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Note de lecture : Tony Andréani, Le « modèle chinois » et nous

dimanche 30 septembre 2018, par Denis COLLIN

Bien qu’il se défende d’être un spécialiste de la Chine, Tony Andréani la connaît pour y avoir voyagé, fait des conférences, noué de nombreux contacts dans les milieux universitaires et consacré un certain nombre d’articles et de conférences (comme celle qu’il a donnée à l’université populaire d’Évreux). Son dernier ouvrage, Le « modèle chinois » et nous est une synthèse précieuse de l’état des réflexions de l’auteur qui a longtemps travaillé sur les modèles de socialisme et a consigné le résultat de ses recherches dans plusieurs livres dont l’ouvrage en deux volumes, Le socialisme est (à)venir. Pourtant il ne s’agit pas de faire de la Chine le modèle du socialisme (un modèle à suivre donc) mais de comprendre comment fonctionne le système socio-économique de la Chine, au-delà de l’abondance des données empiriques et des préjugés – fort nombreux en ce qui concerne l’Empire du milieu.

La modélisation permet à Tony Andréani de modéliser le fonctionnement des rapports sociaux et économiques en Chine et de les définir comme ceux d’une économie mixte que l’auteur rapproche de la NEP impulsée par Lénine dans les premières années de la révolution, quand il a fallu en rabattre des prétentions à passer directement au communisme. La politique économique chinoise peut également être caractérisée comme un keynésianisme conséquent. Ce système mixte est conçu comme allant dans le sens du socialisme. Tony Andréani commence par montrer les succès impressionnants du « modèle chinois » : croissance forte et soutenue qui a permis une très importante augmentation du niveau de vie de la population, élévation considérable du niveau d’instruction, développement technologique qui, sur certains segments, a non seulement permis à la Chine de rattraper les pays capitalistes avancés mais parfois même de les dépasser – par exemple dans le domaine de l’informatique, des TGV ou de la production d’énergies renouvelables.

Ensuite, l’auteur montre le caractère « socialiste » des principes sur la base desquels fonctionne la Chine. C’est dit-il, « l’ébauche d’un socialisme de (avec) marché ». Pourquoi « socialisme » ? Non pas en en raison des rapports de propriété mais à partir d’une série de critères : prédominance des choix collectifs, existence d’une planification (très différente de la planification soviétique d’antan), existence de services publics, diversification des formes de propriété en adéquation avec le développement des forces productives, financement des entreprises par un système perfectionné de crédit et non par le marché des actions, distribution resserrée des revenus du travail et du capital, législation du travail encadrant fortement la concurrence. On peut contester la manière dont la Chine satisfait ou non à ces critères, mais on admettra qu’ils sont une bonne définition de ce qui pourrait caractériser une transition vers le socialisme (sauf à rêver d’un grand soir qui fait table rase du passé et bouleverse d’un coup toute la condition humaine).

Le livre de Tony Andréani n’est pas une apologie de la Chine. Il ne cache pas les faiblesses du régime, à la fois avec le développement incontrôlé des inégalités et les menaces qui pèsent sur la proprétié publique, car les composantes de ce « mixte » ne font pas toujours bon ménage. Laissé à sa propre dynamique, le marché tend à subvertir les décisions collectives et la planification. Plus fondamentalement, c’est l’objectif de la croissance illimitée qui est problématique, tout simplement compte-tenu de ce que la planète peut fournir. Pour amener la Chine au niveau des États-Unis, il faudrait en gros cinq planètes et la Chine en consomme actuellement 2,1…

Sur la ligne dont Tony Andréani fixe le point de départ au Plenum du Comité central de la fin 2013 (« vers une nouvelle normalité), la Chine pourrait se transformer en une société de type singapourien. Les campagnes de moralisation de la population ne peuvent évidemment contrebalancer le triomphe des pratiques marchandes et du règne de l’argent.

Le dernier chapitre aborde le « et nous » du titre. En quoi le « modèle chinois » pourrait-il nous inspirer ? Tony Andréani commence par montrer que nous devrions nous inspirer des Chinois par un retour au keynésianisme, lequel est impossible dans le cadre actuel de l’UE. Il faudrait donc « reprendre nos billes », et notamment notre monnaie, notre banque centrale et l’autonomie budgétaire. Il discute la possibilité d’une monnaie commune parallèle à la monnaie nationale et qui pourrait sauver ce qui mérite de l’être de la construction européenne. Il s’agit de déterminer quelles formes de protectionnisme sont efficaces mais aussi de relever la compétitivité du travail par la recherche scientifique et technique. Les nationalisations seraient également un instrument d’action dont l’État souverain devrait se ressaisir.

En annexe, Tony Andréani publie quelques articles et études publiés dans différentes revues. Il affirme en introduction qu’on peut en omettre la lecture, mais il me semble que ce serait une erreur (sauf pour ceux qui les avaient déjà lus !).

On peut penser que Tony Andréani fait une confiance assez exagérée dans la volonté du Parti Communiste chinois de construire à terme une société véritablement communiste. Il imagine ce qu’il dirait aux dirigeants chinois pour corriger les faiblesses et les erreurs du cours pris la direction du Parti et de l’État. Mais je crois que, même en tant qu’expérience de pensée, cette tentative échoue. La direction prise par Xi Jinping tourne assez radicalement le dos à une évolution vers un système socialiste. Xi Jinping veut se donner du temps en prolongeant indéfiniment son mandat pour assurer que personne ne viendra remettre en cause la marche de la Chine vers une nouvelle forme de capitalisme d’État et son plan de contrôle social total n’est pas un malheureux à-côté mais l’essence même de ce qui est en cause. Les campagnes anti-corruption ont comme objectif réel non pas d’éradiquer la corruption mais d’éliminer les ennemis et de protéger la corruption des amis. Je sais que Tony Andréani ne partage pas mes vues qu’il juge trop pessimistes. Selon lui, notamment dans la jeunesse, il existe une agitation et une effervescence intellectuelle qui interdisent l’évolution de la Chine vers un modèle nord-coréen. Si la grande presse est étroitement contrôlée par le pouvoir, il y a, dit encore Tony Andréani, une grande liberté d’expression au niveau local et sur les réseaux sociaux. Puisse-t-il avoir raison et moi tort ! Il reste que c’est la lutte entre les deux tendances fondamentales qui déterminera l’avenir de la Chine.

Mes réserves n’ôtent rien à l’intérêt du livre de Tony Andréani, précisément parce que, en dépit de nos divergences d’appréciation quant à l’évolution actuelle du régime, il met très honnêtement le doigt sur les contradictions fondamentales du régime et nous aident à mieux comprendre ce pays si important pour l’avenir du monde.


Voir en ligne : LE "MODÈLE CHINOIS" ET NOUS