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Où est passé le sujet révolutionnaire ?

lundi 26 février 2018, par Denis COLLIN

Quand on parle de révolution, même s’il s’agit d’une « révolution citoyenne », on la pense comme une tâche à accomplir et on doit penser quel sujet est à même de conduire ce processus. D’où les discussions qui se mènent depuis quelques décennies sur le « sujet révolutionnaire ». Je voudrais ici me contenter de montrer que cette problématique doit être tout simplement abandonnée.

Une vieille histoire

Longtemps confinée à des débats byzantins entre rescapés du marxisme, la question du « sujet révolutionnaire » est tout sauf une question sans portée pratique. Dans les tiraillements entre les divers groupes de gauche ou au sein de la France Insoumise cette question est sous-jacente. La tradition marxiste (dans toutes ses composantes) faisait du prolétariat ou de la classe ouvrière le sujet révolutionnaire par excellence. C’est le prolétariat, seule classe révolutionnaire « jusqu’au bout » qui était chargé d’exécuter la sentence que l’histoire avait prononcée contre le mode de production capitaliste. Mais il fallut assez tôt déchanter : la classe ouvrière n’était pas composée que de working class heroes ! Une grande majorité des ouvriers semblait ne chercher qu’améliorer sa situation à l’intérieur du mode de production capitaliste. Lénine en tire les conséquences dans Que faire ? (1902) : la classe ouvrière (la classe « en-soi ») est spontanément trade-unioniste » et elle ne peut devenir révolutionnaire (classe « pour-soi ») qu’en se plaçant sous la direction du parti révolutionnaire regroupant d’abord les intellectuels petit-bourgeois qui, de par leur situation sociale, possèdent le point de vue de la totalité du processus historique.

Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate [i.e. révolutionnaire communiste, DC]. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. De même en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie surgit d’une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes. A l’époque dont nous parlons, c’est-à-dire vers 1895, cette doctrine était non seulement le programme parfaitement établi du groupe "Libération du Travail", mais elle avait gagné à soi la majorité de la jeunesse révolutionnaire de Russie.

Contradiction flagrante qu’il a fallu effacer, atténuer, rendre confuse en parlant de « contradiction dialectique » pour faire tenir en un tout le primat de la construction du parti révolutionnaire et l’affirmation du rôle dirigeant de la classe ouvrière dans le processus révolutionnaire, cette deuxième affirmation n’étant là que pour justifier la première : la classe ouvrière dirige le processus historique, et donc puisque la classe ouvrière n’est classe « pour-soi » consciente d’elle-même que par le parti, il s’ensuit que le parti doit diriger le processus historique. Les « marxistes révolutionnaires », « bolcheviks léninistes » et autres « marxistes léninistes » sont restés prisonniers de ce schéma qui servit souvent comme justification de la domination de la bureaucratie sur le mouvement ouvrier ou comme idéologie de la caste bureaucratique au pouvoir en URSS puis dans les autres pays du prétendu « socialisme réel ».

On a cherché des sujets révolutionnaires de remplacement. Ce fut la paysannerie des pays capitalistes à développement retardataire, dans le cas du maoïsme qui théorisa l’encerclement des villes par les campagnes. Aux alentours de 1968, la jeunesse fut pensée comme la nouvelle « classe révolutionnaire » chargée de la critique contre la société bourgeoise répressive. Ou encore, selon les théoriciens de la Ligue Communiste du début des années 1970, la nouvelle « petite bourgeoisie radicalisée » qui faisait suite à la « nouvelle classe ouvrière » de Serge Mallet et des penseurs du PSU.

On le voit, les théories du nouveau populisme (Podemos ou France Insoumise) ne sont pas la dernière fraicheur. Elles ont à peu près un demi-siècle ! Selon Hegel, la conscience ne s’envole qu’au crépuscule et donc des philosophes comme Laclau ou Chantal Mouffe, en envoyant balader Marx et le marxisme, ne feraient qu’exprimer des processus historiques en cours depuis longtemps… Admettons ! Mais ici ce n’est plus au crépuscule que l’oiseau de Minerve s’envole mais en plein cœur de la nuit.

Si la classe ouvrière n’a pas fait la preuve qu’elle était le bon « sujet révolutionnaire », force est de reconnaître que ses remplaçants prétendus n’ont pas fait mieux. Les paysanneries du « Tiers Monde » n’ont été que les masses de manœuvre des couches petites bourgeoises intellectuelles agissant comme substitut d’une bourgeoisie nationale absente ou réduite à une bourgeoisie « comprador ». Le résultat en a été partout, de la Chine à Cuba et au Vietnam, l’édification de régimes bureaucratiques oppressifs qui apparaissent comme la transition entre le capitalisme et le capitalisme, ainsi que le montrent clairement les cas chinois ou vietnamien ou la transition en cours à Cuba. En Europe et aux États-Unis, la petite bourgeoisie radicalisée et les nouvelles classes intellectuelles sont passées de la révolution à la « social-démocratie libertaire » (Michel Clouscard) et ont remplacé les luttes sociales par les luttes sociétales, compléments nécessaires du démantèlement de l’État social et de l’avènement, sous couvert de libéralisme, du pouvoir sans limite du capital.

Le « peuple urbain » et les « 99% »

Issus du mouvement des « indignés » et des luttes contre les expulsions, Podemos a, le premier, théorisé non seulement l’abandon du clivage droite-gauche mais, et c’est le plus problématique, l’abandon du primat de la lutte des classes au profit de l’opposition entre le peuple (les 99% !) contre la mince oligarchie financière. La France Insoumise est la mise en œuvre, dans les conditions nationales françaises, d’une stratégie du même type. Dans L’Ère du peuple, Jean-Luc Mélenchon a défini les soubassements théoriques de sa stratégie en affirmant lui aussi que la lutte de classes n’est plus le moteur de l’histoire et que c’est maintenant l’humanité tout entière qu’il s’agit de rassembler pour une « révolution citoyenne », un peuple qui est surtout « le peuple urbain », le rassemblent de toutes les couches « en mouvement », un rassemblement qui ressemble furieusement, pour ceux qui ont connu cette époque, aux « nouvelles avant-garde larges ayant rompu durablement avec le réformisme », inventées par Daniel Bensaïd en 1971-1972. Il faut d’ailleurs noter que, dans sa campagne électorale, Jean-Luc Mélenchon ne s’en est pas tenu à ses propres textes théoriques et que ses discours ont marqué une forte inflexion « à gauche », vers le discours ouvrier traditionnel et vers la lutte des classes « à l’ancienne », la « révolution citoyenne » se révélant comme un mot d’ordre à peu près vide.

Si Podemos et la France Insoumise sont des mouvements intéressants auxquels il faut apporter son soutien parce qu’ils sont porteurs, éventuellement, d’une véritable recomposition politique, on doit de dire que leurs théorisations sont particulièrement hasardeuses et même franchement fausses. Et que cela finit par se payer au prix fort.

Les « 99% » sont certes sympathiques. Il est agréable de penser que 99% de la population est potentiellement opposée à 1% d’exploiteurs, mais ce mythe fondateur de Podemos ou d’Occupy Wall Street n’est qu’un mythe. La classe dominante ne reste dominante que parce qu’elle s’appuie sur des classes subalternes dont les intérêts immédiats sont directement liés à ceux de la classe dominante. Toute la masse des classes moyennes supérieures, managers de tous poils, cadres commerciaux, traders petits et grands, tous ces « start-upers » qui se rêvent en Bill Gates, n’ont rien à faire d’une « révolution citoyenne ». Ils veulent payer moins d’impôts sur le revenu, continuer de rouler dans leurs berlines, allemandes de préférence, et profiter des joies de la vie bourgeoise enfin libérée des conventions de la vieille bourgeoisie patrimoniale. Et ces gens-là sont nettement plus de 1% ! Formés et même formatés idéologiquement dans les écoles de commerce, ce sont ceux qui tiennent le haut du pavé. LREM représente jusqu’à la caricature ces gens-là, cette classe de « crétins éduqués », comme le dit Emmanuel Todd, qui sont complètement acquis aux bienfaits des inégalités sociales et veulent surtout se protéger contre toute nouvelle poussée des « partageux ». Combien sont-ils ? En prenant les statistiques de Thomas Piketty, on considère comme membre de cette classe les individus ayant plus de 6100€ de revenu mensuel brut et/ou un patrimoine de 768000€. Selon cette définition, il y a en France environ 4,5 millions d’individus qui appartiennent à cette classe, ce qui fait nettement plus de 1%... Ce sont ces classes qui ont le poids politique le plus important, et de très loin. Et si certains membres de ces classes peuvent être des « alliés » du « petit peuple », dans leur ensemble, elles en sont les ennemies décidées. Les lecteurs de Machiavel, un auteur bien plus intéressant que Laclau et Mouffe, savent bien que l’antagonisme entre le peuple et les grands se double d’un antagonisme entre le « popolo grasso » et le « popolo minuto » (voir son Histoire de Florence et l’analyse que j’en fais dans Comprendre Machiavel).

En vérité la sociologie sommaire des Indignés ou de L’ère du peuple, a le gros tort d’être de la sociologie qui additionne des torchons et des serviettes. Elle oublie que même dans le popolo minuto existent des contradiction sérieuses entre les diverses couches qui le composent. Les belles âmes qui défendent l’immigration et les « no border » se heurtent directement aux intérêts immédiats des ouvriers et des chômeurs « nationaux » qui voient les immigrés comme des concurrents immédiats. Ce que Mélenchon a reconnu, au grand dam de tous les gauchistes « no border » ? C’est d’ailleurs ce que répète à qui veut l’entendre Djordje Kuzmanovic, porte-parole de la France Insoumise pour les questions internationales. Les petites classes moyennes urbaines n’ont pas toujours des intérêts convergents avec les paysans appauvris que l’Union Européenne veut liquider. La sensibilité de la France Insoumise au mouvement Vegan, un mouvement animé fondamentalement par la haine du petit-bourgeois urbain contre les « ploucs », est aussi un bon marqueur des « contradictions au sein du peuple » comme aurait dit le président Mao…

Quel est donc le vrai « sujet révolutionnaire » ?

Le problème de fond est que cette affaire de « sujet révolutionnaire » est pensée de manière totalement idéaliste et qu’un petit stage à « l’école de Marx » ne ferait de mal à personne. Les révolutions ne sont pas des projets qu’un sujet devrait accomplir, pas plus les révolutions prolétariennes que les révolutions « citoyennes ». Les révolutions sociales sont des transformations généralement lentes de toute la structure sociale et des mentalités. Les révolutions politiques sont seulement des épisodes violents qui interviennent dans ces processus lents. Et ces révolutions politiques ne peuvent être « préparées » par quelques conspirateurs ou quelques mouvements révolutionnaires. Si on admet l’idée (marxienne) que les hommes font eux-mêmes leur propre histoire, mais dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies, on doit partir non pas de « projets révolutionnaires » mais des besoins quotidiens des individus et ceux-ci ne se mettent jamais en mouvement pour « faire la révolution » mais pour défendre leurs acquis, pour conserver ce qu’ils ont et pour tenter de mener une vie décente.

Le seul « sujet révolutionnaire », c’est le capital. Le capital, ce grand automate mu par un seul « carburant », la « valorisation de la valeur », pour reprendre la formule de Marx, laquelle n’est possible que par l’extorsion du travail gratis, sous forme de plus-value. C’est le capital qui révolutionne en permanence le mode de production et les rapports sociaux de production : de la manufacture à la fabrique, de la fabrique à l’usine fordiste puis au toyotisme. C’est le capital qui opère la mondialisation de la division du travail aussi bien que l’excroissance monstrueuse de la sphère financière. Le règne du capital, c’est bien la révolution permanente ! Et c’est pourquoi, en dernière analyse, la contradiction fondamentale du mode de production capitaliste est la contradiction fondamentale de la formule du capital, la transformation du travail vivant en travail mort (voir mon Introduction à la pensée de Marx, à paraître aux éditions du Seuil, avril 2018). En défendant ses conditions de vie contre les empiétements incessants du capital, le prolétariat reste le môle de résistance le plus constant et le facteur d’ordre ultime.

Le capital est parfaitement compatible avec tous les mouvements « sociétaux » qui finissent par fournir de nouveaux champs d’investissement capitaliste. Ainsi la GPA nourrit d’ores et déjà un petit business lucratif et parfaitement mondialisé. Les revendications écologiques, toutes justifiées qu’elles soient, produisent un « capitalisme vert » important (éoliennes, panneaux photovoltaïques, etc.). Il n’y a qu’une chose à laquelle le capital ne peut renoncer, sous peine de mort : l’extraction de la plus-value, c’est-à-dire précisément ce qui précipite l’humanité vers la barbarie et vers la mort.

C’est seulement en replaçant au centre des préoccupations politiques la défense des « acquis sociaux » que peut se nouer une véritable alliance de tous les exploités et de tous les opprimés qui pourrait imposer des réformes de structure anticapitalistes ouvrant la voie à une transformation, nécessairement progressive, vers quelque chose que l’on pourrait appeler socialisme ou communisme. Le gouvernement Macron nous donne une bonne leçon de « marxisme vieux style ». Ses axes : liquidation du code du travail, liquidation des statuts « protecteurs » et de la fonction publique, liquidation du statut des cheminots, privatisations tous azimuts. Dans cette bataille, la « souffrance animale » et autres gadgets tant appréciés dans certains secteurs de le France Insoumise ne trouve aucune place. Et quand Jean-Luc Mélenchon dit, à juste titre, qu’il faut rompre avec les traités européens, il faut tout simplement se préparer à en tirer les conséquences : rupture avec l’euro et retour aux frontières – pas de « no border » !

Ce n’est pas refaire du prolétariat un « sujet révolutionnaire ». C’est seulement revenir au mouvement réel qui abolit l’ordre existant. La loi qui limite la durée légale du travail et la loi qui institue les conventions collectives ne sont nullement révolutionnaires par elles-mêmes et il n’est pas besoin de discours révolutionnaires pour les défendre. Mais ce sont des lois qui en limitant la concurrence que les ouvriers se font entre eux pour vendre leur force de travail constituent précisément un début d’accomplissement pratique de l’abolition du salariat. Quand on défend les services publics ou la sécurité sociale, on défend le bon vieux principe communiste, « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Quand on entend planifier le développement en fonction des besoins de la population (besoins écologiques autant que besoins en bien durables) on revient à l’idée d’une planification qui permet que les hommes ne soient plus les esclaves de la puissance aveugle de leurs propres échanges. L’alliance populaire et nationale autour de ces axes stratégiques permet à chacun de se positionner et par ce critère du mouvement réel on peut voir du même coup ce qui n’a rien à faire dans un programme politique socialiste ou communiste aujourd’hui.