête effectuée en octobre-novembre 2019 par le Baromètre Edelman 2020, et reprise par le Huffington Post.