Accueil > Bibliothèque > La guerre sociale en France

La guerre sociale en France

Recension du livre de Romaric Godin

dimanche 7 juin 2020, par Florent BUSSY

Recension de Romaric Godin, La guerre en sociale en France, Aux sources économiques de la démocratie autoritaire, Paris, La découverte, 2019, 246 pages.

Ce livre est une étude de la nature du néolibéralisme, de son histoire depuis les années 30 (et surtout les années 70) au niveau mondial et surtout en France. L’auteur, journaliste économique à Mediapart, propose un livre important sur les avancées du néo-libéralisme en France, de la résistance de la société française à la volonté de soumettre l’ensemble des décisions politiques au schéma libéral. Il montre que chaque avancée néolibérale a suscité de nombreuses oppositions, produisant un modèle hybride, le modèle social français, caractérisé par un équilibre entre les droits du travail et les revendications du capital. Chaque tentative libérale a été sanctionnée dans les urnes ou dans la rue : gouvernement de Raymond Barre, cohabitation de 1986-1988 (l’épisode le plus libéral des 40 dernières années avant l’élection d’Emmanuel Macron), gouvernement Balladur, réforme de la sécurité sociale par Alain Juppé en 1995, référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005, etc. Pourtant, les élites politiques et économiques françaises se sont globalement converties au néolibéralisme depuis les années 70. Mais elles ont été obligées de composer avec les résistances des Français et d’accompagner les réformes libérales de mesures sociales permettant d’en atténuer les effets destructeurs (comme par exemple la création du RMI par Michel Rocard en 1988).

La création du courant néolibéral dans les années 30 est une réponse à la fois à la montée en puissance des mouvements de gauche (dont le Front populaire) et des revendications sociales et à la faillite du libéralisme classique du laisser-faire avec la crise de 1929. Comment éviter que le capital soit obligé de composer constamment avec le travail ? Le néolibéralisme consiste à mettre l’État et l’ensemble de la vie de la société au service des intérêts du capital. L’ensemble des mesures assurées par l’État social doivent laisser la place à une conception de la justice sociale fondée sur le marché. Tout le monde peut et doit trouver sa place dans le marché et l’enrichissement et les salaires rétribueront le mérite. Tout le reste ne serait que rentes injustes. Il convient dès lors de donner à chacun le moyen de s’adapter à la réalité du marché, par une politique de formation tout au long de la vie. Il ne convient pas d’entretenir artificiellement la demande par des prestations sociales ou d’imposer des règles rigides et illégitimes comme le salaire minimal, mais de permettre aux entrepreneurs de développer l’offre, des produits qui créeront richesses et emplois.

Les États-Unis et le Royaume Uni ont opéré la première grande transformation néolibérale de leur société, pendant les années 80. L’Allemagne l’a réalisé plus tard, sous Schröder, à la fin des années 90. La France a résisté longtemps, une forme de consensus républicain ayant dominé les personnels politiques pour préserver un équilibre entre capital et travail. Avec la crise économique mondiale de 2008, le modèle néolibéral entre en crise. C’est pourtant le moment que choisit Sarkozy, devenu président, pour essayer de l’imposer un peu plus. L’Allemagne de Merkel domine l’Europe et impose des réformes structurelles à tous les pays, dont la France. Mais c’est avec Hollande que le néolibéralisme fait un bond en avant, notamment avec les lois de réforme du code du travail à partir de 2016. L’arrivée de Macron au pouvoir a été largement préparée par ses prédécesseurs, mais la volonté de cet homme dont l’inspiration économique est le rapport de la commission Attali (Commission pour la libération de la croissance française) dont il fut le rapporteur adjoint en 2007, est nouvelle.

Pour Macron et tous les soutiens à son élection sont convaincus que le temps est venu de faire subir à la France une révolution culturelle néolibérale et de ne plus reculer devant les résistances de la société. Les néolibéraux pensent détenir la vérité scientifique. C’est cette croyance (qui n’a rien à envier à toutes les formes de totalitarisme et, principalement, au stalinisme) qui le conduit à réformer la France à un rythme effréné et avec une brutalité inédite, pour empêcher la société de résister. Il réussit là où plusieurs de ses prédécesseurs avaient renoncé ou avaient fini par composer avec l’opinion et les corps intermédiaires. Pour Macron, la vérité est libérale. L’ignorance économique domine les populations, il convient donc de réformer rapidement, en écartant toute considération sur la démocratie, au nom de la vérité, c’est-à-dire des conditions uniques de la prospérité économique, de la marche économique du monde, dont la France est prétendument restée en marges.

Pour Romaric Godin, le néolibéralisme finit toujours en autoritarisme, démocratique peut-être, mais autoritarisme quand même, réduisant l’écart entre les démocraties illibérales revendiquées par la Turquie et la Hongrie et les démocraties occidentales, prétendument libérales. « Progressivement, la pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron se rapproche de ce modèle ; le néolibéralisme malade et le pouvoir personnel semblent fusionner : ce président se rêve en monarque capable de faire renaître une France grâce aux réformes. Et, pour cela, il entend ne s’inquiéter d’aucun contre-pouvoir. » (p. 231).

Que peut-on craindre ou espérer dans ce contexte ? Pour l’auteur, plusieurs possibilités se dessinent. La plus certaine est « le durcissement du régime de la Ve république. » Le néolibéralisme va continuer à étayer son emprise sur la société. Une alliance entre les élites néolibérales et l’extrême-droite française est envisageable, dans la lignée de ce qui s’est passé au Brésil avec l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro. Mais le néolibéralisme est en crise à l’échelle mondiale depuis 2008. C’est pourquoi une alternative est envisageable, en particulier à la suite de l’épidémie du corona virus qui a largement discrédité la gestion néolibérale de l’hôpital et mis en évidence les conséquences du libre-échange sur la propagation du virus et sur les difficultés d’approvisionnement en matériel médical.

Le mouvement des gilets jaunes, témoin des catastrophes du néolibéralisme, a pris tout le monde au dépourvu. Loin des fantasmes des élites intellectuelles libérales d’un peuple xénophobe et antisémite, qui ne faisaient que prolonger ce qui était dit tout au long des révolutions du XIXe siècle, ce mouvement a montré concrètement les conséquences économiques pour les classes moyennes et populaires des réformes imposées. De nouvelles résistances sont envisageables, de même qu’un mouvement politique alternatif, si tous les courants anti-libéraux réussissent à peser sur l’opinion et sur les élections, en construisant « une liberté qui s’inscrive dans la coopération plutôt que la compétition ». Pour l’auteur, la France a d’ailleurs montré une singulière capacité de résistance à la crise de 2008, bien plus grande que tous les autres grands pays, Allemagne comprise, grâce à son modèle économique hybride.

Ce livre fait un bilan très clair et très lucide du néolibéralisme. Il permet de divulguer tous les mensonges du pouvoir sur le progressisme, sur la légitimité populaire et de montrer le macronisme sous son vrai jour, un autoritarisme indifférent à la question démocratique, une soumission aux diktats de la finance, un obscurantisme d’un genre nouveau, qui impose, par la violence de sa propagande mais aussi par une répression policière inédite, des réformes destructrices pour notre société, pour l’égalité (sur ce plan, l’Allemagne connaît certes un chômage moindre que la France, mais, depuis 20 ans, une explosion des inégalités dues au travail à temps partiel imposé), pour la liberté et pour la fraternité.

L’avenir nous appartient encore. « Il n’y a rien d’autre à perdre que le désastre, mais il y a un monde à gagner. » (p. 243)


Florent Bussy a participé à un livre collectif, à paraître le 12 juin : Ce que nous dit la crise du coronavirus, avec Serge Latouche, Pierre Jouventin, Jean-Luc Pasquinet, Jean Garel, Jean Pascal Derumier, Boris Pijuan, David Bernasconi, Alexandre Rojey, Catherine Verne, Florent Bussy, Tony Ferri, Bertrand Méheust, Dominique Jacques Roth, Simon Charbonneau, Paul Cassia, Pierre-Yves Poindron