Pourquoi les appels à changer le monde ne le changeront pas.
Pour Nicolas Hulot « le temps est venu » de poser les premières pierres d’un nouveau monde solidaire, relocalisé, respectant l’environnement. » À quelques jours de là, cent cinquante personnalités de gauche ont signé un appel à l’organisation d’une convention du monde commun. Les appels à la construction d’un monde plus écologique, plus beau, plus coopératif se multiplient et qui pourrait être en désaccord avec ces déclarations d’intentions ? Peu de gens souhaitent un monde plus dur, des inégalités plus grandes, des ressources naturelles gaspillées, même si beaucoup s’en accommodent.
D’ailleurs, ceux qui nous gouvernent aujourd’hui, et leurs prédécesseurs ont adopté au cours des dernières années des documents internationaux et nationaux qui disent la même chose que tous ces appels et même parfois plus.
Lisez « l’agenda 2030 » adopté par l’ONU en 2015. Rien n’y manque. Les 17 « objectifs de développement durable » qui constituent cet agenda visent à éradiquer la pauvreté, les discriminations, à permettre l’accès de tous aux services essentiels (eau, électricité, éducation, santé), à renforcer la démocratie et la participation des citoyens, à réduire la consommation des ressources non renouvelables, la pollution, à développer une agriculture saine et durable, à assurer la paix et la solidarité internationale. Pour s’assurer de la mise en œuvre de ces objectifs, l’ONU a défini 232 indicateurs. La « feuille de route » française présentée par E. Borne, le 29 septembre 2019, traduit en « programme d’action » pour la France cette résolution de l’ONU. La mise en œuvre en sera contrôlée grâce à 98 indicateurs.
Il faudrait, pour être complet, ajouter les plans produits à la chaîne, un jour en faveur de la biodiversité, le lendemain pour éradiquer la pauvreté, le jour suivant en faveur de l’hôpital, par des ministères qui ont d’autant plus d’ambition qu’ils ont moins de moyens pour agir.
La situation du monde s’en est-elle trouvée améliorée ? Si l’on en croit les discours catastrophistes tenus par les signataires d’appels, il ne semble plutôt que non.
Alors pourquoi cela ne marche-t-il pas ?
Il me semble que c’est en raison d’un diagnostic erroné, d’une sous-estimation des difficultés et d’une erreur de méthode. Seule la démocratie peut nous sortir de cette impasse.
- Une erreur de diagnostic
Les êtres humains ne détruisent pas l’environnement parce qu’ils sont animés par de mauvaises intentions, mais parce qu’ils vivent dans des sociétés structurées par une rationalité qui ne peut pas prendre en charge, autrement qu’en paroles, les objectifs de développement durable.
Les décisions prises par les gouvernements et les agents économiques sont rationnelles dans un monde organisé pour produire et échanger des marchandises sur un marché. Dans ce monde-là, notre capacité à accéder aux biens et services essentiels (et beaucoup d’entre nous n’y ont pas accès) aussi bien que superflus (mais qui en décide) dépend du revenu généré par les activités de production et d’échanges. La capacité d’action des États est liée au montant des impôts qu’ils pourront prélever sur ces activités, donc à la croissance économique. Dans ce monde de la gouvernance par les nombres (Alain Supiot), notre bien-être économique est mesuré en termes de PIB par habitant, il se compare à celui des autres, sa progression (ou sa dégradation) est visible et chiffrée.
La « science économique » a pris le pas sur les autres sciences sociales pour devenir la pensée commune. Elle considère que nous agissons tous pour maximiser les satisfactions que nous pouvons tirer de la consommation et de l’échange marchand et que nos décisions sont pour cette raison rationnelles ; elle considère aussi que le marché permet d’ajuster de la moins mauvaise façon possible les besoins individuels et les décisions collectives. Cette description de la réalité s’appuie sur une métrique qui permet de ramener nos comportements à une mesure commune.
Elle est très contestable. Nous savons depuis longtemps que la croissance du PIB ne fait pas le bonheur et même qu’il y a de moins en moins de corrélation entre la croissance du PIB et les indicateurs de bien-être social (espérance de vie, éducation, optimisme sur l’avenir). Les sociologues, les philosophes et les spécialistes de marketing savent que nos décisions sont loin d’être rationnelles, influencées qu’elles sont par celles des autres, par les phénomènes mimétiques, par les présupposés du moment. C’est pourquoi la croyance dans la force du « signal prix », si chère aux économistes, est si souvent déçue. Peu importe puisque de crise en crise, les échanges marchands progressent.
Ce système économique, le capitalisme, est sans doute condamné parce que sa tendance à l’expansion perpétuelle se heurte aux limites physiques des ressources qu’il mobilise, aux déséquilibres écologiques qu’elle entraine et qui menacent non pas la planète, mais l’humanité. Mais comme nous vivons en ignorant notre mort certaine, le capitalisme vit en ignorant la sienne.
Cependant, si l’économie dominante ment en décrivant un équilibre qui n’existe pas, elle traduit une partie de la vérité de notre monde fondé sur le fétichisme de la marchandise et la réduction du commerce entre les humains au commerce tout court.
Nous ne passerons pas d’une rationalité à une autre, d’une représentation du monde à une autre par la seule vertu d’appels à la responsabilité et sans que le monde change. C’est là toute la difficulté car le changement des mentalités ne peut résulter que d’un processus long au cours duquel nous changerons le monde en même temps que nous nous transformerons.
2 — Une sous-estimation de l’importance des changements à opérer
Les écologistes accédant aux responsabilités ont pris conscience que leurs sombres prédictions sur notre avenir et leurs appels aux renoncements de toute sorte risquaient de ne pas séduire les foules. Ils ont donc abandonné « l’écologie punitive » au profit d’un récit plus coloré dans lequel la « transition écologique » n’était plus porteuse que de bonnes nouvelles pour nous tous. Les nouveaux convertis, de gauche et de droite leur ont emboîté le pas : « ne craignez rien, l’écologie n’est pas une contrainte, mais une promesse ».
La réalité risque de n’être pas aussi riante, ce qui n’infirme en rien la nécessité de changer de monde et son mode de développement, mais il vaut mieux être averti de ce que cela signifiera pour nous tous pour que ça réussisse.
Un exemple. L’objectif des politiques publiques est de découpler la croissance économique de celle des émissions de gaz à effet de serre qui bouleversent le climat de la planète. L’intensité carbone de l’économie française (la quantité de carbone émise par euro de PIB) diminue d’un peu moins de 1,5 % par an depuis 1990. Pour atteindre la neutralité carbone en 2050 (c’est l’objectif du gouvernement), il faudrait multiplier par quatre ce taux annuel de réduction. Aucune technologie connue ne le permet.
Soit cet objectif n’est qu’une déclaration de jours de fête tenue par des gens qui n’y croient pas, soit on y croit réellement et il faudra dire comment faire et dire que le coût social et économique d’une transformation de cette importance sera considérable. L’économiste Jean Tirole a le mérite de le dire ; mais il en déduit une solution théoriquement juste, mais socialement et politiquement impraticable : une taxe carbone de même niveau dans le monde entier puisque l’impact d’une molécule de CO2 est le même, quel que soit l’endroit où elle est émise. On est prié de voir plus tard pour la compensation des dommages sociaux que créerait cette mesure pour les plus pauvres. Voilà qui permettrait au moins la constitution d’un mouvement international, celui des gilets jaunes.
Autre exemple, la finance doit devenir verte et cesser de financer les énergies fossiles. C’est très juste. Mais les grandes banques possèdent dans leur bilan des dizaines de milliards d’actifs liés aux énergies fossiles. Si ceux-ci doivent être brutalement dévalorisés, combien de banques feront faillite et avec quelles conséquences sur l’économie tout entière ? Elles sont piégées et nous avec. Les banques européennes restent sous-capitalisées comme l’a rappelé Christine Lagarde lorsqu’elle dirigeait encore le FMI. Le « stress test » réalisé par la BCE en 2018 pour simuler la résistance des 48 principales banques européennes à une crise conduisant à un écart de 8,3% du PIB européen par rapport au scenario de référence de l’UE en 2020 montrait la fragilité de certaines d’entre elles (Barclays, Llyods, Deutsche Bank ou BNP).Une crise comparable à celle de 2008 est donc toujours possible. Pour ne rien arranger, beaucoup d’investissements « verts » sont peu rentables en raison du bas prix de la tonne de carbone, environ 44 € la tonne aujourd’hui quand il faudrait attendre 250 €/tonne en 2030.
L’Europe qui signe en permanence de nouveaux accords de libre échange avec ses partenaires commerciaux aura-t-elle la volonté et l’unité nécessaire à l’instauration d’une véritable taxe carbone à ses frontières ?
Fixer des objectifs jamais tenus et des délais jamais respectés n’est sans doute pas le meilleur moyen de crédibiliser l’idée d’une nécessaire transition écologique. Pourtant ceux qui sont fixés actuellement au sein de l’UE ne sont jamais atteints et après avoir fait ce constat, les responsables européens concluent généralement en fixant des objectifs plus ambitieux pour la période suivante.
3 — Une erreur de méthode
Les plans décrits ici, qu’ils émanent de l’ONU, de l’Union européenne ou du gouvernement français font comme s’il était possible de tout changer en même temps. Tous sont également illisibles. Interminables, on en a oublié le début en achevant leur lecture. Les objectifs qu’ils fixent sont innombrables ; ils sont assortis d’indicateurs de suivi beaucoup plus nombreux encore.
Pourquoi cette complexité ? Parce que les sujets sont « transversaux » ; il faut donc sortir des « silos » et traiter tous les sujets en même temps. Comment ? Il suffit que des stratèges définissent les objectifs à atteindre dans trente ans et la société se mettra en mouvement. Les dirigeants contrôleront la marche en avant de la société sur leur grand tableau de bord muni de 232 indicateurs qui brilleront de couleurs différentes, rouge, orange ou verte, parce qu’il faut bien tout de même ramener la complexité du monde à des choses simples et contrôlables par l’administration. Cette conception de l’action publique s’accompagne d’une restructuration permanente des administrations qui courent derrière la transversalité, en même temps que se renforce la centralisation du pouvoir et son illusion de contrôler « le changement ».
Mais la vie ne fonctionne pas comme cela. Ni un être humain, ni une entreprise, ni une société ne peuvent poursuivre sérieusement un grand nombre d’objectifs en même temps et certainement pas 17 (c’est le nombre des objectifs de développement durable) et encore moins 232 (c’est le nombre de sous actions traduites en indicateurs). Ce qui l’emporte dans nos existences, c’est l’habitude, la répétition de gestes et de savoirs acquis sans lesquels nous deviendrions fous et perdrions beaucoup de temps. La transversalité a ses limites et une société tient d’abord sur les savoirs acquis et les institutions publiques ou privées bien organisées, la crise du coronavirus vient encore de le démontrer. Ce ne sont pas les institutions transversales qui ont été d’un grand secours, mais les hôpitaux, les médecins, les éboueurs, les paysans et autres chauffeurs-routiers. Une société ne peut se mobiliser et se transformer qu’autour d’un ou deux objectifs bien définis. En les atteignant, elle n’aura pas tout réglé, mais elle aura avancé. Le reste relève soit de la mystification, du récit pour endormir les enfants, soit d’un rêve de planification sociale que même le stalinisme n’a pas osé formuler de façon aussi caricaturale.
L’autre erreur est de considérer la transition écologique comme un ensemble de solutions techniques à mobiliser. Substituer les véhicules propres (sous-entendu électrique) aux véhicules thermiques, les énergies renouvelables aux énergies fossiles. Mais les technologies vertes sont en partie un mirage. La voiture électrique est abusivement présentée comme un véhicule sans émissions alors que son bilan carbone intègre les émissions liées à sa fabrication, qu’il dépend des conditions de production de l’électricité qu’elle consommera et qu’il n’est positif par rapport à un véhicule thermique qu’au bout d’un nombre important de kilomètres parcourus. Ses batteries requièrent du cobalt et du lithium, dont l’extraction est très polluante et les réserves limitées.
L’expression de « technologies propres » est un abus de langage, la seule technologie propre est la réduction de nos consommations et de nos déplacements. L’innovation technologique ne résout pas le problème écologique, mais le déplace.
Le numérique est présenté comme un autre élément de la solution à nos problèmes. Il représente déjà 10 % de la consommation d’électricité. La 5 G, dont le déploiement est soutenu par les gouvernements de l’Union européenne et la commission en même temps que le « Green Deal », est très énergivore, alors que la consommation d’électricité liée aux usages croissants du numérique augmente déjà de 9 % par an. Dans certains scénarios, le numérique représenterait bientôt 7,5 % de la demande finale d’énergie, et 30 % de la consommation d’électricité.
4 — La démocratie comme solution à l’impasse
Je ne critique pas les démarches actuelles pour nier la nécessité de la transformation écologique du monde. Au contraire, je suis convaincu de cette nécessité et persuadé que nous n’y parviendrons que si nous ne nous leurrons pas sur l’importance des changements à réaliser et sur les délais nécessaires pour y parvenir. Les murailles du « productivisme » ne tomberont pas au bruit des appels ou parce qu’on leur présentera les plans imaginés par des experts et leurs indicateurs de suivi.
Pour transformer la société, il faut des leviers, de ceux qui permettent de soulever le monde.
J’en vois essentiellement un : la démocratie. La reprise en main par les peuples de leur destin.
Rien ne sera possible en France sans un changement d’esprit des citoyens qui se méfient comme rarement auparavant de leurs dirigeants et de leurs institutions. La confiance ne pourra pas être rétablie sans une transformation profonde de nos institutions.
Le président de la République se croit tout puissant, mais il n’a dans les mains qu’un sabre de plastique. Le roi est nu. L’inflation législative et réglementaire qui ne s’est pas arrêtée avec lui, bien au contraire, est un des rares secteurs de croissance dynamique du pays. Mais elle ne change rien à la situation. Des textes bâclés sont adoptés par une assemblée nationale aux ordres. Ils sont oubliés à peine votés et le contrôle sur l’exécutif et toujours plus défaillant.
Les déploiements policiers sont une métaphore de la situation l’État : puissants face aux manifestants, à ceux qui contestent l’autorité de l’État, ils sont absents là où la population a besoin de protection.
Oui, la sixième république est nécessaire, elle mettra fin à l’élection présidentielle au suffrage universel, elle instaurera une représentation proportionnelle à l’Assemblée nationale et une représentation plus équilibrée au Sénat. Elle garantira un vrai contrôle de constitutionnalité des lois par un conseil constitutionnel dont les membres auront une compétence juridique mieux assurée et une implication politique moins immédiate. Elle abrogera toutes les lois d’exception qui ont rogné les libertés individuelles. Elle assurera l’indépendance de la justice et une politique judiciaire digne. Elle ne multipliera pas les lois limitant la liberté d’expression qu’elle garantira au contraire, comme l’a toujours fait la République lorsqu’elle se respecte elle-même, dans les limites des troubles graves à l’ordre public dont un juge judiciaire doit décider. Elle laissera les collectivités locales, administrées par des conseils également plus représentatifs, exercer librement les compétences qui leur reviennent sans intervention permanente de l’État qui crée cet entrelacs d’irresponsabilité croisée. Elle fera sa place au referendum d’initiative citoyenne. Une partie des membres des assemblées locales et nationales pourrait être tirée au sort de façon à permettre l’exercice de responsabilités politiques par des citoyens n’appartenant pas tous à des partis politiques.
Elle sera fondée sur la responsabilité des dirigeants devant les citoyens et sur celle des citoyens eux-mêmes qui doivent être libres et responsables.
La république fera confiance aux citoyens au lieu de s’en méfier et de les traiter en mineurs. Ensemble ils décideront des transformations de la société. Mais il n’y aura pas de transformation sans rétablissement de la confiance et réduction des inégalités.
L’Europe ne survivra aux chocs successifs qui la frappent que si elle aussi devient démocratique. Il n’est pas possible d’aller plus loin dans l’intégration d’une Europe traversée par tant d’inégalités entre les pays qui la constituent et tant de fractures politiques. Il faut décréter la pause de l’intégration. Accepter que l’Europe ne peut vivre pour le moment que comme une union de Nations souveraines qui ont accepté d’en abdiquer une partie, mais veulent coopérer sans disparaître. À quoi sert-il d’augmenter le budget européen ou de créer un budget de la zone euro ou des fonds de solidarité si le prix à payer doit être la poursuite des « réformes structurelles », expression qui signifie à Bruxelles destruction des services publics nationaux et libre concurrence dans un marché qui ne sait pas se protéger du dumping fiscal et social ? C’est pourtant ce qui se joue en ce moment même sous nos yeux sous couvert de renforcement de la solidarité européenne. Pourquoi le parlement européen ne serait-il pas composé de fractions des parlements nationaux ? Ce sont bien les ministres des différents gouvernements qui se retrouvent à Bruxelles, pas un gouvernement européen. Pourquoi pas une fraction des membres de ce parlement rénov
é tirée au sort là aussi ?
À rebours des plans trop complets qui ne connaissent jamais leur réalisation, il faut en revenir à des objectifs simples. Le besoin de démocratie et de liberté est primordial. Il conditionne la satisfaction de tous les autres. C’est par là qu’il faut commencer.
Le 26 mai
JF Collin