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Il n’y aura pas de "jour d’après" !

mardi 7 avril 2020, par Jean-François COLLIN

Pensons le monde d’aujourd’hui pour le changer, n’attendons pas celui d’après !

Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui serait-il impensable pour qu’on nous invite avec insistance à penser au jour d’après ? Quelques dizaines de parlementaires viennent même de lancer une consultation sur internet en proposant à ceux qui le désirent de poster sur une plate-forme électronique leurs réflexions ou propositions pour « le jour d’après ».

Il est tentant, en effet, de mettre à profit notre isolement pour rêver et imaginer la fin du confinement, comme une scène de film hollywoodien. N’allons-nous pas sortir, un beau matin, ouvrir la porte de notre appartement ou de notre maison, franchir le seuil en n’osant pas y croire, un peu hésitants, regarder le soleil se lever comme une promesse, sourire à nos voisins, leur serrer la main ou les embrasser, et puis avec eux décider du nouveau monde que nous allons construire, tout différent de celui d’avant la pandémie ?

Je crains que la réalité ne ressemble pas à cela.

La sortie de crise ne nous laissera pas le temps de nous asseoir pour réfléchir. Il faudra trouver de l’argent pour tous ceux qui vivent sans savoir de quoi demain sera fait. Il faudra faire face à une récession économique violente, avec ses faillites, ses fermetures d’usines, ses licenciements, ses chômeurs supplémentaires. À la crise sanitaire s’ajoutera la crise économique et sociale. Il faudra y répondre avec les moyens qui sont là, pas avec ceux que nous créerons dans les années à venir.

C’est pourquoi, plutôt que de réfléchir au monde d’après, il me semble urgent de réfléchir au monde d’aujourd’hui pour répondre aux questions qu’il nous pose.

Chacun voit dans la crise actuelle la confirmation de ce qu’il pensait et espère que ses convictions, cette fois, l’emporteront. Mais pourquoi ce qui n’a pas convaincu hier y parviendrait-il aujourd’hui ?

Peut-être devrions-nous commencer par nous accorder sur les questions qui nous sont posées par cette crise avant de chercher à faire prévaloir une solution. J’en propose quelques-unes.

  • Première question : pourquoi la pandémie actuelle devrait-elle nous conduire à repenser notre système économique, politique et social ?
    Les pandémies frappent l’humanité avec régularité depuis la Grèce antique. L’une des plus récentes, la grippe de 1968/1970 a provoqué la mort d’un million de personnes dans le monde, dont quelques dizaines de milliers en France, pour ne rien dire de la grippe dite « espagnole » de 1918/1920.

Certains facteurs contemporains accélèrent peut-être la diffusion des virus (multiplicité des déplacements, concentration de la population, destruction de certains milieux naturels), mais d’autres permettent de mieux faire face aux épidémies qu’hier (hygiène, eau potable, système de santé).

Le capitalisme dit « néolibéral » n’a pas créé le covid 19 et la pandémie.

Mais la façon dont nous nous organisons pour lutter contre la maladie dépend, en revanche, complètement de notre système économique, politique et social.

Ce sont donc les capacités de nos sociétés à limiter les conséquences des pandémies inévitables, l’importance des moyens qu’elles sont prêtes à y consacrer, leur possibilité de survivre à la répétition de ce genre de chocs, notre degré de consentement à la restriction de nos libertés individuelles qui sont en question.

  • Deuxième question : Sommes-nous satisfaits des relations entre l’expertise scientifique, le pouvoir politique et les citoyens ?
    L’OMS a-t-elle sous-estimé l’ampleur du problème sanitaire posé par l’épidémie commencée dans la province de Wuhan à l’automne 2019 ? Elle a mis beaucoup de temps à sonner le tocsin, semble-t-il. La menace s’est précisée lorsque la Chine a décidé du confinement de la province de Wuhan, en janvier, mais ce n’est qu’au milieu du mois de mars que des mesures drastiques ont été prises en France, au lendemain d’une élection municipale invraisemblable.

La communication des autorités françaises a été, avec constance, catastrophique. Les messages contradictoires se sont succédé, tant du côté des experts que des responsables politiques.

L’organisation de l’expertise scientifique et de sa relation avec le pouvoir politique est un problème non résolu, et l’on ne peut que s’interroger sur ce qu’a pu dire le conseil scientifique au président de la République pour qu’il se sente autorisé par ses avis à ordonner en même temps le confinement et l’organisation des élections municipales.

Toutes les paroles ne se valent pas, on nous le rappelle, et celle des médecins doit être entendue sur les sujets de santé publique. Mais il faut cesser de prendre les citoyens pour des enfants que l’État et les institutions de santé doivent rassurer « pour éviter les réactions de panique ». C’est au contraire une parole de vérité qui est nécessaire.

La science est faite de connaissances ; elle est faite aussi d’interrogations, d’ignorances, de questionnements et de dialogue. Cette mise en scène « du message de vérité » délivré par le directeur général de la santé, tous les soirs, ou par le président de la République qui joue au chef de guerre, est infantilisante. Elle a ruiné la crédibilité de ceux qui parlaient, puisque le message d’hier était contredit par celui du lendemain qui l’était encore plus par celui du jour qui suivait.

Les « scientifiques » doivent apprendre à faire part de leurs doutes, de leurs limites, à dire aussi ce qu’ils ne savent pas. Cela n’empêchera pas les citoyens de prendre des précautions, bien au contraire.

Dans une démocratie ce sont les élus qui décident de l’organisation de notre vie commune, pas les scientifiques, il y a donc un dialogue entre eux.

  • Le dialogue qui existe entre les scientifiques et le pouvoir politique ne devrait-il pas être public pour que les citoyens comprennent pourquoi une décision est prise ?
  • Les débats entre scientifiques, qui ne sont pas d’accord entre eux, au sein de ces conseils, ne devraient-ils pas être publics également pour que nous soyons éclairés ?
  • Troisième question : Gestion de la crise et démocratie
    La gestion de cette crise par le président de la République et le gouvernement français restera comme un grand échec. Absence totale d’anticipation, sous-estimation de la gravité de la crise, désorganisation, absence de moyens, incohérence dans l’action et dans la communication, mensonges pour camoufler l’amateurisme. Peut-être ce triste épisode sera-t-il étudié dans quelques années comme exemple de ce qu’il ne faut pas faire.

Quelles questions cela pose-t-il ?

Notre régime présidentiel, centralisé comme il ne l’a jamais été, a-t-il été plus efficace dans cette tourmente qu’un régime fédéral, parlementaire comme l’Allemagne par exemple, ou même qu’un pays dont l’administration est, nous dit-on, sinistrée comme l’Italie ? Les faits et les chiffres parlent d’eux-mêmes. Hélas.

Cette crise a confirmé l’épuisement du mode de gouvernement institué par la cinquième République. La surestimation de la capacité d’agir d’un seul homme, l’inefficacité de la centralisation de toute décision en un lieu unique, la paralysie qui résulte de l’absence de démocratie parlementaire, l’angoisse qui naît d’un débat public réduit à la mise en scène d’un monologue présidentiel, la faiblesse d’une société dans laquelle les syndicats et les associations sont ignorés, les maires regardés de haut,

  • notre système politique ne gagnerait-il pas en efficacité s’il était plus démocratique ? Si le Parlement disposait d’un vrai pouvoir de contrôle, de proposition et d’interpellation de l’exécutif ?
  • Notre pays ne trouverait-il pas de meilleures solutions à ses problèmes si le Parlement était plus représentatif de la diversité des opinions du pays grâce au scrutin proportionnel ? Il faudrait alors trouver des compromis, intégrer toutes les composantes de la société au lieu de les diviser, démontrer au lieu d’asséner et d’imposer.
  • N’est-il pas temps de redonner du pouvoir à ceux qui gèrent la crise au jour le jour, les élus locaux, et les maires en particulier, dont la capacité d’agir n’a cessé d’être rognée au gré des fusions obligatoires de communes, de l’encadrement des finances publiques locales, de la suppression progressive de toute autonomie fiscale ?
  • N’est-il pas temps d’accepter que les citoyens puissent s’exprimer autrement que tous les cinq ans à l’occasion d’une seule élection qui concentre artificiellement les enjeux sur une personne ?
  • N’est-il pas temps de réformer profondément notre constitution, non pour y ajouter de nouveaux principes, mais pour assurer durablement le respect des principes qui fondent la République : une véritable séparation des pouvoirs ; un contrôle effectif du Parlement sur l’exécutif ; une intervention possible des citoyens dans la vie démocratique.
  • N’est-il pas temps de cesser d’expliquer aux Français ce qui est bon pour eux et de leur laisser la possibilité de dire ce qu’ils en pensent à ceux qui sont là pour les servir ?

Ces questions sont posées depuis de longues années sans trouver de réponses.

  • Quatrième question : Faut-il redonner plus de pouvoir à l’État pour en finir avec le « néolibéralisme » ?
    Beaucoup s’expriment dans ce sens, depuis les rivages les plus divers.

Mais cela ne va pas de soi.

L’État a déjà beaucoup de pouvoir. Le contrôle policier sur les citoyens ne cesse d’être renforcé depuis 2007. Les libertés fondamentales sont menacées, hier au nom de « la guerre » (encore la guerre) contre le terrorisme, aujourd’hui au nom de la « guerre contre le virus ». Le préfet de police de Paris symbolise cette conception d’un pouvoir répressif sans limites.

En même temps qu’il renforce son contrôle sur les citoyens, l’État utilise le pouvoir considérable dont il dispose pour organiser la libre circulation des marchandises et des capitaux, favoriser le développement de certaines entreprises, « libéraliser » les marchés, car le marché libre n’est pas naturel. À l’état de nature, il n’y a pas de marché, il n’existe que grâce à une forte intervention de l’État. C’est pourquoi qualifier le capitalisme de « néolibéral » est trompeur.

  • Ne faut-il pas plutôt renforcer le pouvoir et la capacité d’action des citoyens plutôt que ceux de l’État ? Par exemple grâce à une représentation des salariés égale à celle des actionnaires dans les conseils d’administration des entreprises ?
  • Ne faut-il pas protéger nos frontières pour permettre le maintien sur le sol national de productions stratégiques ou au moins nous en laisser le choix, ce qui nous éviterait d’acheter en catastrophe des masques et du gel hydroalcoolique au bout du monde, dans des conditions contestables ?
  • Le renforcement du contrôle de l’État sur les citoyens et de diverses institutions internationales n’a-t-il pas accompagné celui du capitalisme dit « néolibéral » ?
  • La remise en cause du « néolibéralisme », ne passe-t-elle pas d’abord par la restauration de la protection des libertés fondamentales ?

Ces questions sont d’une brûlante actualité.

  • Cinquième question : Faut-il retirer au marché certaines activités et renforcer les services publics ?
    Le manque de moyens dans les hôpitaux a dirigé les projecteurs sur ce qu’est devenu le service public.

Les déclarations martiales ne manquent pas, mais nous avions entendu les mêmes en 2008, ce qui n’a pas empêché N. Sarkozy de conduire sa « révision générale des politiques publiques » qui fut la plus grande entreprise de destruction des services publics de l’après-guerre. Ses successeurs n’ont eu qu’à se mettre dans ses pas. Ils l’ont fait.

  • Comment croire que le gouvernement veut redonner à la France sa souveraineté sur les services publics essentiels, quand on reçoit à la fin du mois de mars 2020 une lettre de son distributeur de gaz vous annonçant la fin du tarif réglementé et vous proposant un nouveau contrat ? La fin du tarif réglementé du gaz et de l’électricité résulte de l’application des directives européennes sur la libéralisation du marché de l’énergie dont le bilan mériterait d’être établi, pour l’édification des citoyens. Le président de la République va-t-il annoncer qu’il refuse de poursuivre leur mise en œuvre ?
  • Quelle est la stratégie du gouvernement français pour faire accepter à ses partenaires européens et à la commission de l’Union européenne, un déficit public durablement très supérieur à 3 % du PIB et une dette publique supérieure à 100 % du PIB ?
  • Quel nouveau dispositif de financement des hôpitaux le gouvernement va-t-il mettre en œuvre pour leur donner les moyens de travailler ? Combien de médecins, d’infirmières et d’infirmiers vont être recrutés ? Quel dispositif remplacera le financement à l’acte des hôpitaux ?
  • Quelles propositions de politique agricole le ministre de l’Agriculture va-t-il faire à Bruxelles, pour que nous retrouvions notre souveraineté alimentaire, comme E. Macron l’a promis au milieu du mois de mars ?
  • Sixième question : Serons-nous capables de construire un monde plus durable ?
    Beaucoup souhaitent que cette grande peur secoue nos sociétés assez fort pour que nous décidions enfin de construire une société moins consommatrice de ressources naturelles, d’énergie, moins polluante, plus durable.

On ne peut pas dire que ces questions soient nouvelles et leur lien avec le coronavirus est assez ténu.

Le raisonnement de ceux qui nous invitent à réfléchir au jour d’après consiste à dire que le confinement va nous permettre de réfléchir et de nous recentrer sur l’essentiel.

C’est peut-être vrai quand on est peu nombreux dans un vaste logement avec jardin, muni d’une bonne bibliothèque, disposant des outils d’accès à une vaste offre culturelle.

En revanche, si l’on doit faire la classe à ses enfants en bas âge en même temps que participer à des visioconférences avec ses collègues de travail, dans un logement exigu, on attend surtout de savoir quand ce supplice s’arrêtera.

  • S’agit-il que chacun d’entre nous dise ce à quoi il est prêt à renoncer ? Mais alors comment prendre en compte le fait que nous sommes loin de partir de la même situation d’aisance, de consommation, de patrimoine, pour décider de nos renoncements ?
  • La crise économique dans laquelle nous sommes entrés ne va-t-elle pas se charger de faire le tri dans les habitudes de beaucoup de nos concitoyens en les privant de leurs revenus actuels et futurs ?
  • S’agit-il de dire aux personnels hospitaliers, aux enseignants, aux agriculteurs… le problème n’est pas d’augmenter votre salaire ou votre revenu ; demandez-vous plutôt ce que vous allez cesser de consommer pour entrer dans une frugalité heureuse ?
  • S’agit-il de dire aux centaines de milliers d’artisans et de professionnels libéraux qui sont sans revenus, car sans activité : pensez d’abord à votre mode de consommation, nous verrons plus tard pour ces sordides histoires d’argent ?
  • Peut-on construire une société durable sans faire de la politique ? Un changement de société peut-il être le résultat de l’addition de démarches individuelles, même si celles-ci sont nécessaires ?
  • Ne devons-nous pas nous demander comment faire d’un monde de consommateurs un monde de citoyens ? Des citoyens qui ne demandent pas à l’État de les protéger, mais de mettre en œuvre les décisions collectives qu’ils ont prises et dont ils voudraient pouvoir contrôler l’accomplissement.
  • Une société durable est-elle compatible avec de grandes inégalités ?

La réponse à chacune de ces questions n’est pas simple. Elle nécessite du débat, la reconstruction d’espaces d’échanges politiques qui ne peuvent pas être des plates-formes électroniques, nous le constatons chaque jour. Il ne s’agit pas non plus de déléguer la délibération à une conférence de quelques dizaines de citoyens choisis par des moyens électroniques obéissant à des algorithmes inconnus, et dûment formés par ceux qui savent avant de délibérer.

La délibération demande la participation des citoyens. Ils ont été beaucoup plus nombreux à se réunir et à rédiger des cahiers de doléances en 1789 qu’à l’occasion du “grand débat national” de 2019. Ce n’est donc pas une question de technologies de communication, mais d’engagement et de démocratie. Les citoyens se mobiliseront s’ils pensent que leur voix sera prise en compte, pas dans un monde virtuel, mais dans celui que nous partageons maintenant, un monde en crise.

JF Collin

5 avril 2020