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Après la gauche

lundi 19 août 2019, par Denis COLLIN

Entretien avec David L’Epée

A certains égards votre thèse sur le dépassement du clivage gauche-droite rappelle celle de Jean-Claude Michéa mais vous vous en distanciez pourtant quant au jugement qui est le vôtre sur les Lumières et le libéralisme politique. Pouvez-vous préciser ce désaccord ?

DC : Michéa est plutôt « anar » et je suis républicain ! Il considère de fait que la faute du mouvement ouvrier fut de s’allier aux bourgeois progressistes ; je considère que cette alliance a produit des avancées vers une sorte de socialisme à l’intérieur du capitalisme, un socialisme très éloigné des rêveries révolutionnaires, mais exprimant le « mouvement réel » par lequel s’opère la transformation sociale. Évidemment, tout ceci a produit un embourgeoisement des organisations ouvrières, mais cet embourgeoisement traduit sans doute ce que disait Costanzo Preve : les classes subalternes ne peuvent pas (ou très difficilement) devenir des classes dominantes. Sur un plan plus historique, les Lumières sont sans doute à dépasser, mais cela demande aussi de les conserver, comme dans tout dépassement dialectique. Je reste également persuadé qu’il y a un bon usage du libéralisme politique qui est, pour une part, compatible avec le républicanisme : libertés personnelles, liberté de conscience, contrôle du pouvoir politique...

A l’instar de certains historiens vous considérez qu’à la veille de la Première guerre mondiale une large partie de l’Occident (à commencer par l’Allemagne) aurait pu évoluer vers le socialisme. Quels sont les indices qui vous le laissent penser ?

DC : Essentiellement la croissance continue des organisations ouvrières, syndicats et partis, en Allemagne bien sûr, mais dans toute l’Europe du Nord, en France, en Italie… Croissance qui va avec l’élévation du niveau d’instruction, les premiers éléments de Sécurité sociale, les lois protégeant les travailleurs, etc. Dès le début des années 1880, en s’appuyant sur les prémisses de ce mouvement qui se développe pleinement deux décennies plus tard, Marx et Engels envisagent tout à fait sérieusement la possibilité d’un passage au socialisme par le moyen d’une république parlementaire !

Peut-on faire un parallèle entre la trahison de la gauche moderne (abandon de la classe ouvrière au profit des minorités, des « communautés », des catégories sociétales) et celle du communisme soviétique à partir du Congrès des peuples d’Orient de Bakou en 1920 (choix de soutenir les mouvements nationalistes et religieux d’Orient plutôt que les mouvements ouvriers d’Occident) ? Ce tournant « progressiste » et ce tournant « réactionnaire » ne procèdent-ils pas d’une même stratégie ?

DC : Il y a des ressemblances en effet. Ceux qui font de l’islam la religion des opprimés et prennent son parti contre les « laïcards » répètent les discours de Roy à Bakou… sans le savoir. Il y a tout de même une différence importante : le congrès des peuples d’Orient visait à desserrer l’étau sur la jeune URSS. C’était un expédient qui n’empêchait pas l’effort des Partis communistes en Occident pour rallier la classe ouvrière au communisme. Rien de tel aujourd’hui. L’islam politique est résolument opposé à toute forme de socialisme et là où il règne le capital s’y porte à merveille. Quant aux « identités » (LGBT, etc.) elles sont des expressions de l’individualisme absolu conforme à l’étape actuelle du mode de production capitaliste.

Plus léniniste que marxiste (du moins sur ce point-là), vous ne croyez absolument pas à la possibilité d’une révolution des opprimés en l’absence d’une avant-garde ou d’une direction constituée d’éléments extérieurs à ces couches populaires. Est-ce à dire que vous déniez toute potentialité révolutionnaire au mouvement des Gilets jaunes ?

DC : Je crois à une révolution des opprimés et je suis inconditionnellement du coté des Gilets Jaunes mais je ne crois pas que les classes opprimées soient à même par leur seule force de renverser l’ordre social existant. Plus que léniniste je serais « gramscien ». Toute l’histoire nous enseigne que les révolutions ne gagnent que parce que le bloc dominant s’est fissuré et que les classes intermédiaires basculent du côté de ceux d’en bas. Ce fut le cas de la révolution française. La révolution russe ne triompha qu’avec l’appui de la grande masse paysanne. Le rôle des classes intellectuelles est également très important. Les Lumières ont été le laboratoire où se sont inventées les révolutions du siècle suivant. Un « bloc historique » à construire en quelque sorte. Marx avait déjà averti : sans les paysans (à l’époque) le solo de la classe ouvrière se transformera en chant funèbre. Ce fut la Commune de Paris. La question est de savoir quels seront les éléments de ce « front de classes » aujourd’hui et demain.

Selon vous Macron est l’homme du thatchérisme à la française, vous le présentez comme « un Rocard qui a réussi ». Qu’entendez-vous par là ?

DC : Disons ce qu’est un peu lapidaire. La ligne Macron combinant le libéralisme économique et certains « signifiants » de gauche est bien celle de Rocard et de la deuxième gauche. Rocard a échoué pour deux raisons : il était empêtré dans son passé socialiste et il est toujours apparu extérieur à l’appareil du PS. Il fallait que l’appareil lui-même devint « rocardien », ce qui s’est fait lentement au cours des 30 dernières années. Si l’on peut rapprocher Macron de Thatcher, les différences sont cependant très importantes. Le thatchérisme aurait pu s’incarner dans Fillon mais il a été éliminé par une coalition du capital financier et d’une fraction de l’État. Macron est un sous-produit de la décomposition du PS et cela lui a permis de gagner.

Notre équipe était il y a quelques mois à Rome pour essayer de comprendre la transition politique à l’œuvre en Italie. Vous revenez dans votre livre sur la dérive puis le suicide de la social-démocratie italienne. Comment expliquez-vous cet échec historique ?

DC : La social-démocratie italienne était incarnée, à la fin du siècle dernier, par le PCI, le plus puissant des PC d’Europe occidentale. Son effondrement a produit le PD, une sorte de chimère en termes biologiques. Le PD s’est voulu un « parti démocrate » sans lien explicite avec la tradition du PCI mais sa base réelle était très largement celle de l’ancien PCI tant socialement que géographiquement. Mais cette base ne pouvait se reconnaître dans le nouveau parti. Pour une part elle a rejoint la Lega suivant des chemins assez proches de ceux qui expliquent que le FN a trouvé dans le Pas-de-Calais rouge une nouvelle terre d’élection. Une autre partie a rejoint les « 5 étoiles » qui est le parti le plus social-démocrate d’Italie par ses propositions économiques et sociales : revenu de citoyenneté, abaissement de l’âge de la retraite, garantie des services publics, grands travaux, écologie… Pour mieux comprendre tout ce processus, il faudrait revenir sur l’histoire du PCI après Berlinguer, le sens de Manipulite et l’avènement de qu’on a appelé la seconde république italienne. En tout cas le sort du PD et de son chef Renzi préfigure ce qui attend Macron et LREM.

Les recommandations du Conseil national de la Résistance (CNR), écrivez-vous, ne sont « pas une vieillerie mais le programme pour demain ». Quelles sont les grandes lignes du programme idéal qu’il faudrait à la France post-Macron d’après vous ?

DC : D’abord et avant tout regagner notre indépendance, décider nous-mêmes. Ce qui implique la souveraineté monétaire. On pourrait garder une monnaie commune pour les échanges au niveau européen mais l’État retrouverait sa souveraineté monétaire et mènerait la politique voulue par les citoyens. Ensuite redonner toute leur place aux services publics et à l’intervention de l’État selon un plan. Il faudrait une banque d’investissement ayant comme but le développement du « tiers secteur » coopératif et un soutien actif à l’agriculture paysanne, principalement biologique, et aux circuits courts, y compris sur le plan industriel. Arnaud Montebourg était loin de ne dire que des bêtises sur ces sujets. Il y aurait aussi beaucoup à faire pour revenir à une école républicaine qui instruise vraiment. Enfin les institutions devraient être démocratisées, et donc sérieusement révisées sur trois ou quatre points clés.

Sans être vous-mêmes collapsologue, vous accordez dans votre livre une certaine importance à la crise écologique, qui se combine selon vous à la crise démographique, à la crise du mode de production capitaliste et à la crise de la civilisation européenne. Pensez-vous qu’un effondrement général est encore évitable ou que le socialisme de demain, tel que vous le préconisez, sera nécessairement un socialisme de crise ?

DC : Je crains que nous ne soyons condamnés à agir sous l’aiguillon de la crise. Mais il vaudrait mieux agir avant l’effondrement général. La prochaine grande crise économique risque de faire de la précédente (2008) un simple galop d’essai et alors les illusions « libéristes » des 40 dernières années se briseront. Quelle que soit l’issue, le socialisme redeviendra nécessaire comme une réponse à la crise. Il faudra prendre des mesures d’urgence dans tous les domaines parce que les explosifs s’accumulent dans les soutes de la société capitaliste. Et dans ces situations on n’a plus les moyens d’être un individu égoïste. L’histoire avance le plus souvent par le mauvais côté.

Vous faites partie de ces marxistes qui voudraient réhabiliter la nation, gage de liberté et de souveraineté. Par ailleurs vous théorisez la synthèse de l’idée socialiste (ou communiste) et de l’idée républicaine. On ne peut s’empêcher de penser, en vous lisant, à la récente initiative de Djordje Kuzmanovic, ancien cadre de la France Insoumise, qui a fondé fin mars un nouveau mouvement politique, République souveraine. Lui apporterez-vous votre soutien ?

DC : Mes réponses précédentes suffisent pour montrer que l’initiative de Djordje Kuzmanovic s’inscrit dans une inspiration assez proche de celle que je soutiens (notamment depuis mon livre « Revive la République » (A. Colin, 2005) L’essentiel est de trouver un moyen de fédérer toutes ces initiatives souvent convergentes.