Accueil > Débats > Une super Grande Dépression ?

Une super Grande Dépression ?

A Greater Depression ? de NOURIEL ROUBINI - NEW YORK - 24 mars 2020 - Revue « Project Syndicate »

vendredi 27 mars 2020, par LA SOCIALE

Nouriel Roubini, n’est ni un gauchiste invétéré ni un perdreau de l’année. C’est un professeur d’économie qui appartient à i’un des courants « mainstream » de la la pensée économique, mais loin des plus réactionnaires comme ceux de l’école de Chicago (Milton Friedman). Pour lui, pas d’autre économie envisageable que l’économie de marché capitaliste. Pour dire vite, il est du côté du manche. Aujourd’hui, il d’autant plus intéressant de savoir comment il analyse la situation. A mon humble avis, c’est d’une toute autre tenue que ce que l’on entend sur nos chères ondes nationales « à gauche » y compris.
Roubini est professeur d’économie à la Stern School of Business de l’Université de New York et président de Roubini Macro Associates. Il a joué un rôle important comme conseiller économique du gouvernement US lors de la crise de 2008. Il a pour mérite inégalable d’avoir été un des très rares à voir venir la crise des subprimes des USA en 2007-2008. Il a été par ailleurs économiste principal pour les affaires internationales au Conseil des conseillers économiques de la Maison Blanche pendant l’administration Clinton. Il a travaillé pour le Fonds monétaire international, la Réserve fédérale américaine et la Banque mondiale. Son site Web est NourielRoubini.com. Ce curriculum de N. Roubini plaide pour qu’aujourd’hui on s’arrête quelques instants pour lire ce qu’il tient à dire de la crise en cours.
Un petit peu difficile, mais plus haut intérêt !!! Vous ne serez pas déçus et je pourrai répondre (dans la mesure de mes compétences) à vos demandes d’explications. Confinement oblige. Bonne lecture.

La traduction est faite avec les moyens du bord, accompagnée de quelques notes explicatives de mon cru. Jean-Pierre Juy

Avec la pandémie de COVID-19 qui échappe toujours à tout contrôle, l’issue économique la plus favorable que l’on puisse espérer est une récession plus profonde que celle qui a suivi la crise financière de 2008. (C’est moi qui souligne .) Mais compte tenu de la réponse politique à l’emporte-pièce (flailing policy, flail= fléau !)) menée jusqu’ici, la probabilité d’une issue bien pire augmente de jour en jour.

Le choc causé à l’économie mondiale par COVID-19 a été à la fois plus rapide et plus grave que la crise financière mondiale (GFC en anglais)) de 2008 et même que la Grande Dépression (1929-1950). Au cours de ces deux épisodes précédents, les marchés boursiers se sont effondrés de 50% ou plus, les marchés du crédit ont gelé, des faillites massives ont suivi, les taux de chômage ont grimpé au-dessus de 10% et le PIB s’est contracté à un taux annualisé de 10% ou plus. Mais tout cela a pris environ trois ans pour se concrétiser. Dans la crise actuelle, des résultats macroéconomiques et financiers tout aussi désastreux se sont matérialisés en trois semaines.

Tout au début du mois, il n’a fallu que 15 jours au marché boursier américain pour plonger dans une phase phase de recul des cours -marché baissier- (une baisse de 20% par rapport à son sommet). C’est la baisse la plus rapide jamais enregistrée. Aujourd’hui, les marchés sont en baisse de 35%, les marchés du crédit se sont resserrés et les écarts de taux (comme ceux des obligations à haut risque) ont atteint leur niveau de 2008. Même les grandes entités financières consacrées telles que Goldman Sachs, JP Morgan et Morgan Stanley s’attendent à une baisse du PIB américain de 6% en rythme annualisé pour le premier trimestre, et de 24% à 30% au second. Le secrétaire américain au Trésor, Steve Mnuchin, a averti que le taux de chômage pourrait monter en flèche au-dessus de 20% (deux fois le niveau record de la Crise de 2008).



En d’autres termes, chaque composante de la demande globale - consommation, dépenses en capital, exportations - est en chute libre. C’est une chute libre sans précédent. Alors que la plupart des commentateurs soucieux surtout de leurs propres intérêts prévoyaient un ralentissement en forme de V - chute brutale de la production pendant un trimestre puis reprise rapide le lendemain -, il devrait maintenant être clair que la crise du COVID-19 est tout autre chose. La contraction actuellement en cours ne semble être ni en V, ni en U, ni en L (forte baisse suivie de stagnation). Ce ralentissement ressemble plutôt à un I : une ligne verticale représentant les marchés financiers et l’économie réelle s’effondrant.



Même pendant la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale, l’essentiel de l’activité économique n’a pas cessé complètement, comme c’est le cas aujourd’hui en Chine, aux États-Unis et en Europe. Le meilleur scénario serait un ralentissement moins abrupt que lors de 2008 (en termes de réductions cumulées de la production mondiale) mais de plus courte durée, permettant un retour à une croissance positive d’ici au quatrième trimestre de cette année. Dans ce cas, les marchés commenceraient à se redresser avec l’apparition du bout du tunnel.



Mais le scénario du meilleur des cas suppose plusieurs conditions. Premièrement, les États-Unis, l’Europe et d’autres économies fortement touchées devraient déployer des mesures de dépistage, de traçage et de traitement du COVID-19 à grande échelle, des quarantaines forcées et un verrouillage à grande échelle du type de celui que la Chine a mis en œuvre. Et, comme il pourrait falloir 18 mois pour qu’un vaccin soit développé et produit à grande échelle, les antiviraux et autres thérapies devront être déployés à grande échelle.



Deuxièmement, les décideurs de la politique monétaire - qui ont déjà effectué en moins d’un mois ce qui leur avait pris trois ans à mettre en œuvre après la crise de 2008 (GFC ) - doivent continuer à mettre à la poubelle les mesures impropres à remédier à la crise. Cela signifie des taux d’intérêt nuls ou négatifs ; une politique monétaire résolue dans ses objectifs, l’achat sous conditions par la banque centrale d’actifs privés bancaires ou non, d’abonder le marché de disponibilités monétaires et de facilitations de crédits pour soutenir les banques, les marchés monétaires et même les grandes sociétés (en rachetant du papier commercial et des titres). La Réserve fédérale américaine a élargi ses lignes de swaps [1]
(prêts de devises) sur les marchés mondiaux, mais nous avons maintenant besoin de plus de moyens pour encourager les banques à prêter aux petites et moyennes entreprises à court de liquidités mais encore solvables.

Troisièmement, les gouvernements doivent déployer des mesures de relance budgétaire massives, notamment au moyen d’ « helicopter drops » [2] par des versements directs en espèces aux ménages. Compte tenu de l’ampleur du choc économique, les déficits budgétaires des économies avancées devront passer de 2 à 3% du PIB à environ 10% ou plus. Seuls les gouvernements centraux ont les moyens d’empêcher l’effondrement du secteur privé.



Mais ces interventions financées par le déficit doivent être entièrement monétisées (mises directement à disposition des agents économiques). S’ils sont financés par la dette publique standard, les taux d’intérêt augmenteraient fortement et la reprise serait étouffée au berceau. Compte tenu des circonstances, les interventions proposées depuis longtemps par l’aile gauche des tenants de la théorie monétaire moderne, y compris les largages d’hélicoptères, sont devenues courantes. (Ce qui, en d’autres termes peut signifier qu’il n’y pas d’autre choix possible que de distribuer du pouvoir d’achat… « quoi qu’il en coûte ! »)

.

Malheureusement, dans le meilleur des cas, la réponse en matière de santé publique dans les économies avancées est bien insuffisante à ce qu’il serait nécessaire pour contenir la pandémie, et le paquet de politique budgétaire actuellement débattu n’est ni assez important ni assez rapide pour créer les conditions d’une récupération en temps opportun. En tant que tel, le risque d’une nouvelle Grande Dépression, pire que l’originale - une super Grande Dépression - augmente de jour en jour.



À moins que la pandémie ne soit stoppée, les économies et les marchés du monde entier poursuivront leur chute libre. Mais même si la pandémie est plus ou moins contenue, la croissance globale pourrait ne pas revenir d’ici la fin de 2020. Après tout, d’ici là, une autre saison virale est très susceptible de commencer avec de nouvelles mutations ; les interventions thérapeutiques sur lesquelles beaucoup comptent peuvent se révéler moins efficaces que prévu. Ainsi, les économies se contracteront à nouveau et les marchés s’effondreront à nouveau.

En outre, la réponse budgétaire pourrait se heurter à un mur si la monétisation des déficits massifs commence à produire une inflation élevée, en particulier si une série de chocs d’offre négatifs, liés au virus réduit la croissance potentielle. Et de nombreux pays ne peuvent tout simplement pas effectuer de tels emprunts dans leur propre monnaie. Qui va renflouer les gouvernements, les entreprises, les banques et les ménages dans les marchés émergents ?


En tout état de cause, même si la pandémie et les retombées économiques étaient maîtrisées, l’économie mondiale pourrait encore être soumise à une queue de risques (probabilité pour un investisseur de subir des pertes extrêmes) du fait de « cygnes blancs » [3] . À l’approche des élections présidentielles américaines, la crise du COVID-19 cédera la place à de nouveaux conflits entre l’Occident et au moins quatre puissances révisionnistes [4] : la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, qui utilisent déjà tous une cyber guerre asymétrique pour saper les États-Unis de l’intérieur. Les cyber attaques inévitables contre le processus électoral américain peuvent conduire à un résultat final contesté, avec des accusations de « truquage » et la possibilités de violences pures et simples et de troubles civils.

De même, comme je l’ai expliqué précédemment, les marchés sous-estiment largement le risque d’une guerre entre les États-Unis et l’Iran cette année ; la détérioration des relations sino-américaines s’accélère alors que chaque partie reproche à l’autre l’ampleur de la pandémie de COVID-19. La crise actuelle devrait accélérer la balkanisation et l’effondrement de l’économie mondiale en cours dans les mois et les années à venir.


Ce « trifecta » de risques – (c’est à dire, conjonction de :) pandémies incontrôlées, arsenaux de politique économique insuffisants et cygnes blancs géopolitiques - suffira à faire basculer l’économie mondiale dans une dépression persistante et un effondrement des marchés financiers. Après le krach de 2008, une réponse énergique (quoique différée) a tiré l’économie mondiale de l’abîme. Nous ne serons peut-être pas aussi chanceux cette fois.


[1Because bank funding markets (marché du financement bancaire ( funding= financement)) are global and have at times broken down, disrupting the provision of credit to households and businesses in the United States and other countries, the Federal Reserve has entered into agreements to establish central bank liquidity swap lines with a number of foreign central banks. Two types of swap lines were established : dollar liquidity lines and foreign-currency liquidity lines. The swap lines are designed to improve liquidity conditions in dollar funding m :arkets in the United States and abroad by providing foreign central banks with the capacity to deliver U.S. dollar funding to institutions in their jurisdictions during times of market stress. Source : Board of Governors of the Federal System Reserve https://www.federalreserve.gov/monetarypolicy/bst_liquidityswaps.htm

[2Le concept de monnaie hélicoptère a été défini pour la première fois par l’économiste américain Milton Friedman. Il y développait une métaphore : les autorités monétaires impriment des billets et les jettent d’un hélicoptère dans les rues. Pisani-Ferry, conseiller de Macron, en est partisan.
Jusqu’où peut aller leur magnanimité… pour sauver le capitalisme ?
Le Quantitative easing (QE) et l’hélicoptère monétaire impliquent tous les deux de la création monétaire par la banque centrale. Avec le QE, la banque centrale crée des réserves qu’elle utilise immédiatement pour acheter des actifs financiers tels que des obligations. Il y a donc un transfert d’actif et un impact très indirect sur l’économie réelle. 
En revanche avec l’hélicoptère monétaire, la banque centrale distribue directement l’argent qu’elle crée, sans obtenir d’actif en contrepartie. C’est donc une forme de création monétaire plus directe.

[3Nouriel Roubini définit comme suit les « cygnes blancs = white swans » ; Feb 17, 2020 :
« In my 2010 book, Crisis Economics, I defined financial crises not as the “black swan” events that Nassim Nicholas Taleb described in his eponymous bestseller, but as “white swans.” According to Taleb, black swans are events that emerge unpredictably, like a tornado, from a fat-tailed statistical distribution. But I argued that financial crises, at least, are more like hurricanes : they are the predictable result of built-up economic and financial vulnerabilities and policy mistakes. »
https://www.project-syndicate.org/commentary/white-swan-risks-2020-by-nouriel-roubini-2020-02

[4Dénomination officielle instituée par le Pentagone pour désigner les puissances opposées à la politique internationale US !

Messages

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.