Texte initialement paru en anglais dans la revue International Union Rights, 27e volume, n°3.
Répondre aux défaillances du droit du travail mises en évidence par la COVID-19
I
La crise liée à la COVID-19 a démontré que le droit du travail au Royaume-Uni a lamentablement failli à protéger et donner aux travailleurs les moyens de se défendre, alors que c’est en théorie son objectif premier. Il n’a pas permis de protéger les emplois des salariés, leurs revenus, leur santé et leur sécurité. En particulier, il a été incapable de garantir aux salariés le droit de participer aux prises de décisions concernant leur emploi, leur revenu ou leur sécurité. Les salariés britanniques doivent aujourd’hui faire face à la pire récession en Europe, sans doute auront-ils à subir la destruction d’emplois la plus colossale.
Bien avant la pandémie, l’instable et fragile « consensus d’après-guerre » caractérisant une bonne partie du XXe siècle fut détruit par l’avènement du néo-libéralisme adoubé par le gouvernement Thatcher. Les droits furent amputés, les organismes de régulation subirent des coupes budgétaires, la prérogative managériale se réaffirma, les syndicats furent écartés au sein de l’État, et l’agrégation des forces pour négocier collectivement et manifester fut sujette à une destruction méthodique. Les 13 années de gouvernement travailliste n’inversèrent pas la tendance et, menées au cours de la dernière décennie sous la bannière de l’austérité, les attaques continuèrent sans relâche. La couverture par les conventions collectives n’a eu de cesse de décliner passant de 82 % en 1976 à moins de 25 % avant la pandémie. Le nombre de syndiqués a suivi la même pente.
La conséquence de la suppression des protections par les conventions collectives pour une large majorité de salariés fut que – et ce avant la crise – les questions de sécurité de l’emploi, de salaire, d’heures et de conditions de travail étaient exclusivement l’apanage de l’employeur, sur la base du « c’est à prendre ou à laisser ».
La pandémie a mis en évidence cela. Elle a fait éclater au grand jour l’ironie de cette situation paradoxale et passée sous silence qui est que les quelques 7 millions de travailleurs « essentiels », indispensables au maintien du tissu social, se trouvent être (exception faite des médecins) parmi les plus mal payés et les moins bien protégés par le droit du travail si on les compare à l’ensemble des salariés. Le contraste entre leur rôle crucial et leurs statuts et conditions de travail révèle la nature irrationnelle et injustifiable de la façon dont sont fixés les statuts et conditions de travail par un « marché du travail » artificiel dans lequel les travailleurs ne sont ni plus ni moins que des marchandises dont on peut se débarrasser, de simples « ressources humaines ».
La crise économique qui se déroule sous nos yeux montre à quel point les travailleurs sont désarmés. Les travailleurs sont virés et les salaires drastiquement sabrés même dans des entreprises telles que British Airways où la présence des syndicats est forte. La faillite du droit du travail n’a jamais été aussi flagrante.
II
Une caractéristique frappante du droit du travail britannique est la quasi absence de fonctionnement démocratique dans le milieu professionnel. Depuis 1980 les appuis pour garantir la négociation collective ont été retirés de la loi – les gouvernements conservateurs remettant en cause la politique étatique qui avait prévalu (au moins) de 1909 à 1979. Les nombreuses restrictions au droit de grève qui furent imposées depuis 1979 ont aussi amoindri la négociation collective. La procédure de reconnaissance statutaire a été particulièrement inefficace pour inverser la tendance. Même là où la négociation collective se poursuit, elle a largement perdu de sa superbe. Dans le secteur public, où la négociation collective est la plus répandue, le gouvernement refuse de négocier sur la question des salaires et impose à la place le plafonnement des salaires ou la création de commissions pour la révision des rémunérations qui détermineront les salaires. Dans le secteur privé, les entreprises qui appliquaient les accords nationaux par secteur fixent maintenant leurs propres conditions ; la négociation collective n’est pratiquée qu’à hauteur de 13 % dans les entreprises privées.
Par conséquent, la négociation collective est largement à l’agonie et va même jusqu’à disparaître de la mémoire collective chez la jeune génération. En dehors des quelques îlots pratiquant encore la négociation collective il n’y a pas de fonctionnement démocratique dans le milieu professionnel. Aucune loi ne rend obligatoire la participation des salariés aux conseils d’administration. Il y a peu de coopératives. La proposition du TUC [1] de réunir autour de la table syndicats, employeurs et gouvernement afin de former un Conseil National de Relance est restée lettre morte.
III
L’impuissance inacceptable de la loi à protéger la santé, la sécurité et la vie des travailleurs lors de cette pandémie est une évidence pour tous. De nombreux salariés essentiels ont perdu la vie à cause de la COVID-19 et des milliers d’autres ont été contaminés. Toutefois, obligation est faite à l’employeur de respecter le droit statutaire qui consiste à assurer une protection de l’intégrité et de la santé des salariés quel que soit leur poste, et c’est du devoir de l’État de s’assurer que cette obligation est appliquée. L’obligation de fournir des équipements de protection individuelle aux normes, un lieu de travail où la sécurité est assurée, l’évaluation des risques au travail et de consigner les maladies ou accidents causés par le travail ne sont pas de simples obligations liées à un statut mais elle impliquent une responsabilité pénale. Le problème est que pendant cette crise les employeurs et le gouvernement ont pris les obligations définies par la loi en somme pour de simples conventions qui peuvent être impunément balayées d’un revers de main. Les attributions de l’inspection du travail et des autorités régionales de santé sont bien établies et chacune a un champ de compétences bien défini, cependant leur budget ayant été tellement revu à la baisse, il leur est impossible de faire appliquer la loi.
Pour ceux que l’on a pressé de télé-travailler, le droit à la santé et à la sécurité ont largement été oblitérés. Les sièges, les claviers et les écrans ergonomiques, les pauses et tout le ce qui s’ensuit ont été troqués contre la table de la cuisine. Les salariés de l’industrie manufacturière, en particulier du vêtement, qui travaillent chez eux ne verront jamais un inspecteur vérifier la dangerosité de leurs machines ou la qualité de l’air.
IV
Une étude du TUC démontre qu’avant la crise sanitaire 3,7 millions de personnes (un travailleur sur neuf au Royaume-Uni) occupaient un emploi précaire. Parmi eux on trouve les contrats zéro-heure ou de courte durée, les intérimaires et les travailleurs saisonniers, les travailleurs pauvres, souvent les auto-entrepreneurs bidons et ceux obligés de s’auto-employer pour des entreprises de services et de livraison. Les seuls contrats zéro-heure ont augmenté entre 2010 et 2019 pour passer de 168000 à 900000. L’augmentation du travail précaire renforce les inégalités sociales déjà existantes puisque le travail précaire concerne avant tout les jeunes, les femmes, les non-blancs et les bas salaires.
Pour parvenir à ce niveau d’insécurité dans l’emploi, les employeurs ont enfoncé un coin dans les fissures grandissantes du droit du travail britannique sur le statut professionnel de façon à éviter d’être tenus aux obligations leur incombant sauf quand ils emploient un contrat à durée indéterminée. La législation a brillamment failli à se mettre en phase avec la réalité. Le coût pour l’employeur reste bas étant donné qu’il ne paie l’employé qu’à l’heure (ou parfois à la minute) travaillée tout en désengageant sa responsabilité quand la présence de l’employé n’est pas nécessaire.
La recrudescence de cet engagement a minima a été amplifiée par la crise sanitaire car les précaires ont été les premières cibles de la vague de licenciements sans bénéficier du chômage partiel ou d’indemnités compensatoires.
Maintenant que la période de chômage partiel touche à sa fin et qu’une subvention mal fichue créée en septembre à destination des employeurs permet une réduction du temps de travail (tout en réduisant le coût des licenciements, excepté pour les employés à temps plein), le couperet de la précarité tombe : 3 millions, c’est l’estimation du nombre de chômeurs à la veille de 2021.
V
Le niveau de rémunération dépend de la générosité du contrat de travail et n’est que marginalement du ressort de la loi. Le principal moyen d’atteindre un revenu décent est évidemment la négociation collective. Néanmoins, comme cela a déjà été relevé, la couverture par les conventions collectives s’est considérablement amenuisée. Dans le secteur public, où les conventions collectives résistent encore, elles ont été très largement vidées de leur substance en évinçant la question du salaire de la négociation collective.
C’est sans surprise que depuis quarante ans la part du revenu des salariés dans le revenu national baisse inlassablement alors que les profits et dividendes en faveur des actionnaires augmentent au détriment des salaires. En 1976, 65,1 % du produit intérieur brut (PIB) était dédié aux salaires ; en 2019, la part dédiée aux salaires s’est effondrée à hauteur de 49,2 %. C’est un marqueur cruel de la vague montante des inégalités qui minent le Royaume-Uni (et beaucoup d’autres pays).
La dernière décennie a été marquée par la plus importante compression des salaires depuis les guerres napoléoniennes, le salaire du salarié moyen avant la crise sanitaire était en fait encore plus bas qu’il ne l’était il y a dix ans. Les chiffres de l’OCDE indiquent que le niveau des salaires au Royaume-Uni depuis la crise de 2008 est l’un des pires de l’ensemble des pays de l’OCDE.
Depuis cinquante ans même si l’égalité de traitement des hommes et des femmes suppose qu’à travail égal, salaire égal, l’écart de rémunération se maintient à 17,3 %. Le salaire minimum prévu par la loi, bien qu’il bénéficie aux très bas salaires, est si minime qu’il contrevient à la législation internationale. Ceux qui peuvent prétendre au salaire minimum touchent moins que ce que la loi exige.
Les bas salaires sont évidemment le premier facteur de pauvreté. Avant le confinement, 9 millions de personnes (dont 3 millions d’enfants) vivant sous le seuil de pauvreté vivaient dans un foyer où au moins une personne devait travailler. Le confinement a bien sûr aggravé les situations déjà précaires. Une étude a recensé que près d’un cinquième des foyers avec enfant(s) a eu un accès à la nourriture insuffisant pendant le confinement, nombre de repas ayant été sautés et nombre d’enfants n’ayant pas assez à manger.
VI
Le point de départ pour envisager l’avenir est de tirer les leçons du passé. Il est vrai que certains semblent voir la COVID-19 comme un inconvénient et un frein au projet de marchés ouverts, à la mondialisation et à la marchandisation de la force travail. Pour défendre ce projet nous avons un ancien ministre des finances britannique qui, au début de la pandémie, prévenait que le marché libéralisé était l’unique moyen de relancer l’économie post-pandémie, et qu’une fois la pandémie passée on ne pourrait pas accepter que la gauche obtienne satisfaction sur la question de qui crée la richesse. Mais, alors que la pandémie se propage, cette posture devient de plus en plus intenable : si le marché libéralisé n’est pas à l’origine de la pandémie, il a indéniablement intensifié ses conséquences et n’a proposé aucune alternative pour la dépasser.
Il est stupéfiant que cette vision de la situation soit parvenue à ressusciter des références inattendues comme quand Kristalina Georgieva, du FMI, a évoqué le souvenir de Sir William Beveridge dans son allocution au Forum économique international de juin 2020. Elle y salua le célèbre Rapport Beveridge de 1942 – considéré par d’aucuns comme le fondement de l’État providence moderne non seulement au Royaume-Uni mais aussi partout en Europe – comme ayant permis de rebâtir un pays meilleur après la Seconde Guerre mondiale. Parmi ses bienfaits on compte la création de la NHS [2] qui a « sauvé tant de vies aujourd’hui ». La NHS n’est pas un legs néolibéral.
L’engagement de Beveridge fut salutaire. L’auteur de l’un des plus grands textes du XXe (les gens faisaient la queue dans les libraires d’État pour l’acheter) n’avait rien d’un radical. C’était une figure de l’establishment qui, dans d’autres textes, toutefois, expliquait sans ambiguïtés qu’il était nécessaire de préserver les libertés fondamentales (comme la liberté d’association) : « nous devrions être préparés à utiliser le pouvoir de l’État pour autant que la nécessité l’impose sans aucune limite aucune afin d’abolir » ce qu’il désignait comme les cinq terribles maux de notre époque. A savoir : la misère, la maladie, l’insalubrité, l’ignorance et l’oisiveté.
Que Kristalina Georgieva remette au goût du jour le Rapport Beveridge était peut-être surprenant à la lumière encore d’autres écrits de Beveridge où l’on peut lire que « le contrôle privé des moyens de production, assorti du droit de salarier d’autres personnes pour utiliser ces moyens de production, qu’importe que l’on se prononce pour ou contre pour d’autres raisons, ne peut pas être décrit comme une liberté fondamentale ». Ceci est également surprenant car il affirmait que la façon de résoudre la crise d’après-guerre (bien plus profonde que la crise sanitaire d’aujourd’hui, cela va sans dire) n’était donc « pas un problème de liberté fondamentale à commercer mais de propriété des moyens de production ».
VII
Le rapport Beveridge, déterré bien à propos par Georgieva, était le fruit d’une époque donnée et la réponse à une crise particulière. C’était une réponse sur le plan national dont les retentissements furent internationaux. Cependant, cela ne constitua qu’une part du véritable bouleversement qui se traduisit par l’intervention à grande échelle de l’État dans l’économie (dont l’encadrement des conditions de travail) et pas uniquement par le financement et la généralisation des services publics. Le rôle extrêmement étendu de l’État pendant l’effort de guerre devait se poursuivre en temps de paix. Le rapport Beveridge rebâtit et consolida ce que la commission de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) sur l’Avenir du travail devait qualifier de « contrat social du XXe siècle », et qui est désormais appelé « le consensus d’après-guerre ».
Ce contrat social trouve sa traduction dans la Déclaration de Philadelphie de l’OIT (1944) dont la validité renouvelée est brutalement remise en évidence par la pandémie. Au moins quatre des dispositions essentielles de la Déclaration de Philadelphie ont aujourd’hui besoin d’être reprises de toute urgence pour soutenir les initiatives nationales et internationales face à la pandémie. Premièrement, il faut engager une politique de plein emploi alors que le nombre de chômeurs augmente et que l’impuissance des gouvernements est patente. La problématique de l’emploi au Royaume-Uni se manifeste plus dramatiquement qu’ailleurs, et cela surtout après la création en septembre par le gouvernement d’une subvention salariale pour l’activité partielle.
Bien que le TUC appuie ce plan présenté comme une « victoire pour les syndicats », celui-ci est profondément décevant et il est conçu de telle manière qu’il condamne inutilement des millions de salariés au licenciement économique et probablement à une perte d’emploi à long terme (comme l’a fait remarquer le ministre des finances du Cabinet fantôme travailliste). Mais, ce n’est pas la seule inquiétude qui surgit, car des millions d’autres salariés sont déjà pris à la gorge à cause de la nature précaire de l’emploi aujourd’hui, les salariés étant embauchés temporairement et en fonction de la demande, ce qui va à l’encontre du premier principe de la Déclaration de Philadelphie selon lequel le travail n’est pas une marchandise. Si on considère que cela n’est pas qu’une lubie, il faut cesser de parler de marché du travail et tout mettre en œuvre pour que les salariés aient des emplois stables et pérennes.
Un troisième principe de la Déclaration de Philadelphie s’incarne dans le contrat de travail qui doit garantir « pour tous un partage équitable des fruits du progrès ». Avec ses projets de salaire minimum à l’échelle européenne, la Commission européenne doit en prendre bonne note.
Bien que la Déclaration de Philadelphie fasse confusément référence à un « salaire minimum de subsistance », ce ne serait pas encore assez pour satisfaire à un « partage équitable des fruits du progrès », qui supposerait de se placer à un niveau de salaire bien plus élevé. C’est une nécessité qui doit pousser à intervenir pour s’assurer que l’accablement du plus grand nombre et les profits d’une minorité – conséquences de la pandémie – puissent trouver des solutions dans la justice sociale.
VIII
En revanche, c’est le rôle des syndicats de fournir les armes de la bataille pour la reconstruction qui suivra la crise, et de suivre les exemples de reconstructions comme après la Première Guerre mondiale (quand l’OIT a été fondée), après la Grande Dépression (quand les procédures de négociation collective en Grande-Bretagne et partout dans le monde se sont largement développées) et après la Seconde Guerre mondiale (quand l’OIT a connu un second souffle et que les procédures de négociation collective se sont diversifiées dans de nombreux pays). La Déclaration de Philadelphie est on ne peut plus claire quand elle exhorte tous les peuples à exiger la mise en place de programmes afin d’aboutir à « la reconnaissance réelle du droit à la négociation collective ».
Par une curieuse ironie du sort, beaucoup des solutions aux problèmes que nous devons affronter se trouvent dans les recommandations de la commission de l’OIT de 2019 sur « l’Avenir du travail » avec ses propositions de droit universel au travail, de droit de regard élargi sur le temps de travail et de dynamisation de la représentation syndicale. Rédigé avant la pandémie afin de répondre à l’austérité et la mondialisation, ce rapport semble avoir été oublié dans la Déclaration du centenaire de l’OIT. Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui ce rapport demeure étrangement prémonitoire et qu’il est absolument indispensable d’y souscrire massivement.
K. D. Ewing, professeur de droit au Kings College de Londres et vice-président de l’ICTUR
Lord Hendy QC, président de l’ICTUR