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Retour aux sources pétainistes de la construction européenne. Une histoire de famille « socialiste »

mardi 23 juillet 2024, par Olivier VERDUN

A tous ceux qui ont encore des illusions sur la gauche, sur leparti socialiste notamment, je recommande la lecture du chapitre II du dernier opus d’Aquilino Morelle, La parabole des aveugles, intitulé « Le grand tournant ». Les pages consacrées aux sources vichyssoises de la construction européenne et à l’invention de la globalisation du monde sont particulièrement accablantes pour les socialistes, pour François Mitterrand en particulier. Aquilino Morelle a été conseiller de Lionel Jospin lorsque celui-ci était Premier ministre, de 1997 à 2002, directeur de campagne d’Arnaud Montebourg en 2011 et, l’année suivante, conseiller politique de François Hollande. Depuis 2004, il est maître de conférences à Sciences Po. L’auteur connaît donc bien, de l’intérieur, la famille socialiste. Son livre est une analyse minutieuse des étapes de la propagation du vote FN/RN, avec pour objectif de « comprendre qui furent responsables de cette situation inédite » et d’« esquisser la voie – étroite – pour barrer le chemin de Marine Le Pen vers l’Elysée ». [1]Les « aveugles » auxquels le titre du livre fait référence sont les « mauvais bergers qui ont trompé le peuple sur la question européenne, la question migratoire et la question sociale ». [2] Le chapitre II, qui nous intéresse ici plus particulièrement, est un réquisitoire implacable contre une gauche qui a capitulé face au projet de changer la vie et renié ses valeurs – l’égalité, l’universalisme, la laïcité, la méritocratie, le progrès social, la souveraineté nationale, l’assimilation des immigrés, etc.

Le lecteur ignare que je suis a d’abord été surpris d’apprendre que la philosophie de la construction européenne prend sa source dans le projet politique que Pétain avait baptisé « Révolution nationale ». Selon Aquilino Morelle, « Le pétainisme contribua […] grandement à la formation doctrinale du fédéralisme européen » [3], et ce dès les premières « Journées d’études communautaires »,tenues au Mont-Dore du 10 au 14 avril 1943, au cours desquelles les contours d’une future « communauté européenne » furent dessinés, comme on le voit dans le texte suivant qui ressemble quasi mot pour mot à la définition de la « fédération d’Etats-nations » que Jacques Delors, cinquante plus tard, formalisera : « L’Europe est un ensemble de nations qui pourraient réaliser une communauté. Nous voulons lui donner ses institutions et ses moyens d’existence […]. Aussi les institutions dont il s’agit ne sont-elles viables que si les Etats constituant la communauté délèguent volontairement une part de leur souveraineté – non pas à un État qui exercerait une hégémonie – mais au profit d’un ordre communautaire concrétisé par des institutions fédérales ». [4]Aquilino Morelle rappelle, en s’appuyant sur l’étude d’Antonin Cohen, la continuité idéologique entre le pétainisme et le projet européen : « la matrice de la communauté telle que l’a méditée de Vichy […] a enfanté la construction de l’Europe dont Monnet et Schuman furent les porte-drapeaux ». [5] Ce n’est pas un hasard si le mot « communauté », dont le concept irrigue l’idéologie vichyssoise, se retrouve dans les premières constructions de l’Europe : Communauté européenne du charbon et de l’acier (1951), Communauté économique européenne (1957), Communauté européenne (1992), etc.

Aquilino Morelle se penche ensuite, de façon très détaillée, sur le rôle particulièrement actif qu’a joué François Mitterrand dans la mise en place du fédéralisme européen. Le passé pétainiste de François Mitterrand est bien connu depuis la publication du livre de Pierre Péan,Une jeunesse française. Tout commence en mai 1948, à La Haye, au « Congrès de l’Europe » auquel participe Mitterrand et dont il est ressorti, aux dires de Jacques Delors, « très impressionné ». Ce congrès est volontiers considéré comme le moment fondateur du fédéralisme européen. Aquilino Morelle rappelle qu’à cette époque Mitterrand n’était pas encore socialiste, mais déjà fédéraliste. Il ne le deviendra qu’en 1971 au congrès fondateur d’Epinay. A cette époque, le Parti socialiste était divisé sur la question européenne. Le Parti communiste était souverainiste et opposé à la construction d’une Europe considérée d’abord comme celle du « grand capital », position que le PCF a abandonnée entre-temps. Les temps ont bien changé ! Le choix personnel que fit François Mitterrand de s’engager activement en faveur du fédéralisme européen, un « choix intime, venant de loin » [6], s’explique par sa jeunesse pétainiste et par l’empreinte que son engagement à Vichy laissa sur lui.A la question, longuement exposée par François Mitterrand dans une tribune du journalLe Mondele 1ermars 1968 : « La gauche devra-t-elle opter pour l’Europe contre le socialisme, pour le socialisme contre l’Europe ? », la réponse apportée, on le sait, fut d’opter pour l’Europe contre le socialisme. C’est très exactement ce que continue de faire aujourd’hui le Parti socialiste au travers de son Premier secrétaire, Olivier Faure, et de son candidat aux élections législatives, Raphaël Glucksmann. Plus européiste, atlantiste, va-t-en-guerre qu’eux tu meurs !

Le tournant véritablement fédéraliste s’opéra en mars 1983, à la suite d’un accord entre le président Mitterrand et Helmut Kohl, qui venait d’accéder, en octobre 1982, à la Chancellerie allemande, accord qui entérina le choix de nommer Jacques Delors à la tête de la Commission européenne en juillet 1984 afin de préparer l’Acte unique européen (février 1986). Aquilino Morelle insiste sur le fait que, contrairement à une idée reçue, ce ne furent pas les Etats-Unis qui imposèrent la « globalisation », c’est-à-dire la généralisation mondiale du néolibéralisme, la financiarisation de l’économie-monde, la création d’un grand marché où le capital pourrait circuler librement, la connexion instantanée des acteurs du capitalisme, bref la concrétisation, à l’échelle européenne et planétaire, du processus d’expansion du capitalisme que Marx, dansLe Capital, a bien mis au jour et que les socialistes n’ont fait qu’accélérer. Comment expliquer alors que ce fut l’Europe, et non les Etats-Unis, qui imposa la « globalisation » ? L’interprétation que propose Aquilino Morelle a de quoi heurter un antiaméricanisme de bon aloi. Il eût été plus rassurant, en effet, de penser que l’Oncle Sam était responsable de la financiarisation de la planète. Nous aurions préféré que l’impulsion initiale, la première chiquenaude, fussent données par les Etats-Unis, « premier moteur » en lieu et place du divin fiat. Ce furent bien les fédéralistes français, les François Mitterrand, Jacques Delors, étiquetés comme socialistes, qui, à partir de 1983, façonnèrent la nouvelle Europe, la globalisation, et non Ronald Reagan, Bill Clinton, Margaret Thatcher ou encore Tony Blair. C’est Jacques Delors qui conçut l’Acte unique européen, traité décisif introduisant deux ruptures majeures : « le fédéralisme, avec le passage de la règle de l’unanimité au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil européen ; le libéralisme, avec l’adoption d’une vague sans précédent de près de 300 directives dérégulant l’économie en Europe et l’établissement des ’quatre libertés’ constitutives du Grand Marché – libre circulation des biens, des services, des personnes et, surtout, des capitaux. Un Acte unique qu’accepta volontiers Margaret Thatcher après que Delors lui eut fait valoir que ’c’était son approche, sa philosophie économique, qui avaient été retenues ’ (Jacques Delors) ». Ce traité, qui résume à lui seul ce qu’est aujourd’hui l’Union européenne, eut pour conséquence désastreuse la libéralisation totale de la finance au sein de l’Europe, dont les dirigeants français de l’époque, des socialistes en l’occurrence, sont les principaux acteurs, comme Jacques Delors et Pascal Lamy à la tête de la Commission européenne, Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne, Michel Camdessus, directeur général du Fonds monétaire international, etc.

Sur le plan proprement politique, les effets de cette conversion des socialistes et des élites politiques, toute tendance confondue, à l’idéologie européiste et néolibérale, sont désastreux et expliquent en grande partie pourquoi les classes populaires, les grandes oubliées de la mondialisation capitaliste, reléguées dans ce que Christophe Guilluy appelle la « France périphérique » [7], se sont tournées vers le Front national d’abord, puis vers le Rassemblement national que Marine Le Pen s’est attachée à transformer en profondeur. C’est bien la liquidation, du côté de la gauche, du socialisme et, du côté de la droite, du gaullisme, qui ont permis l’installation de ce que Jean-Claude Michéa appelle l’« alternance unique », à telle enseigne qu’il est souvent très difficile de les différencier tant elles ont en commun leur allégeance à l’économie de marché, au fédéralisme européen et, plus inquiétant ces derniers temps, au jusqu’au-boutisme belliqueux, avec le risque de précipiter l’humanité dans l’apocalypse nucléaire. On est à des années-lumière du pacifisme d’un Jean Jaurès qui a tout fait, au péril de sa vie, pour empêcher la première guerre mondiale. Comme l’écrit Aquilino Morelle, « Mitterrand et Delors avaient liquidé le socialisme en mars 1983 ; Chirac et Juppé firent de même avec le gaullisme en octobre 1995 ». [8]La gauche et la droite vont ainsi entrer dans un face à face, un jeu de miroirs, chacune permettant à l’autre de se définir, et surtout au Front national/Rassemblement national de polariser le mécontentement populaire et la défiance à l’égard des partis traditionnels. Jean-Pierre Chevènement résuma la situation d’une formule lapidaire : « c’est la gauche qui signait et la droite qui ratifiait », indiquant par-là que la droite ne faisait que suivre la gauche, première responsable de la dérive, trop heureuse qu’elle était de « se décharger de ce sale boulot ». [9]

Le Parti socialiste est un parti de caciques et de carriéristes, qui s’est embourgeoisé et volontairement coupé des classes populaires -on pourrait du reste faire le même constat pour d’autres partis de gauche -, sur les recommandations du think tanklibéral Terra Nova, dont le célèbre rapport affirmait en 2011 : « Il n’est pas possible aujourd’hui pour la gauche de chercher à restaurer sa coalition historique de classe : la classe ouvrière n’est plus le cœur du vote de gauche, elle n’est plus en phase avec l’ensemble de ses valeurs, elle ne peut plus être comme elle l’a été le moteur entraînant la constitution de la majorité électorale de la gauche. La volonté pour la gauche de mettre en œuvre une stratégie de classe autour de la classe ouvrière, et plus globalement des classes populaires, nécessiterait de renoncer à ses valeurs culturelles, c’est-à-dire de rompre avec la social-démocratie. » C’est le constat que fait également François Ruffin dans son avant-dernier livre : « La gauche raisonnable, de gouvernement, amené une politique économique, commerciale, qui a détruit le monde ouvrier ! Qui a laminé sa base sociale ! » [10]C’est précisément ce monde ouvrier qui a voté massivement pour le Rassemblement national aux élections européennes et au premier tour des législatives.

Dans ces conditions, Emmanuel Macron, qui a été ministre de François Hollande pendant son quinquennat dont il est le pur produit, incarne parfaitement le glissement inexorable de la gauche vers la droite, si tant est que ces termes aient encore un sens aujourd’hui. [11]Ainsi « l’élection d’Emmanuel Macron représenta l’assomption dont rêvait le camp européiste qui, depuis Maastricht, perdait régulièrement les élections dans les urnes et conservait néanmoins toujours le pouvoir dans les palais de la République ». [12]Il faut rappeler au passage que de nombreux cadres socialistes ont soutenu la candidature d’Emmanuel Macron après la victoire de Benoît Hamon aux primaires du Parti socialiste.

Nous aurons l’occasion de revenir, dans un prochain article, sur l’aspect central du livre d’Aquilino Morelle qui traite de la question « Comment en est-on arrivé là ? » Là, c’est-à-dire l’arrivée aux portes de l’Elysée du parti de Marine Le Pen et de Jordan Bardella, désormais considéré comme le grand favori pour le scrutin présidentiel de 2027. Nous avons déjà en partie examiné, dans les lignes qui précèdent, une des réponses possibles à cette question qui doit trotter dans la tête de beaucoup de gens. Les autres réponses que l’auteur aborde dans les trois chapitres du livre mériteraient d’être complétées par les analyses que proposent Christophe Guilluy et Jérôme Fourquet, pour ne parler que des auteurs les plus connus. Pour pertinent qu’il soit, il manque sans doute au tableau peu amène que dresse Aquilino Morelle de la gauche, du Parti socialiste notamment, une approche plus sociologique sans laquelle il est difficile de comprendre la « droitisation » de la gauche. Il est dommage,en outre, que l’auteur se soit focalisé sur le Parti socialiste et n’ait pas étendu son analyse aux autres mouvements et forces politiques qui constituent l’échiquier politique de la gauche mais aussi de la droite. Cette impasse s’explique sans doute parle parcours personnel de l’auteur qui lui a permis d’avoir une grande familiarité avec la gauche socialiste.

Alquilino Morelle appelle de ses vœux, à la fin deLa parabole des aveugles, un « devoir d’inventaire » : « Renouer avec le peuple implique de dire la vérité concernant mars 1983 et tout ce qui s’ensuivit, d’autant moins aisée que les forces d’inertie demeurent puissantes », « Le PS doit avoir la force de revivifier son passé, se montrer capable ’de chercher la vérité et de la dire’, pour reprendre la définition du courage qu’en donna Jean Jaurès » [13]Sans doute l’auteur pèche-t-il par excès d’optimisme en pensant que le Parti socialiste est réformable et qu’on peut lui redonner une seconde jeunesse. Les illusions sont tenaces. Il reste que ce « devoir d’inventaire » dont parle Alquilino Morelle est plus que jamais nécessaire, à condition qu’il soit étendu à l’ensemble de la gauche.Si l’on croit encore en la possibilité d’une société plus juste, plus décente, comme aimait à le penser George Orwell, si l’on estime, à l’instar d’Albert Camus, que la tâche aujourd’hui n’est pas tant de refaire le monde que d’empêcher qu’il ne se défasse, si l’on est convaincu que le mot d’ordre « socialisme ou barbarie », prôné par Rosa Luxembourg, est plus que jamais d’actualité, il ne pourra y avoir de renouveau d’une pensée de l’émancipation sans un inventaire historique, complet et sans complaisance,sur le pouvoir de nuisance que la gauche a pu exercer au cours de son histoire, mais aussi, bien évidemment, sur ce qu’elle a apporté. Du passé ne faisons pas table rase. La recomposition politique que nous appelons de nos vœux ne se fera pasex nihilo. L’histoire du mouvement ouvrier est riche et instructive, comme le sont les nombreuses élaborations théoriques que cette histoire a inspirées et qu’elles ont, en retour, contribué à façonner.

Olivier Verdun, 18/07/2024


[1Aquilino Morelle,La parabole des aveugles. Marine Le Pen aux portes de l’Elysée, éd. Grasset, 2023, quatrième de couverture.

[2Ibid.

[3Ibid., p. 147.

[4Vers laRévolution communautaire, Sequana, Paris, 1943.

[5Antonin Cohen, De Vichy à la Communauté européenne, PUF, 1992. Cité par Aquilino Morelle, op.cit., p. 148.

[6Aquilino Morelle, op.cit., p.149.

[7Christophe Guilluy,La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014.

[8Aquilino Morelle, op.cit., p.164.

[9Ibid., p. 166-167.

[10François Ruffin,Je vous écris du front de la Somme, éd. Les liens qui Libèrent, 2023, p.54.

[11« Il y a longtemps que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond plus aux grands problèmes de notre temps », Cornelius Castoriadis,Le Monde, 12 juillet 1986. Jean-Claude Michéa reprend la même idée dans Les mystères de la gauche  : « Que peut bien signifier aujourd’hui le vieux clivage droite-gauche tel qu’il fonctionne depuis l’affaire Dreyfus ? Il me semble que c’est avant tout le refus de remettre cette question en chantier – et de tirer ainsi les leçons de l’histoire de notre temps – qui explique en grande partie l’impasse dramatique dans laquelle se trouvent à présent tous ceux qui se reconnaissent encore dans le projet d’une société à la fois libre, égalitaire et conviviale. Dans la mesure, en effet, où la possibilité de rassembler le peuple autour d’un programme de sortie progressive du capitalisme dépend, par définition, de l’existence préalable d’un nouveau langage commun – susceptible, à ce titre, d’être compris et accepté par tous les « gens ordinaires » –, cette question revêt forcément une importance décisive. Je vais donc essayer d’expliquer pour quelles raisons j’en suis venu à estimer que le nom de gauche – autrefois si glorieux – ne me paraît plus vraiment en mesure, aujourd’hui, de jouer ce rôle fédérateur ni, par conséquent, de traduire efficacement l’indignation et la colère grandissantes des classes populaires devant le nouveau monde crépusculaire que les élites libérales ont décidé de mettre en place. »

[12Aquilino Morelle, op.cit., p. 166.

[13Ibid., p. 274.