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Qu’est-ce que la laïcité ? Pourquoi la laïcité ?

mardi 23 juillet 2024, par Olivier VERDUN

À la mémoire de Samuel Paty et de Dominique Bernard

La laïcité en question : où en sommes-nous avec la laïcité ?

Pour répondre à cette question, on peut partir de deux événements tragiques qui cristallisent la crise que nous traversons depuis quelques années : les meurtres barbares de Samuel Paty, en 2020, et de Dominique Bernard, en 2023, tous les deux professeurs dans une école publique et laïque.

Du Chevalier de La Barre à Dominique Bernard 

Ce n’est pas la première fois, en France, que des hommes sont sauvagement tués parce qu’ils ne pensent pas comme les croyants, blasphèment, caricaturent ou enseignent. Si l’on fait un retour non pas vers le futur comme dans le célèbre film mais vers le passé, on se souvient que le 1er juillet 1766, François-Jean LefebvreChevalier de La Barre, condamné à mort par les juges du présidial, est décapité à l’âge de vingt et un ans et son corps jeté au bûcher, pour ne pas avoir ôté son chapeau ni s’être agenouillé au passage d’une procession religieuse lors de la Fête-Dieu et pour avoir détenu par devers-lui le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Cette condamnation pour impiétés et blasphème est la dernière prononcée en France.

Deux cent cinquante-quatre ans plus tard, le 16 octobre 2020, un homme, un professeur, Samuel Paty, était décapité en pleine rue, à quelques mètres du lycée où il enseignait, pour avoir accompli son métier d’enseignant, après avoir été confronté à des pressions et des menaces dont une procédure judiciaire en cours doit déterminer si elles ont été prises à leur juste mesure par les autorités de l’État. Son seul tort : avoir voulu apprendre à ses élèves l’esprit critique, la liberté d’expression et l’importance de la laïcité, en illustrant ses propos de caricatures de Charlie Hebdo. Ce drame a ému toute la France et bien au-delà. Il y a un avant et un après Samuel Paty. Nous sommes dans l’après.

Trois ans après presque jour pour jour, le 13 octobre 2023, un autre professeur, Dominique Bernard, tombe sous les coups de couteau d’un de ses anciens élèves, à la suite de l’appel du Hamas à un « djihad mondial ». L’assassin déclara, au cours de son interrogatoire par le juge d’instruction : « Dominique Bernard était prof de français. C’est l’une des matières où l’on transmet la passion, l’amour, l’attachement du système en général. De la République, de la démocratie, des droits de l’homme, des droits français et mécréants », de tout ce que lui déteste et qui le dégoûte.

Dans les deux cas, les meurtriers étaient très jeunes, 18 ans pour l’assassin de Samuel Paty, 20 ans pour celui de Dominique Bernard.

Du Chevalier de La Barre à Dominique Bernard, on voit à quel point le combat contre le fanatisme et pour la liberté est loin d’être gagné. D’où une question fondamentale : par quelle étrange et tragique farce de l’histoire, la liberté, si durement conquise dans les larmes et dans le sang, peut-elle faire l’objet aujourd’hui d’une telle haine au point de pousser certains à commettre des actes d’une extrême barbarie au nom d’une religion ? Nous les enfants des Lumières, nous découvrons, avec un mélange d’horreur et de stupéfaction, que la liberté de conscience, la liberté d’expression, le droit de blasphémer, le droit d’« emmerder Dieu », pour reprendre le titre du livre de Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, les droits de l’homme, au nom desquels tant d’hommes et de femmes continuent encore à se lever de par le monde, ne font plus sens pour certains de nos compatriotes, comme le montrent plusieurs sondages.

La laïcité, une antivaleur ?

Plusieurs sondages réalisés depuis 2020 par l’Observatoire de la laïcité, le CSA, l’IFOP, proposent un « état des lieux de la laïcité en France » et font ressortir plusieurs constats.

En premier lieu, il apparaît que plus de 71 % des Français manifestent leur attachement profond à la laïcité et estiment qu’elle fait partie de l’identité de la France. La loi de 2004 proscrivant à l’école le port de signes ou de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse est approuvée par 85 % de nos concitoyens.

Ces sondages font apparaître néanmoins un fossé générationnel. En effet, 50 % des jeunes de 18 à 24 ans considèrent que la laïcité est une source de discrimination (contre 36 % des Français), 52 % des lycéens sont favorables au port de signes religieux ostensibles par les élèves à l’école et sont donc opposés à la loi de 2004. Plus des deux tiers des collégiens musulmans déclarent préférer obéir à la loi religieuse plutôt qu’à la loi civile.

La question du droit au blasphème, récemment remise sur le devant de la scène par l’affaire Mila en 2020, clive profondément une opinion lycéenne qui penche contre ce droit pourtant acquis depuis plus d’un siècle (1881) : 52 % des lycéens contestent la liberté de se montrer irrespectueux vis-à-vis d’une religion et de ses dogmes. La critique de la religion est souvent assimilée à du racisme. La liberté d’expression et de création est remise en cause.

En 2015, la perturbation des minutes de silence organisées en l’honneur des victimes de Charlie Hebdo a suscité débats et polémiques sur l’attitude ambiguë de certains élèves à l’égard des attaques terroristes. Quand on demande à des collégiens ou lycéens ce qu’ils pensent des assassinats de Samuel Paty ou de Dominique Bernard, 13 % environ ne condamnent pas l’assassinat de Samuel Paty et estiment qu’il l’avait bien cherché. Que s’est-il passé pour que, en une ou deux générations, une partie de la jeunesse ne s’offusque pas davantage de ce genre d’attentat ?

Une première réponse à cette question est à chercher du côté de la progression, bien documentée, de l’idéologie anglo-saxonne chez les jeunes. Dans son livre, paru en 2017, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Régis Debray étudie la progressive américanisation de la France depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour ce qui est de la religion, l’approche américaine du religieux, fruit des pères pèlerins émigrés, au XVIIIe siècle, d’une Angleterre intolérante et répressive à l’égard des minorités, est très différente de la nôtre. Aux États-Unis, on estime que la séparation du politique et du religieux protège le religieux du politique. En France, à l’inverse, l’État se protège de l’intervention du religieux et protège les citoyens des ingérences religieuses. En sorte que, comme l’écrit Iannis Roder dans son dernier livre, Préserver la laïcité, « l’américanisation des esprits, chez les jeunes, heurte nécessairement l’habitus laïque des générations précédentes. »

La nouvelle génération est imprégnée de cette culture et a assimilé en partie l’imaginaire américain au travers des séries télévisées, des réseaux sociaux qui facilitent l’hégémonie de la culture mondiale dominante, celle des États-Unis. Ce phénomène permet de comprendre la perception de la laïcité qu’a la jeune génération dont l’idéologie se structure autour de deux valeurs fondamentales : le respect et la liberté. La première valeur — le respect — induit une plus grande tolérance à l’égard des comportements minoritaires, des différences, des discriminations, ce qui entraîne une tendance à un respect accru sur la question religieuse. Les jeunes Français sont, plus que leurs aînés, attachés au respect de la croyance religieuse et à la liberté de son expression. La religion est appréhendée non plus comme une opinion comme les autres, une croyance, donc critiquable, mais comme une identité difficilement critiquable en tant que telle. Les jeunes ont du mal à dissocier l’individu de ses croyances, ce qui fait que critiquer une croyance est alors perçu comme une offense.

Le modèle anglo-saxon de tolérance religieuse est davantage plébiscité par les jeunes. Or la laïcité républicaine, n’est pas une simple liberté de religion, une simple tolérance, comme le montre Jean Jaurès : la laïcité est une liberté attachée non pas à la qualité d’individu, mais à celle de citoyen, qui le protège de l’influence religieuse dans la sphère publique. Le modèle français, parce qu’universaliste, est beaucoup plus exigeant.

Outre l’« américanisation des esprits » dont parle Iannis Roder, il faut aussi évoquer, pour comprendre le contexte dans lequel la question de la laïcité s’inscrit, l’offensive islamiste, depuis les années 1970 environ, d’une ampleur inédite ces dernières années, qui cible l’école et, à travers elle, la République, et qui instrumentalise la question du voile pour se diffuser au sein des écoles de la République.

En 2020, Jean-Pierre Obin, qui a été inspecteur général de l’Éducation nationale, sort un livre intitulé Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école. Jean-Pierre Obin alerte depuis 20 ans sur le silence qui règne concernant la contamination islamiste dans la société comme dans l’école faute de lucidité et de courage. En 2004, il avait rédigé un rapport intitulé « Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires », qui alertait le ministre de l’Éducation nationale de l’époque sur le développement des atteintes à la laïcité dans les établissements scolaires. Dans Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, il écrit ceci : « Pendant longtemps, le silence a été la seule réaction : la célèbre formule “Surtout pas de vagues !” a permis pendant vingt ans de mener une confortable politique de l’autruche. J’ai écrit ce livre parce que je suis attaché à la laïcité : ce principe républicain nous protège et protège nos libertés, celle de croire ou de ne pas croire, celle de pratiquer librement un culte, celle de changer de conviction, celle de critiquer les religions ou l’absence de religion et, pour les parents, celle de confier leurs enfants à l’école publique sans crainte qu’ils y soient harcelés ou endoctrinés. J’ai écrit ce livre parce que le temps presse et qu’il y a maintenant urgence à agir. »

Avoir le courage de faire des vagues, c’est d’abord avoir le courage de rompre avec le déni, avoir le courage d’ouvrir les yeux, d’appeler un chat un chat. « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », écrivait Albert Camus en 1944 (Sur une philosophie de l’expression, paru dans la revue Poésie 44). Charles Péguy prévenait déjà, dans Notre jeunesse (1910) : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout, il faut toujours voir ce que l’on voit. » Il serait temps de ne pas fuir le réel et d’accepter de voir ce que l’on voit.

Où en sommes-nous 20 ans après le rapport Obin de 2004 ? On note depuis quelque temps une augmentation significative des atteintes à la laïcité dans les établissements scolaires qui concernent le port de signes et de tenues ostensiblement religieux, mais aussi les refus d’enseignement, qui sont essentiellement le fait des élèves (89 %) mais aussi des parents (6 %) et des personnels. En 2022, 4710 signalements pour atteintes à la laïcité ont été recensés par les services du ministère de l’Éducation nationale, soit une croissance de 150 % par rapport à 2021. En février 2024, il y a eu 336 signalements d’atteintes à la laïcité, dont 16 % concernent les contenus d’enseignement, alors que ces contestations n’étaient que de 4 % en septembre 2023. Ces contestations au nom d’une vérité religieuse concernent les cours d’histoire-géographie, de sciences, d’art et de littérature, d’économie. Une professeure de français a ainsi été accusée de racisme et d’islamophobie pour avoir présenté à ses élèves de sixième un tableau du 17e siècle, Diane et Actéon, représentant des corps de femmes nus. Dans ces conditions, de plus en plus de professeurs du secondaire public disent s’être déjà censurés pour éviter de possibles incidents : ils étaient 36 % en 2018, 49 % en 2020, 56 % en 2022.

Il faut également signaler la résurgence, depuis une bonne quinzaine d’années, d’un nouvel antisémitisme, profond, violent, complètement désinhibé, déjà signalé par Jean-Pierre Obin dans son rapport, qui se traduit par la déscolarisation de l’enseignement public de près des deux tiers des 100 000 élèves juifs contraints d’aller vers l’enseignement privé. À cela s’ajoute, plus récemment, une augmentation de 1000 % du nombre d’actes antisémites en 2023.

La gauche identitaire et la laïcité

Qu’en est-il du rapport de la gauche à la laïcité ? Le rapport actuel de la gauche à la laïcité soulève un véritable paradoxe : d’un côté, la laïcité est intimement liée à la gauche et à ses combats pour la liberté de conscience, la liberté d’expression, le droit au blasphème, la primauté des lois civiles sur les lois divines ; c’est la gauche qui a fait voter la loi Aristide Briand de 1905 de séparation des Églises et de l’État ; c’est Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale dans le gouvernement du Front populaire, qui, en 1937, interdit le prosélytisme religieux. D’un autre côté, progresse, depuis une quinzaine d’années, au sein de la gauche et surtout de l’extrême gauche, une « nébuleuse idéologique » que l’historien Michel Dreyfus appelle la « gauche identitaire et que le sociologue Manuel Boucher appelle la gauche « Anti-Charlie ». Pour le dire très schématiquement, on a d’un côté une gauche universaliste qui défend ardemment la laïcité, la philosophie des Lumières et son idéal d’émancipation, la loi sur les signes religieux de 2004, autour de personnalités comme Élisabeth Badinter, Caroline Fourest, Richard Malka, les philosophes Henri Pena-Ruiz et Catherine Kintzler ; d’un autre côté, une gauche communautariste (LFI, le parti des Indigènes de la République, le NPA, les Verts, des syndicats comme SUD, etc.), qui se méfie des Lumières, qui hésitent entre l’approche islamiste et l’approche anglo-saxonne, une gauche imprégnée par le wokisme et la Cancel culture, hostile à la loi de 2004 et à l’interdiction récente de l’abaya.

Cette « gauche identitaire » a abandonné la matrice idéologique et philosophique d’où l’ensemble des combats d’émancipation est issu. Elle a abandonné la laïcité à la droite et à l’extrême droite, à telle enseigne qu’aux yeux de certains militants, être laïque signifie être de droite, voter pour Éric Zemmour. On a l’impression aujourd’hui qu’une partie de la gauche marche totalement sur la tête, à tel point que les mots, les concepts, les valeurs ont perdu de leur sens et sont dénaturés. On se croirait presque dans le roman dystopique de Georges Orwell, 1984.

Aveuglement, depuis la révolution islamique en Iran en 1979, devant l’islamisme radical et le totalitarisme religieux, au nom du combat contre le capitalisme et le néocolonialisme ; lutte des races et défense des « racisés » qui se substituent à la lutte des classes, l’islam ayant remplacé le prolétariat et les musulmans étant devenus les nouveaux damnés de la terre ; au nom du droit à la différence, le communautarisme et la défense des « identités » ont pris le pas sur l’universalisme. Stéphanie Roza montre, dans son livre La gauche contre les Lumières ? paru en 2020, qu’une partie de la gauche est en train de se renier elle-même en remettant en cause l’héritage des Lumières — le rationalisme, le progressisme, l’universalisme.

Alors que les femmes iraniennes se soulèvent contre le port du voile, des élus insoumis ou écologistes osent parler de « police du vêtement » à propos de l’interdiction de l’abaya dans les écoles publiques et comparent la France laïque à l’Iran. Le signe le plus archaïque de l’oppression des femmes et du patriarcat, le hijab, l’abaya passent pour des vêtements élégants, libérateurs. La laïcité est stigmatisée, accusée d’être islamophobe, raciste, sexiste. Le blasphème est considéré comme un crime contre l’humanité. Le terrorisme serait l’arme des offensés. Au nom de la lutte contre l’islamophobie, on n’hésite pas à manifester, en novembre 2019, avec des imams fanatiques, sous les fenêtres du Bataclan. Des intellectuels, comme Virginie Despentes a pris la défense des terroristes au lendemain de la tuerie à Charlie Hebdo en 2015. D’aucuns parlent même de la « dangereuse religion de la laïcité » (titre d’un article du sociologue franco-iranien Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’EHESS). La liberté d’expression devrait s’effacer devant la liberté religieuse.

Définition

Le mot « laïcité » vient d’un terme grec, laos, qui désigne « l’unité d’une population, considérée comme un tout indivisible. » [1]
L’unité du laos, c’est-à-dire du peuple, est à comprendre par opposition à l’idée d’un groupe particulier, se détachant et se mettant à part. Par suite, « La laïcité est l’affirmation originaire du peuple comme union d’hommes libres et égaux » [2], de sorte qu’est laïque la « communauté politique en laquelle tous peuvent se reconnaître. » Où l’on voit que la notion de laïcité a partie liée avec celle de république, si l’on entend par là « une forme d’organisation de la société et de l’État, dans laquelle le pouvoir appartient à tous, au moins en droit, et s’exerce, au moins en principe, au bénéfice de tous. » [3] En ce sens, république et laïcité renvoient à une exigence d’universalité et de valeurs communes à tous.

La laïcité n’est ni l’athéisme, ni l’irréligion, et encore moins une religion de plus, contrairement à ce qu’on entend trop souvent. Elle n’est pas non plus une philosophie de plus qu’on pourrait discuter à l’envi en vertu de la relativité des opinions (le fameux « a chacun sa vérité » !). La laïcité se définit plutôt comme une un « principe de droit » [4], un « mode d’organisation de la coexistence des libertés dans une association politique » [5]. Elle est un principe ou un ensemble de principes.

Catherine Kintzler propose la définition suivante de la laïcité : « La laïcité est une façon de concevoir et d’organiser la coexistence des libertés, plus particulièrement les libertés d’opinion, de conscience, de croyance » (Qu’est-ce que la laïcité ?) La définition que donne Henri Peña-Ruiz est un peu plus détaillée : « La laïcité consiste à affranchir l’ensemble de la sphère publique de toute emprise exercée au nom d’une religion ou d’une idéologie particulière. Elle préserve ainsi l’espace public de tout morcellement communautariste ou pluriconfessionnel, afin que tous les hommes puissent à la fois s’y reconnaître et s’y retrouver. » [6]

La question de la laïcité est au cœur de la problématique politique. En effet, si l’on définit la politique comme étant tout ce qui se rapporte à l’organisation de la vie collective, à l’exercice du pouvoir et par extension, à la dimension de ce qui est commun ou mis en commun, la question se pose de savoir comment il est possible, dans une société ouverte et pluraliste, de vivre ensemble de la meilleure façon possible, malgré nos différences d’opinions et de croyances. Plus précisément, peut-on fonder une association politique sans référence à un lien ayant pour modèle la croyance religieuse ?

La réponse à cette question est que la communauté politique, la République, l’État n’ont pas besoin d’une référence à la forme préalable du lien religieux, ce qui signifie concrètement que la foi, sous quelque forme qu’elle se présente, n’a pas à fonder ni à faire la loi. Le lien politique n’est donc pas formé par une adhésion, mais par un consentement raisonné (ce point est capital pour comprendre, nous le verrons, la question des valeurs de la République).

Il s’ensuit que ce qui est contraire à la laïcité, ce ne sont pas les religions, mais leur prétention à faire la loi, à s’imposer comme règles civiles, à présenter le lien religieux comme le modèle du lien politique, ce qu’on appelle le cléricalisme. D’où la grande force de la laïcité qui ne protège pas seulement l’autorité publique du cléricalisme, mais qui protège aussi les religions les unes des autres ! De ce point de vue, les religions ont tout intérêt à vivre en régime laïque.

Le concept de laïcité se décline en plusieurs principes :

  1. l’État n’a pas à se soucier du « salut des âmes », comme l’ont notamment établi Spinoza [7] et Locke [8], les convictions spirituelles et religieuses demeurant affaire privée [9] ;
  2. la démarcation entre ce qui est commun à tous (la république) et ce qui relève de la liberté individuelle — le domaine de l’autorité publique (l’État et ses administrations), d’une part, qui incarne l’unité de la communauté de droit ; et l’espace civil, privé, intime, d’autre part, où se déploient les intérêts particuliers ;
  3. une confession particulière ne saurait devenir une norme publique ; l’État — la chose publique (res publica) — est non confessionnel, c’est-à-dire indépendant par rapport aux Églises, de même que les Églises sont indépendantes par rapport à lui ;
  4. la liberté de conscience, de culte, d’examen et de critique ; le droit, en conséquence, pour chaque individu, de pratiquer la religion de son choix ou de n’en pratiquer aucune ;
  5. l’égalité juridique et morale de tous les citoyens quels que soient leurs convictions spirituelles, leur sexe ou leur origine ;
  6. l’État n’a pas d’autre raison d’être que la visée de l’intérêt général et du bien commun à tous.

Principe, norme, valeur

Si la laïcité est un principe d’organisation de la Cité, il convient alors d’expliquer ce qu’est un principe, ce qui le différencie d’une valeur et d’une norme, tout en montrant en quoi il les suppose et les implique. Ces distinctions conceptuelles posent le problème du lien qui existe entre politique et morale. La neutralité confessionnelle et idéologique de l’État laïque se fonde paradoxalement sur des valeurs clairement revendiquées et assumées. Cette neutralité n’est paradoxalement pas neutre, elle n’est pas vide, elle est au contraire engagée. De ce point de vue, la laïcité est à la fois un principe et une valeur, ou un ensemble de valeurs, ne serait-ce que parce qu’elle incarne tout à la fois un mode d’organisation de la société et un idéal politique, juridique, moral.

Principe

Le mot « principe » vient du latin principium, « commencement », dérivé de princeps, « le premier », lui-même venant de primus, « qui commande ». Il désigne, au sens large, ce qui est premier dans l’ordre de l’existence (il est alors synonyme de cause), de la connaissance (il est synonyme de prémisse, c’est-à-dire de point de départ indémontrable d’un raisonnement) ou de l’action (on parle de règle). Si la laïcité est un principe politique et juridique d’organisation de la Cité, cela signifie qu’elle en est le point de départ, la condition de possibilité, ce sans quoi il ne saurait y avoir de république et de démocratie. Le principe de laïcité renvoie à la question de savoir à quelles exigences les règles communes doivent répondre. On peut formuler cette question à la façon de Rousseau : « Qu’est-ce qui fait que l’État est un ? » [10], « Avant donc d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. » [11]

D’un point de vue juridique, la laïcité est érigée en principe constitutionnel. À ce titre, il est premier dans l’ordre des articles (l’article 1 de la loi de 1946 stipule que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ») et surplombe en quelque sorte le bloc constitutionnel (la constitution de 1958 reprend cette disposition dans son article 2 et ajoute : « Elle [La France républicaine] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »). C’est dire que du principe de laïcité découlent tous les autres articles de la Constitution. Il définit donc la façon dont les institutions doivent être organisées pour être justes et permettre la coexistence des libertés. Il ressortit, par conséquent, à une conception générale de l’État, il met en jeu « tout un idéal de la communauté juste, qui fixe clairement les conditions auxquelles l’État demeure bien l’État de tous, sans discrimination ni privilège. » [12]

Norme

Le mot « norme » est souvent confondu avec celui de « principe » ou de « critère ». On l’associe généralement aux notions de loi ou de règle. En effet, la norme prescrit ce qui doit être. Ainsi une norme technique définit-elle ce qu’il faut faire pour qu’un appareil fonctionne correctement. À la différence de la norme juridique qui, du fait de son origine (Constitution, lois, règlements administratifs, traités ou accords internationaux, etc.), de son caractère général et impersonnel, constitue une source de droits et d’obligations, la norme technique n’a pas force d’obligation (on peut ne pas la respecter sans encourir une sanction) et n’a de valeur que particulière (elle vaut pour tel appareil et non pour tous). En termes kantiens, la norme technique se rapproche d’un impératif hypothétique (prudence et habileté). C’est ce qui la distingue notamment de la norme morale qui est censée valoir universellement, c’est-à-dire pour tous (il conviendrait néanmoins de distinguer norme et impératif catégorique).

Mais à la différence du principe, une norme est instituée en référence soit à une moyenne, soit à un idéal, ce qui n’est pas le cas du principe de laïcité qui s’incarne concrètement dans des institutions (l’école, par exemple), des lois (celles de 1905, de 2004…), des règlements et qui n’est pas soumis, du moins pas totalement, aux fluctuations du nombre, des rapports de force, des changements politiques (ce qui ne signifie pas bien sûr que ce principe ne soit pas polémique).

En outre, la notion de norme est souvent utilisée pour prescrire des comportements ou des états jugés « normaux », « contre-nature », « déviants », le risque étant de confondre norme, fait, moyenne, idéal, comme l’a montré Canguilhem dans Le Normal et le pathologique. [13] Ainsi, ce n’est pas parce qu’un comportement, une tradition, une pratique rituelle sont considérés comme normaux, c’est-à-dire communément acceptés, voire imposés par la pression communautaire, qu’ils sont pour autant acceptables, qu’ils doivent s’imposer à tous. Le principe de laïcité ne prescrit aucun comportement et mode de vie particuliers pourvu que ceux-ci soient en accord avec la loi (par exemple, l’interdiction, au sein de l’école publique, du port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse n’entraîne aucune prescription vestimentaire particulière).

Valeur/fondement

Si la laïcité est un principe politique et juridique, la question se pose de savoir ce qui fonde ce principe. Il faut alors distinguer principe et fondement. Un principe, nous l’avons vu, n’est qu’un point de départ. Un fondement n’est ni un principe, ni une cause, ni une origine. À la différence de la cause qui explique un fait, le fondement établit un droit ou un devoir. Il rend raison non d’une origine ou d’un devenir, mais d’une valeur. Le fondement est la « justification nécessaire et suffisante d’un droit, d’un devoir, d’une valeur ou d’un principe, de telle sorte que l’esprit puisse et doive donner son assentiment. Un fondement, c’est donc ce qui garantit la valeur ou la vérité de ce qu’il fonde. » [14], ce sur quoi quelque chose repose, prend appui. Tandis que le « principe donne légitimité ou validité seulement conditionnellement », « le fondement est inconditionnel », « Il est, si l’on veut, le Principe » [15], de sorte que les autres principes lui sont subordonnés.

De cette distinction conceptuelle entre principe et fondement découle l’idée que la laïcité n’est pas une fin en soi, ni même un commencement absolu. Elle se fonde donc sur autre chose qu’elle-même. En effet, qu’est-ce qui justifie son existence en tant que principe et condition nécessaire ? Qu’est-ce qui lui donne sa légitimité ou validité inconditionnelle dans une République ?

C’est là qu’intervient la question des valeurs. La laïcité engage une conception de la communauté politique, de la liberté humaine. Elle se fonde sur un idéal, héritier des Lumières. Elle ne se réduit pas à un principe juridique et à une simple sécularisation de la sphère publique. Loin d’être neutre, elle incarne le choix d’un certain nombre de valeurs qui ne se réduisent pas au triptyque « liberté-égalité-fraternité » : le souci de l’universel, l’autonomie de jugement, le pari de l’intelligence, la confiance de principe dans la raison notamment. Ces valeurs se fondent elles-mêmes sur une certaine idée de l’homme.

Que faut-il entendre, dès lors, par valeur ? L’origine étymologique du mot (du latin valor, de valere, « être fort, puissant ») nous indique que la valeur est le caractère de celui qui est valeureux, qui montre de la force et du courage au combat. Une valeur, c’est ce qui est désirable et désiré, c’est littéralement ce qui vaut en soi ou relativement à quelque chose d’autre, ce qui est posé comme un idéal à atteindre, quelque chose à défendre, ce qui sert de mesure, de critère d’évaluation pour les jugements, pour la conduite de la vie. Dans son sens le plus fort et le plus sublime, c’est ce qui vaut qu’on vive, ce pour quoi la vie vaut d’être vécue, et, paradoxalement, ce qui vaut qu’on meure pour que cette valeur se réalise. 

Cette entrée par l’étymologie pose d’emblée le problème de la subjectivité et de l’objectivité de la valeur. En effet, la valeur présente à la fois le caractère subjectif du désirable et le caractère objectif de l’universel au sens où est valable ce qui mérite d’être désiré.

D’un côté, on peut dire qu’il n’y a de valeur que pour et par le désir, ce que nous rappelle Spinoza dans une célèbre scolie : « Nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n’appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons. » [16]
Ainsi, comment la liberté, l’égalité, la fraternité, par exemple, pourraient-elles valoir, si personne ne les aimait, ne les désirait et ne se battait pour leur rayonnement ? Une valeur, quelle qu’elle soit ne s’impose pas d’elle-même, encore faut-il que des individus, une communauté, une nation, un État aient le courage, la force, la détermination de les faire vivre (on retrouve ici l’étymologie).

D’un autre côté, « La conscience des valeurs n’est telle qu’en tant qu’elle prétend dépasser sa propre subjectivité. La valeur ne nous apparaît pas comme ce qui fait l’objet de notre désir, mais ce qui devrait être l’objet du désir de tous les hommes. » [17].
Ce qui prévaut ici, c’est l’idée qu’il y a bel et bien des choses qui sont désirables en elles-mêmes, qui sont désirées de fait, qui ne le sont peut-être pas encore, mais qui pourraient et devraient l’être. La valeur n’est pas tant ce qui est désiré que ce qui est désirable, ce qui veut dire qu’elle surplombe la conscience individuelle ou collective. Son caractère transcendant et en droit universalisable la situe d’emblée dans le champ de la morale, et pas seulement de l’éthique ! On considère qu’une valeur est précisément ce qui mérite d’être défendu, ce pour quoi il faut se battre, fût-ce parfois en sacrifiant sa propre vie. Certaines valeurs nous apparaissent comme sacrées. À cet égard, il faut rappeler que le sacré n’est pas seulement religieux, puisqu’il désigne la dimension de verticalité, d’absolu, d’exigence qu’on trouve dans l’art, la morale, voire la politique. Non pas ce qui est en amont de la conscience (le sacré religieux, divin), mais en aval, à titre d’horizon, d’idée régulatrice. En ce sens, le sacré désigne ce qui a une valeur absolue, ce qui s’impose de façon inconditionnelle, ce qui ne peut être violé sans sacrilège ou sans déshonneur, ce qui peut justifier parfois qu’on se sacrifie pour lui ! Ce n’est plus le sacré du sacrificateur, de celui qui sacrifie les autres, c’est celui du héros, qui se sacrifie lui-même, ou des braves gens qui seraient prêts à le faire (exemple de Samuel Paty) !

Ces deux approches — la valeur comme ce qui est désiré, la valeur comme ce qui est désirable — soulèvent la question de l’éducation et, d’une certaine façon, de l’articulation de la morale et de la politique. Pour ce qui est du premier point — l’éducation —, il s’agit de savoir ce qui peut rendre la laïcité et les valeurs qu’elle incarne désirables. Force est de constater que tel n’est pas toujours le cas, si l’on en juge par les contestations virulentes dont elles font aujourd’hui l’objet. Ce qui est en jeu ici, c’est la question de l’éducation du citoyen et, plus précisément, de l’éducation républicaine, qui peut se formuler ainsi : comment éduquer le citoyen de telle façon qu’il adhère librement aux valeurs de la République et finisse, comme l’établit Rousseau, par aimer la loi ? Concernant le second point, il s’agit de montrer que le double statut de la laïcité comme valeur et comme principe renvoie au problème fondamental du rapport entre morale et politique. Si l’on définit simplement la morale, à la façon de Paul Ricœur, comme ce qui est obligatoire dans nos rapports avec les autres, on peut dire que la morale est politique par essence parce que nos rapports avec les autres en général sont politiques : ils sont déterminés par le fait que nous vivons dans une cité sous le gouvernement des lois. Rousseau a bien mis en lumière le fondement politique de la morale, après avoir montré la logique qui conduit à la constitution du pacte social, organisant le passage de l’état de nature à l’état civil : « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant […] il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. » [18]

Inversement, la politique suppose la morale : il s’agit de savoir où l’activité et l’organisation politiques trouvent leur fondement et leur légitimité, ce qui revient à se demander ce qu’est la communauté politique. Ainsi, selon Aristote, est proprement politique un type de rapport fondé sur des conceptions morales de l’homme. La cité étant ce par quoi l’homme se réalise lui-même, elle doit être organisée par des hommes libres qui sont des égaux, tour à tour gouvernants et gouvernés. Dire que les hommes sont des égaux, c’est dire qu’ils ont tous la même valeur du point de vue moral

La laïcité et les valeurs de la République

Nous avons défini la valeur comme ce qui vaut qu’on vive, ce pour quoi la vie vaut d’être vécue et, paradoxalement, ce qui vaut qu’on meure pour que cette valeur se réalise. Nous avons souligné le lien entre valeur et sacré. C’est dire qu’il y a des valeurs transcendantes qui nous surplombent, sans lesquelles l’humanité serait indigne de vivre. Ces valeurs correspondent, en partie, à ce qu’on appelle les valeurs républicaines qui sont celles du triptyque formant la devise de la France depuis 1848 : liberté, égalité, fraternité. Il y en a bien sûr d’autres qui sont mobilisées notamment dans l’enseignement : le souci de l’universel, l’autonomie de jugement, le pari de l’intelligence, la confiance de principe dans la raison. Ces valeurs se fondent elles-mêmes sur une certaine idée de l’homme.

La liberté et l’égalité sont à la fois des principes et des valeurs. Elles figurent explicitement dans l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Ce sont des principes juridiques à valeur constitutionnelle qui, à ce titre, sont protégés et limités par la loi.

La liberté

La liberté s’entend ici comme capacité d’agir et de choisir soi-même sans être dominé par quelqu’un. L’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen la définit comme « pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Cette liberté est d’abord celle qui est garantie par la loi. Elle implique l’indépendance de la sphère privée qui limite le pouvoir de l’État à l’organisation de la coexistence des libertés.

La laïcité repose essentiellement, nous l’avons vu, sur trois libertés : la liberté de conscience (croire, ne pas croire, douter, penser, juger…), la liberté de culte, la liberté d’expression des opinions et convictions.

La liberté est une valeur essentielle, car elle fonde la responsabilité et la moralité de nos actes, ainsi que la dignité de l’être humain.

L’égalité

Comme la liberté, l’égalité est à la fois un principe et une valeur. La notion d’égalité peut s’entendre sur différents plans : un plan moral, un plan politique et un plan social.

L’égalité est le principe selon lequel les individus doivent être traités de la même façon. Il s’agit d’une égalité de droit et non de fait, d’une égalité juridique (les individus ont les mêmes droits et obligations au regard de la loi, nul n’est au-dessus des lois).

L’égalité est aussi une valeur morale : égalité en dignité, tous les hommes ont la même valeur, aucun ne vaut plus ou moins qu’un autre. Cette notion d’égalité permet de penser l’unité du genre humain dans une perspective universaliste.

La liberté est indissociable de l’égalité : c’est parce que les autres ont des droits égaux aux miens que ma liberté est limitée par le respect de la leur et leur liberté limitée par le respect de la mienne.

Liberté et égalité peuvent être contradictoires : la liberté absolue est la loi du plus fort ; l’égalité absolue est la négation de la liberté.

La fraternité

{{}}La fraternité est absente de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Elle apparaît pour la première fois dans les textes en novembre 1848, puis dans les constitutions de 1946 et 1958. La fraternité a longtemps été considérée comme une simple valeur morale contrairement aux principes de liberté et d’égalité.

La fraternité se définit comme « un lien existant entre personnes considérées comme membres de la famille humaine » et comme le « sentiment profond de ce lien » (dictionnaire Le Robert). Elle peut être interprétée comme un sentiment d’appartenance qui assure la cohésion de la société et qui détermine une façon d’être (tolérance, compassion, solidarité), comme le souligne Abdennour Bidar [19]. La fraternité repose alors à la fois sur le respect d’autrui et sur la mise en œuvre de la solidarité.

Mais il ne faut pas confondre pour autant la fraternité avec la solidarité : la solidarité est une sorte d’égoïsme bien compris, d’intérêt mutualisé, de calcul raisonnable lorsqu’on cotise à la Sécurité sociale ou qu’on paye ses impôts par exemple. La fraternité est davantage un sentiment fusionnel qui s’éprouve et qui ne se décrète pas, un climat, un état d’esprit également (agir dans un esprit de fraternité).

Alors que la Fraternité apparaît d’abord comme un concept moral, une valeur par conséquent, le Conseil constitutionnel en a fait une norme juridique en la reconnaissant comme un principe a valeur constitutionnelle, en juillet 2018, qu’il oppose au délit de solidarité.

Comment la laïcité s’applique-t-elle ?

Pour comprendre comment la laïcité se décline et s’applique, le mieux est de partir de la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905. Cette loi, votée sous la troisième République, conçue par Jean Jaurès et Aristide Briand, a élaboré la formule la plus radicale de la distinction entre les pouvoirs temporel et spirituel, distinction que le christianisme avait déjà introduite dans Mathieu, XXII : « Rendez à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu ». Cette loi est la consécration institutionnelle du long processus de sécularisation et de laïcisation de la société française depuis les Lumières et la Révolution, et l’accomplissement du vœu de Victor Hugo invoquant à l’Assemblée nationale, le 15 janvier 1850 : « cette antique et salutaire séparation de l’Église et de l’État qui était l’utopie de nos pères et cela dans l’intérêt de l’Église comme dans l’intérêt de l’État (…) l’État chez lui et l’Église chez elle. »

L’article 1 de la loi de 1905 dispose que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » La liberté de conscience est définie comme absolue, c’est-à-dire sans aucune limite. Qu’est-ce que la liberté de conscience ? La liberté de conscience est définie dans le Code pénal de 1881 comme « la faculté pour chaque individu d’admettre ou de repousser dans le for intérieur telle ou telle croyance religieuse ». La laïcité, c’est donc fondamentalement le droit de croire ou de ne pas croire, sans pression.

Est aussi garanti par la loi de 1905 le « libre exercice des cultes », c’est-à-dire « la faculté pour chaque individu de pratiquer sa croyance (…), d’exercer par des actes extérieurs le culte qu’il a choisi » (ibid.). Que faut-il entendre par « exercice des cultes » ? Il s’agit de toute manifestation extérieure de la foi (port individuel d’un signe extérieur manifestant sa foi — kippa, croix, voile… —, lieu affecté au rassemblement des fidèles, conformation à des obligations alimentaires, etc.).

L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 dispose, en outre, que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » Cet article est celui de la séparation qui instaure la neutralité de l’État. Historiquement cet article supprime, des budgets de l’État, toute dépense relative à l’exercice des cultes. La loi rompt avec le régime de Concordat dans lequel vivait la France depuis le 28 messidor an IX (17 juillet 1801) à la suite d’un traité signé entre Bonaparte — Premier Consul — et le pape Pie VII qui reconnaissait la religion catholique comme « religion de la grande majorité des Français ». Le gouvernement nommait les évêques après approbation du nonce apostolique, et les rémunérait. Les clergés protestant et juif étaient également rémunérés par l’État.

La laïcité a partie liée avec la souveraineté politique de l’État et du peuple face à la prétention religieuse à lui ordonner sa conduite, ce qu’on appelle le cléricalisme. Le principe de laïcité conduit donc non à nier ou à dépasser les religions, mais à organiser leur coexistence dans l’espace public et leur compatibilité avec la vie et les institutions démocratiques. Ce qui est contraire à la laïcité, ce ne sont pas les religions, mais le cléricalisme. La laïcité ne protège pas seulement l’autorité publique du cléricalisme, mais elle protège aussi les religions les unes des autres !

La laïcité assure ainsi une souveraineté et une indépendance de la République par rapport au pouvoir religieux. L’État républicain est souverain, l’individu est absolument libre dans ses options spirituelles, l’Église est libre comme toute association qui respecte la loi. La laïcité n’est pas multiconfessionnelle, mais a-confessionnelle ; elle est une mise à distance des croyances et des convictions pour que la puissance publique puisse appartenir en partage à tous les citoyens libres et égaux.

De ce point de vue, la laïcité est une arme contre le fanatisme puisqu’elle repose sur l’idée d’un citoyen conçu comme individu rationnel, éclairé, capable de mettre à distance ses propres convictions pour accepter la confrontation avec des opinions autres et permettre ainsi le débat démocratique.

Topographie de la laïcité

La laïcité se fonde sur la démarcation entre ce qui est commun à tous (la république, l’État et ses administrations) et ce qui relève de la liberté individuelle, de la sphère privée (l’espace civil, privé, intime, où se déploient les intérêts particuliers). Cette démarcation se décline en 4 types d’espaces régis par des règles différentes :

1° L’espace privé

Les libertés fondamentales s’exercent dans le respect des lois (foyer, lieux de culte).

2° L’espace public civil ou social

Espace qui correspond à l’espace de la société civile ; il est le lieu de la coexistence des libertés, ce qui suppose la tolérance ; il est ouvert à la circulation publique, dans lequel peuvent librement s’exprimer opinions, croyances et intérêts (individuels, religieux, politiques, syndicaux…) ; les choses relatives à la croyance et à l’incroyance demeurent privées. Cette sphère intermédiaire est la plus compliquée à gérer. Il s’agit d’une zone grise législative, qualifiée par Gwénaële Calvès d’« empire du droit mou ».

3° L’espace public d’État, les services publics

La neutralité, le principe de réserve s’y imposent : cet espace relève de l’intérêt général, il est laïque ; ses agents ont un devoir de stricte neutralité et doivent respecter la liberté de conscience des usagers à condition que ceux-ci s’abstiennent de toute forme de prosélytisme (religieux, politique ou syndical). On ne peut pas accorder à la puissance publique le droit de jouir de la liberté religieuse dont jouissent les citoyens. Si les ministres ou les professeurs, par exemple, pouvaient afficher leurs cultes dans l’exercice de leurs fonctions, ce geste reviendrait à faire de leurs croyances une affaire publique et à accréditer officiellement une ou des religions. La puissance publique est tenue à la réserve pour que la société civile puisse jouir de la liberté.

La laïcité scolaire bénéficie d’une spécificité en tant qu’organe de l’État : elle est réglée par le principe de réserve qui s’applique au personnel (maîtres, professeurs). Qu’en est-il des élèves ? Pourquoi ne peuvent-ils pas jouir de la liberté civile en matière religieuse ?

On ne va pas à l’école comme on se rend à la mairie ou à la piscine. L’école n’est pas un service. L’école est faite pour instruire. Elle est obligatoire. Elle est aussi un lieu d’intégration et d’égalité. Tolérer une manifestation religieuse de la part des uns, fût-elle vestimentaire (croix, kipa, abaya…), c’est l’imposer aux autres qui ne peuvent s’y soustraire. Pour que personne ne puisse se plaindre d’avoir été contraint de subir une manifestation qu’il désapprouve, il faut interdire le port des signes d’appartenance politique et religieuse à l’école publique. C’est ce qu’a fait la loi de 2004.

L’autre raison, plus essentielle encore, est que les élèves sont, pour la plupart, des mineurs. Leur jugement n’est pas formé. Il s’agit de préserver les élèves de toute pression, extérieure, familiale, communautaire, religieuse, politique, etc. Écarter donc tout ce qui est susceptible d’entraver le principe du libre examen, tout ce qui peut faire obstacle à la libération par la pensée.

4° Espaces « neutres » (Patrick Weil)

La liberté de culte s’exerce soit à titre de simple faculté, soit comme obligation dans les situations où le demandeur ne peut se rendre sur un lieu où pratiquer son culte : les aumôneries dans les prisons, internats, armée, etc. (la loi de 1905 prévoit le financement d’aumôneries par l’État) ; le soutien financier de l’État aux émissions religieuses radiodiffusées et télévisées (assurer la protection de la liberté de conscience dans les lieux clos lorsque des personnes sont empêchées de quitter leur domicile : exemple de France Culture le dimanche matin) ; la possibilité (et non l’obligation !) de servir des repas alternatifs dans le cantines scolaires…

La laïcité permet donc l’expression publique de sa foi personnelle et l’exercice individuel de son culte. On peut se promener avec un vêtement religieux dans la rue, par exemple. L’intégralité de l’espace civil et de l’espace intime jouit de la liberté d’affichage et d’expression dans le cadre du droit commun.

Le principe de laïcité connaît quelques dérives : lorsqu’on veut étendre à l’autorité publique la liberté dont jouit l’espace civil (laïcité « soft ») ; lorsqu’on entend durcir l’espace civil en exigeant qu’il applique le principe d’abstention partout (extrémisme laïque). La laïcité rend possible la liberté d’expression dans l’espace social en astreignant la puissance publique à la réserve en matière de croyances et d’incroyances.

Ce que garantit, interdit, autorise la laïcité en France

Ce qu’elle garantit

  • La liberté de conscience pour chacun, ce qui inclut la liberté de croire ou de ne pas croire, d’avoir ou pas une religion, sans pression.
  • Le droit d’exprimer publiquement ses convictions en respectant l’ordre public et la liberté d’autrui (libre exercice des cultes)
  • La neutralité, l’impartialité, la souveraineté, l’indépendance de l’État et des services publics par rapport au pouvoir religieux ; aucune religion n’est privilégiée ni discriminée.
  • L’égalité juridique et morale de tous les citoyens quels que soient leurs convictions spirituelles, leur sexe ou leur origine.
  • Un enseignement public impartial et gratuit.

Ce qu’elle interdit

  • Le non-respect de la loi en raison d’un principe ou d’une croyance religieux.
  • L’expression par un fonctionnaire de ses convictions religieuses et politiques dans l’exercice de ses fonctions.
  • Dans l’enceinte scolaire publique, le prosélytisme (volonté de convertir autrui à sa foi, d’imposer ses convictions) de la part des personnels, de parents d’élèves ou d’élèves.
  • Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse.

Ce qu’elle autorise

  • L’étude du fait religieux à l’école.
  • La célébration de cérémonies religieuses sur l’espace public, avec autorisation de la préfecture.
  • L’expression de critiques envers les religions, le droit de blasphémer, de faire des caricatures, tant que cela ne devient pas incitation à la haine ou injure envers les croyants.
  • La présence d’aumôneries de chaque religion dans les institutions étatiques (école, prison, hôpital, armée…).
  • L’existence d’un enseignement privé sous contrat avec l’État, qui respecte les programmes nationaux.
  • Des autorisations d’absence pour les fêtes religieuses qui ne sont pas des jours fériés.
  • La mise en place de menus de substitution dans les cantines des collectivités.

Conclusion

La laïcité est un principe qui vise à organiser juridiquement et politiquement la vie commune. Pour cette raison, elle surplombe l’édifice constitutionnel, permet à l’État de légiférer, a force de loi du fait qu’elle est décrétée et appliquée. Mais si la laïcité est bien le nom d’un principe, on ne peut s’en tenir à un simple rappel juridique, sauf à réduire le droit à sa seule dimension positive. La laïcité se fonde, comme nous avons essayé de le montrer, sur autre chose qu’elle-même — une certaine conception de la communauté politique et, plus en amont encore, une idée et un idéal de liberté. Comme le rappelle Henri Peña-Ruiz, « Fonder en dernière instance la démocratie sur la république laïque, c’est prévenir toute dérive susceptible d’aliéner la souveraineté populaire à son exercice irréfléchi, ou aux faux-semblants que peut induire, aux risques et périls de la démocratie elle-même, la détresse d’une époque. La construction juridique s’articule et se fonde ici, en dernière instance, sur une exigence de nature éthique et politique. » [20]

Bibliographie :

Stéphane Aurousseau, Promouvoir la laïcité (en milieu hostile), Double ponctuation, 2023.

Gérard Biard, La laïcité expliquée à la gauche, Hors-série Charlie Hebdo, 2024.

Nicolas Cadène, En finir avec les idées fausses sur la laïcité, les Éditions de l’Atelier, 2020.

Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, GF-Flammarion, 1994.

Catherine Kinzler, La République en Questions, Minerve, 1996.

Catherine Kinzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Vrin, 2014.

Catherine Kinzler, Penser la laïcité, Minerve, 2020.

Guillaume Lecointre, Savoirs, opinions, croyances. Une réponse laïque et didactique aux contestations de la science en classe, Belin, 2018.

Éric Maurin, Trois leçons sur l’école républicaine, Seuil, 2021.

Henri Pena-Ruiz, La laïcité, Textes choisis et présentés, GF-Flammarion, 2003.

Henri Pena-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité ?, Gallimard, 2003.

Henri Pena-Ruiz, Dieu et Marianne, PUF, « Quadrige », 2017.

Stéphanie Roza, La gauche contre les Lumières ?, Fayard, 2020.

Stéphanie Roza, Lumières de la gauche, Éditions de la Sorbonne/La philosophie à l’œuvre, 2022.

Patrick Weil, De la laïcité en France, Gallimard, 2021.


[1Henri Peña-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité, Gallimard, 2003, p.21.

[2Ibid., p.23

[3André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, PUF, 2001, p.504.

[4Henri Peña-Ruiz, op.cit., p.71.

[5Catherine Kintzler, Penser la laïcité, Minerve, 2014, p.12.

[6Henri Peña-Ruiz, op.cit., p.73.

[7Cf. Traité théologico-politique.

[8Cf. Lettre sur la tolérance.

[9« L’État ne doit régner ni sur les esprits ni sur les cœurs. Il ne dit ni le vrai ni le bien, mais seulement le permis et le défendu. Il n’a pas de religion. Il n’a pas de morale. Il n’a pas de doctrine […] il n’interdit que des actions, point des pensées, et pour autant seulement qu’elles enfreignent la loi. Dans un État vraiment laïque, il n’y a pas de délit d’opinion. Chacun pense ce qu’il veut, croit ce qu’il veut […]. » (André Comte-Sponville, ibid., pp.332-333).

[10Jean-Jacques Rousseau, Sixième lettre écrite de la Montagne, Œuvres complètes, Éditions de la Pléiade, t. III, p.806.

[11Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, livre I, chap. V, Édition de la Pléiade, t. II, p.359.

[12Henri Peña-Ruiz, Dieu et Marianne. Philosophie de la laïcité, PUF, 1999, p. 134.

[13Le concept de santé, par exemple, est à la fois descriptif (une certaine disposition et réaction d’un organisme individuel à l’égard des maladies possibles) et normatif (c’est la référence à la bonne santé comme valeur qui conduit à qualifier un état de pathologique ou de normal).

[14André Comte-Sponville, op.cit., p. 252.

[15Marcel Conche, Le fondement de la morale, PUF, 1993, p.24

[16Spinoza, Ethique, III, 9, scolie.

[17Ferdinand Alquié, in Louis-André Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Armand Colin, 1980, p. 379.

[18Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, livre I, chap. VIII.

[19Abdennour Bidar, Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui  ?, Albin Michel, 2016, p. 17-23.

[20Henri Peña-Ruiz, Dieu et Marianne. Philosophie de la laïcité, op.cit., p. 134.