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Illusions perdues

lundi 12 août 2024, par Denis COLLIN

Il est possible que le mot « démocratie » n’ait pas vraiment de sens. Le pouvoir du peuple est une expression confuse, car on ne voit pas bien comme une entité abstraite comme « le peuple » peut exercer un pouvoir. Les individus peuvent agir, mais pas « le peuple ». « Nous, le peuple », expression fameuse qui commence la déclaration américaine de 1776, ne désigne rien d’autre que les individus assemblés à ce moment-là. J’ai eu l’occasion de souligner la polysémie du mot et les contradictions de l’idée démocratique (voir La démocratie, Bréal 2024). J’ai soutenu que la démocratie ne pouvait guère être un régime politique, mais qu’elle pouvait valoir seulement comme idéal moral, inspiré de la « raison pratique » de Kant. Je voudrais ici aborder le même problème sous un autre angle. Depuis bientôt deux siècles (en comptant large), le socialisme sous ses diverses teintes est progressivement devenu le synonyme de pouvoir des travailleurs, des villes et des campagnes, des travailleurs dépendants et indépendants, bref de tous ceux qui produisent les conditions matérielles d’existence de la société. Avec le marxisme, l’idée s’est même imposée d’un gouvernement des travailleurs, d’une « dictature du prolétariat » qui devait renverser le règne de la classe dominante bourgeoise. Comme la bourgeoisie avait renversé l’aristocratie, le prolétariat devait renverser la bourgeoisie. « L’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes », disait le Manifeste de Marx et Engels, écrit en 1847. Il est cependant à craindre que ce qui fut le carburant idéologique de courants plus ou moins importants, socialistes, communistes, avec toutes leurs divisions et subdivisions, n’ait été qu’une illusion, illusion non dénuée de sens puisqu’elle pouvait consoler les classes dominées de leur misère présente. Le marxisme fut bien, comme le disait Costanzo Preve, une religion à destination des classes subalternes.

En effet, si l’on considère l’histoire sur le long terme, il apparaît que, premièrement les classes dominées ne dominent jamais et que, deuxièmement, ce qui s’est appelé démocratie ne fut jamais qu’une lutte au sein des classes dominantes, arbitrée, plus ou moins, par les classes dominées. Machiavel, le très pénétrant Florentin, a bien vu tout cela et nous donne des leçons que nous pouvons encore suivre.

Athènes fut, dit-on, la mère de la démocratie (c’est un peu exagéré, Amartya Sen a fait à ce sujet quelques mises au point utiles). Mais à Athènes, le peuple est seulement le peuple « statutaire », ni femmes, ni métèques, ni esclaves. Tout au plus un dixième de la population était admis à participer ’à la délibération publique. Et à l’intérieur du peuple, ce sont les familles aristocratiques qui donnaient le ton. Les magistrats et les stratèges en venaient, le plus souvent. Dans la Rome républicaine, la situation était assez semblable. Les grandes familles étaient optimates ou démocrates, mais ce sont toujours les grandes familles qui dominaient. Jules César fut un « dictateur démocratique » selon l’expression de Luciano Canfora. Pour cette raison, d’ailleurs, la « démocratie » romaine fut toujours proche de la guerre civile, car elle était le terrain d’affrontement des diverses factions en concurrence pour l’exercice du pouvoir. Le petit peuple était la masse de manœuvres des grands, même si, parfois, il pouvait faire entendre sa propre voix lors des grands tumultes.

La situation n’est pas fondamentalement différente dans toutes les républiques démocratiques ou aristocratiques que connut l’Italie du Nord au Moyen âge. Mais cette période fut aussi celle de l’affirmation d’une nouvelle classe dominante, la bourgeoisie des villes, organisée dans « Arts » (corporations), très hiérarchisés. Là encore le « petit peuple » (popolo minuto que Machiavel distingue donc de la « infima plebe ») n’a pas voix au chapitre et ne parlons pas des ouvriers exclus de tout pouvoir, sauf dans les quelques jours du soulèvement des ciompi à Florence (1378).

Les révolutions, anglaise, américaine ou française, ne font qu’acter le transfert de l’essentiel du pouvoir à la bourgeoisie qui est déjà, de fait, une classe dominante, avant même d’avoir pu établir une forme de domination qui lui soit propre. Les « niveleurs » anglais, les « enragés » puis les conjurés babouvistes, tous furent écrasés par les bourgeois, y compris les bourgeois radicaux comme les robespierristes. La « démocratie libérale » permet au mieux de réguler les conflits entre les diverses fractions de la classe dominante, elle permet parfois que les revendications sociales soient entendues, mais pas plus. Quand les choses deviennent sérieuses, la classe dominante emploie les grands moyens, les ouvriers parisiens l’ont appris à leurs dépens pendant la « semaine sanglante » (21-28 mai 1871).

Il faut bien constater qu’il n’y a jamais eu de révolution ouvrière. Il y a eu des soulèvements ouvriers, dont les plus mémorables sont la Commune de 1871 et les mouvements révolutionnaires allemands de 1919 à 1923, mais de révolution prolétarienne victorieuse, il n’y en eut point. La révolution russe ne fut « prolétarienne » que dans la phraséologie marxiste. Elle fut le fait de l’armée et des paysans, sous la conduite de ce substitut de grande bourgeoisie qu’était l’intelligentsia russe. La composition sociale du parti bolchévik est l’exacte expression de ce rôle des classes moyennes intellectuelles que l’on retrouve dans toutes les révolutions des pays capitalistes à développement retardataire (Chine, Vietnam, etc.). Le prolétariat glorifié dans l’idéologie soviétique est un pur fantasme, une invention à caractère religieux. Par contre, en organisant l’accumulation primitive à marche forcée, la caste bureaucratique soviétique a fait naître une vaste classe ouvrière exploitée et nullement dominante.

Les ouvriers en lutte peuvent faire trembler le système capitaliste, le pousser à des transformations profondes, mais jamais ils ne l’ont renversé. Tout au plus, un capitalisme étatique remplaça-t-il le capitalisme traditionnel. Il y a, à cela, des raisons de fond. Machiavel le dit bien : dans tout État, il y a opposition entre les grands et le peuple, mais ce qui les distingue, ce sont des « humeurs » : les « grands » veulent gouverner et le peuple ne veut surtout pas être dominé, mais ne veut pas gouverner — les éléments du peuple qui aspirent au gouvernement deviennent des « grands ». On pourrait ici envoyer au travaux de Vilfredo Pareto sur la circulation des élites et la nécessité pour les élites de puiser dans les classes inférieures afin de garantir la stabilité sociale.

Que les classes populaires ne veuillent pas gouverner, cela se comprend bien : elles n’en ont pas le temps parce qu’il faut bien faire bouillir la marmite et produire la vie. On peut faire grève, parfois de longs mois, mais gouverner toujours, c’est impossible. Que la cuisinière puisse s’occuper des affaires de l’État, c’est une fantaisie de Lénine et rien d’autre. Comme dit l’adage, on ne peut être à la fois au four et au moulin.

On trouve chez Lénine, chez Lukács ou chez Gramsci le constat de cette réalité ! Comme le dit Costanzo Preve, « Antonio Gramsci s’en aperçut tout de suite et parla de la révolution bolchevique comme d’une “révolution contre Le Capital” (de Marx). » (voir Histoire critique du marxisme) Lénine l’avait devancé en théorisant dans Que faire ? L’impuissance de la classe ouvrière à saisir le processus d’ensemble et à la conduire à son terme historique, rôle dévolu aux intellectuels bourgeois soudés dans un parti de « révolutionnaires professionnels ». La lecture de cet ouvrage de Lénine est particulièrement instructive puisqu’on y trouve la clé de compréhension du marxisme du xxe siècle. Dans son Lénine et dans Histoire et conscience de classe, Lukács donne une version philosophique plus élaborée du léninisme et la théorie du « parti-prince » et de l’hégémonie de Gramsci va dans le même sens. Pour couvrir cette réalité, on a inventé une philosophie (?), le « matérialisme dialectique » et le « matérialisme historique » dont Preve a dit l’essentiel : « Boukharine publia en 1921, son Manuel, un exposé “populaire” du matérialisme historique, qui était en réalité un salmigondis économiste absolument indigne, comme cela fut observé alors (bien qu’en des termes courtois) tant par Lukács que par Gramsci. La révolution russe cherchait la meilleure autoreprésentation philosophique possible. Le fait est qu’elle ne l’ait pas trouvée et eut recours à une forme particulièrement rigide et grotesque de matérialisme dialectique (un mélange de lois unifiées en vigueur tant dans la nature que dans l’histoire) et de matérialisme historique (une théorie évolutive des cinq stades avec garantie finale du communisme salvateur) est un symptôme certain, analogue aux meilleurs tests de diagnostic médical, de la subalternité de sa base historique. “Dis-moi quelle philosophie tu adoptes et je te dirai qui tu es”. Finalement la philosophie adoptée fut précisément la sécularisation des deux fondements de la pensée primitive […], c’est-à-dire l’unité mythique macrocosme-microcosme et l’invention d’un sujet messianique garantissant une issue finale heureuse. »

Bref, le prolétariat ni le peuple ne peuvent assumer les missions historiques que les intellectuels leur ont assignées. Le seul sujet historique (s’il faut conserver cette expression) est le capital, ce « grand automate » (Marx) dont le mouvement ordonne les individus. Donc de Marx, je garderai toute l’analyse du mode de production capitaliste, toute la théorie du fétichisme, bref tout le capital, mais je laisserai volontiers de côté les élucubrations politiques qui furent partiellement les siennes et que développa le marxisme orthodoxe.

Ces considérations générales ne collent évidemment plus du tout avec les réflexes politiques hérités du « mouvement ouvrier » ou du bon vieux clivage droite-gauche ou encore du conflit progrès versus réaction. Il peut y avoir des mouvements populaires « de droite », « réactionnaires » et des mouvements « progressistes », de « gauche » capitalistes, bourgeois. Et vice versa. Le capital n’est pas réactionnaire par essence, bien au contraire, il est révolutionnaire et ne peut survivre qu’en révolutionnant en permanence les modes de production, en redistribuant en permanence la richesse sociale et la propriété. Le capital exproprie les capitalistes à tour de bras. Les travailleurs indépendants et les petits patrons l’apprennent chaque jour à leurs dépens.

Les classes dominées utilisent ce qu’elles peuvent, ce qui est à leur portée pour résister. Résistance collective quand c’est possible : mais avec un art consommé, la bourgeoise se débrouille pour rendre impossibles ces résistances collectives. On peut interpréter les restructurations industrielles (avec délocalisations massives), l’aménagement du territoire (métropolisation), la transformation de l’habitat, comme autant de moyens pour détruire la classe ouvrière et interdire tout grand mouvement collectif de type grève générale, comme en 1936 ou 1968. À cette entreprise de pulvérisation de la classe ouvrière, la gauche a apporté son concours sans barguigner. Les conséquences sont arrivées : les classes populaires ont déserté la gauche, se sont largement tournées vers le RN et ont bricolé, comme elles le pouvaient, diverses formes de résistance face au rouleau compresseur capitaliste. La sécession des classes populaires dont parle Christophe Guilluy est un processus bien avancé, qui vient d’ailleurs après la sécession des élites (voir C. Lasch, La révolte des élites).

Cette sécession ne se forme pas sur un terrain idéologique bien défini, sinon celui de l’idéologie dominante qui est celle du « démerde-toi » dans des conditions de survie. Car quiconque garde les yeux ouverts sait que le pays va mal, que la situation réelle des campagnes se dégrade sérieusement, et que « ceux qui restent » (voir Benoit Paquot) n’ont pas un avenir brillant devant eux, même si ici et là on trouve des pôles de résistance. Les « Gilets jaunes » ont été une bonne expression de l’état d’esprit des classes populaires, de leurs capacités d’action, mais aussi de leurs divisions et de leur impuissance aggravée par les tentatives de « gauchissement » du mouvement. Il y a aussi dans ces classes populaires d’incontestables manifestations de racisme, mais qui n’ont rien d’exceptionnel et ne sont pas la base des réflexes électoraux et politiques. Par contre, il y a une détestation de l’assistanat qui est la détestation de ce dont beaucoup se sentent menacés, détestation d’autant plus forte que les partis de gauche ont fait de l’assistanat l’alpha et l’oméga de leur politique sociale, en lieu et place de la défense de « l’honneur des travailleurs », un slogan souvent repris dans les manifestations de Gilets jaunes. Les assistés sont des « branleurs » et les assistés votent à gauche — François Ruffin raconte tout cela très bien dans sa lettre écrite du front de la Somme. Comme statistiquement les immigrés pointent plus souvent aux dispositifs de l’aide sociale que les autres, la détestation de l’assistanat se transforme en détestation des immigrés.

Quand Mélenchon dit : « on leur a proposé le SMIC à 1600 € et les cantines gratuites et ils continuent de voter RN », on sent immédiatement la morgue de la dame patronnesse mécontente que les pauvres ne soient reconnaissants pour ses bonnes œuvres. Ce « césariste » attardé pense encore qu’on peut acheter les pauvres en distribuant l’annone et des espèces sonnantes et trébuchantes, comme les aristocrates romains pensaient qu’il fallait faire pour obtenir les suffrages populaires. Mais le fait de ne pas se laisser appâter par des promesses électorales dont toute l’expérience passée montre qu’elles n’engagent que ceux qui y croient, est la preuve d’une certaine maturité politique.

L’identification des classes populaires avec la gauche est à peu près terminée, si toutefois elle n’a pas toujours relevé de l’illusion d’optique. Les classes populaires constituent l’immense majorité de la population en 1950, 1970, 1990, etc., mais on sait bien que la majorité des travailleurs est loin d’avoir toujours voté à gauche. Plus, le décrochage est déjà ancien et remonte au moins au début du « règne » de Mitterrand. Pourtant, il n’est nul besoin de faire de grandes leçons pour expliquer aux « gens ordinaires » que ceux qui font pousser l’avoine ne sont pas ceux qui la mangent ! Beaucoup savent que la gauche est incapable de changer les rapports sociaux en faveur de ceux qui travaillent et se méfient des beaux parleurs qui sont surtout bons à provoquer un chaos que paieront, comme d’habitude, ceux d’en bas. On oublie que longtemps les ouvriers français ont été plutôt anarcho-syndicalistes que « marxistes ». La méfiance à l’égard des politiques et des bavards du parlementarisme est ancrée dans notre histoire. Le politique, c’est le domaine des gouvernants et il reste au peuple à contester, à râler, à essayer de passer entre les mailles du filet que tend le système ou à se révolter pour de bon sans que ces révoltes, par elles-mêmes, puissent déboucher sur des changements radicaux

S’il n’y a plus de « sujet révolutionnaire », la question politique se repose très différemment de ce dont nous avions l’habitude — quand je dis « nous », j’entends ceux qui viennent de la « gauche » et de la tradition marxiste. Il s’agit de redéfinir ce que doivent être les axes d’une politique juste, en admettant que la justice est la vertu cardinale des systèmes politiques, et, à partir de là, on peut essayer de dégager une orientation politique pratique, des alliances sociales, des mouvements, des organisations. Mais il faut commencer par les principes. J’ai montré les difficultés que rencontre la définition de ces principes dans mon dernier livre, La démocratie (Bréal). Il y a tout un travail à approfondir dans cette direction. Mais dans le même temps, il nous faut une analyse précise et des connaissances (qui nous manquent encore souvent) sur l’état réel de notre société.

Le 12 août 2024