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Amazon ou la plateformisation de l’économie capitaliste

mardi 24 novembre 2020, par Denis COLLIN

Amazon ou la plateformisation de l’économie capitaliste

Il y a beaucoup de polémiques sur Amazon. Membre éminent du club des GAFAM, l’entreprise de Jeff Bezos s’assure une position dominante et apparaît comme un monstre qui tue tout le reste de l’économie marchande. Jadis, nous avions « Mammouth écrase les prix » et la concurrence avec. Aujourd’hui c’est Amazon qui dévaste la bonne vieille économie marchande d’hier. Mais je me demande si la « pompe à phynances » de Jeff Bezos ne serait pas l’arbre qui cache la forêt,

Les partisans de la libre concurrence ne devraient surtout pas s’offusquer du triomphe d’Amazon, puisque la concurrence est « faite pour » tuer la concurrence et conduit invariablement au monopole. Le prétendu « communisme » d’hier était bien l’avenir du monde, puisque le capitalisme conduit tout droit à la monopolisation des moyens de production et d’échanges et à l’édifice d’une bureaucratie tentaculaire. Les partisans de la « libre entreprise » qui se plaignent du triomphe des monopoles sont des gens qui maudissent les effets dont ils chérissent les causes. Et, comme le disait Bossuet, Dieu se rit de ces gens-là.

Il y a cependant un véritable scandale : Amazon ne paye pas d’impôts là où il gagne de l’argent (Bezos : +83% depuis le début de 2020). Mais ceci n’est que l’un des multiples effets pervers des directives européennes. Amazon est une société luxembourgeoise en Europe… Et c’est l’application des règlements européens qui permet à Amazon de se dispenser d’impôts. Comme ce sont ces mêmes règlements qui permettent au groupe FCA-PSA d’avoir Amsterdam pour siège social où il côtoie Nissan-Renault et, tout proche, IKEA installé à Delft (pour ne citer qu’eux). Si on boycotte toutes les entreprises exilées fiscales, la consommation va se réduire sérieusement. Les européistes qui pleurnichent contre le méchant géant américain sont soit des idiots, soit des tartuffes. On ne peut tout de même pas condamner quelqu’un qui obéit aux lois auxquelles on a donné son assentiment. Les dirigeants français qui tapent du poing sur la table pour imposer les GAFAM puis vont se coucher ensuite bien gentiment sont tout à fait ridicules. Bezos, Gates, Page et consorts rient comme des bossus à la comédie que jouent les gouvernements français depuis de nombreuses années.

Pour en finir avec le bal des faux-culs, les élus de tous bords se précipitent pour implanter des entrepôts Amazon chez eux. Amazon emploie pour l’instant près de 10 000 personnes en France, dans des conditions qui choquent les belles âmes mais qui ne sont pas très différentes de celles que l’on trouve de plus en plus dans de nombreuses entreprises depuis que les syndicats ont commencé à se décomposer ; la pression du chômage conduit souvent les salariés à accepter ce qu’ils trouvent – par exemple, dans le commerce, notamment dans certaines grandes surfaces, les heures supplémentaires non payées sont souvent devenues la règle, du moins avant que les commerces ne ferment…

Il me semble qu’il faut plutôt essayer de comprendre la nouveauté introduite par le « e-commerce » dont Amazon est la pointe avancée. Il s’agit d’une transformation radicale du mode de production capitaliste qu’on pourrait appeler sa « plateformisation », qui, à la place des entreprises et du marché institue un nouvel agencement, l’économie de plateformes. L’économie capitaliste du « monde d’hier » était structurée autour de l’entreprise (qui achète, produit et vend) et le marché où les producteurs échangent leurs marchandises. Les plateformes comme Amazon, Cdiscount pour la France, Darty-FNAC et tant d’autres plus sectorielles bouleversent radicalement cette structure et accaparent, par leur position une part croissante de la valeur produite. Avec quelques dizaines de milliers d’employés à peine, les GAFAM concentrent une part croissante de la capitalisation en devenant le cœur de la machinerie de la valorisation de la valeur. Les « marketplaces » innervent l’ensemble des processus de l’échange marchand parce qu’ils sont d’abord des centralisateurs de l’information digitalisée. Amazon ressemble à une grande surface ordinaire : des achats en masse, des entrepôts et des livraisons pour les clients. Mais c’est presque facultatif. Google vend de l’information et uniquement ou presque de l’information. Les machines Google (type Chromebook) n’ont pas d’autre but que d’étendre les usages de Google.

Comment ce système fonctionne-t-il ? D’une part les magasins ou les particuliers passent par la plateforme pour vendre ce qui est à vendre. La plateforme recrute les clients, prend les commandes, encaisse le règlement, assure en partie le SAV et… prélève sa dime au passage. Mais elle ne s’occupe pas de l’expédition – c’est-à-dire de tout ce qui demande de l’énergie et de la matière. Mais pourquoi le commerçant ou le producteur traditionnel passe-t-il par la plateforme ? D’abord parce qu’elle lui donne accès à un marché élargi : ainsi ce marchand de jouet de Castelnaudary qui vend sur le site de la FNAC. Il a son propre site de vente en ligne mais la FNAC donne une surface qu’il n’aurait jamais autrement. Ensuite, outre le traitement de l’information commerciale (commandes, factures, etc.) la plateforme fait de la publicité et offre au client de l’information qui va guider son choix. Mais d’où vient cette information ? Des clients eux-mêmes qui remplissent soigneusement les évaluations, de une à cinq étoiles avec ou non commentaires. Le traitement en masse des données permet de mieux cerner les envies du client, de proposer d’autres produits à acheter avec le produit recherché, etc. La plateforme revend ainsi de l’information qu’elle a obtenue gratuitement grâce à nos « clics ». Elle est l’organisateur et le régulateur du marché, qui n’est plus vraiment un marché mais quelque chose de complètement nouveau. Amazon, ce n’est pas un super-catalogue de la Redoute ou du Chasseur français ! En aval, il y a la distribution qui suppose tout un réseau de points relais, le bureau de tabac ou la blanchisserie du coin, où le client va retirer son colis. Amazon a beaucoup recours à la Poste, en France, qui reste son distributeur principal. Beaucoup d’autres utilisent des entreprises de transport privées ou des transporteurs uberisés, c’est-à-dire des individus qui louent un camion pour se faire livreurs ou qui achètent leur camion pour avoir le droit de livrer (comme dans le film de Ken Loach, We missed you). Tous ces gens sont des « indépendants », ils ne dépendent pas de la plateforme juridiquement. Ils se contentent de passer contrat avec elle, mais ils ont besoin d’elle pour vivre, de plus en plus.

Il y a un autre aspect. Les plateformes sont aussi un « marché du travail ». Ainsi Amazon propose Mechanical Turk (MTurk) qui est, selon le géant américain, « un marché de crowdsourcing [« approvisionnement par la foule », DC] qui permet aux particuliers et aux entreprises d’externaliser plus facilement leurs processus et leurs emplois à une main-d’œuvre répartie qui peut effectuer ces tâches virtuellement. Cela pourrait comprendre tout ce qui va de la simple validation des données et de la recherche à des tâches plus subjectives comme la participation à l’enquête, la modération du contenu et plus encore. MTurk permet aux entreprises d’exploiter l’intelligence collective, les compétences et les connaissances d’une main-d’œuvre mondiale pour rationaliser les processus opérationnels, augmenter la collecte et l’analyse des données et accélérer le développement de l’apprentissage automatique. »

Coupe du Turc mécanique selon Racknitz, avec la position supposée de l’opérateur. Source Wikipédia.

Le nom du système fait référence à la fameuse « machine » censée jouer aux échecs inventée par le baron von Kempelen (1769). Une figurine représentant un Ottoman jouant aux échecs était animée par un nain caché dans le pseudo-mécanisme de la machine et ayant accès au plateau par un système de miroirs. Amazon est une entreprise qu’on doit louer pour sa franchise. Derrière les programmes informatiques, il y a des hommes, payés à la tâche et « externalisés ». Si vous voulez numériser des tonnes de papier, les machines de reconnaissance de caractères ne suffisent pas – elles ont encore beaucoup de mal à reconnaître l’écriture manuelle. En subdivisant convenablement cette tâche et en faisant valider par des milliers d’opérateurs aux quatre coins du monde (notamment en Afrique et en Asie) ces documents numérisés, on obtient la « réalisation des tâches virtuellement » ! Pourquoi « virtuellement » ? Parce qu’il n’y a pas une entreprise de numérisation mais des milliers de personnes qui réalisent un petit morceau de la tâche. Les « tacherons » payés au « clic » voilà la face cachée de l’économie de plateforme qui contribue considérablement à détruire le salariat dans le secteur tertiaire. Le « travail en miettes » (cf. G. Friedmann) n’est plus celui des « cols bleus » mais celui d’un sous-prolétariat de cols blancs ou de salariés qui « cliquent » pour obtenir un complément de revenus. Et comme la plateforme est mondiale, le travail peut s’effectuer en continu.

Laissons encore la parole à Amazon : « Bien que la technologie continue de s’améliorer, il y a encore beaucoup de choses que les êtres humains peuvent faire beaucoup plus efficacement que les ordinateurs, comme modéliser le contenu, effectuer la déduplication des données ou la recherche. Traditionnellement, des tâches comme celle-ci ont été accomplies en embauchant une importante main-d’œuvre temporaire, ce qui prend du temps, coûte cher et est difficile à faire évoluer, ou qui a été abandonné. L’externalisation ouverte est un bon moyen de décomposer un projet manuel et fastidieux en tâches plus petites et plus faciles à gérer et à accomplir par les travailleurs répartis sur Internet (aussi appelées « microtâches »). »

Le site Amazon du MTurk est en anglais. La traduction que je donne ici a été faite par un site spécialisé (Reverso). J’ai vérifié la traduction, mais l’essentiel du travail a été fait avant, par la validation de traduction par les traducteurs humains qui permettent ensuite à la machine Neural Machine Translation de paraître une simple intelligence artificielle (le « neural » est là pour nous inciter à croire cela). Mais comme dans le Turc du baron, il y a des milliers de nains dans la machine.

Pour en savoir plus, on lira avec profit En attendant les robots de Antonio A. Casilli (Seuil, 2019). Certes, pour produire les conditions matérielles d’existence des humains, le clic n’est d’aucune utilité. Il faut de l’énergie, de l’huile de coude, de la matière. Mais l’organisation du travail, c’est-à-dire la division du travail et la structure du mode de production, c’est un certain genre de rapports sociaux entre les humains. L’économie de plateforme organise ces rapports sociaux, détruit le salariat au profit du travail à la tâche dans des conditions qui font immanquablement penser aux débuts du capitalisme et, devenant la clé du système, elle s’accapare la plus grande-partie de la valeur produite. Mais ce n’est pas Amazon qui produit la valeur, ce sont les gens qui impriment des livres, fabriquent des parasols ou des ordinateurs, etc. et donc l’ensemble du système productif – la valeur est toujours produite socialement – mais désormais une part croissante tombe dans la poche des plateformes. On remarquera que le modèle économique néoclassique suppose un marché où l’information des « acteurs » est totale. Il se trouve que l’information totale stockée sur les datacenters et traitée par les machines IA aboutit à la liquidation du marché libre. Encore un paradoxe intéressant.

Ainsi la dénonciation du grand méchant Amazon n’a de sens que si (1) elle s’inscrit dans une critique radicale de l’organisation économique d’aujourd’hui et non pas simplement dans la lutte des petits commerçants contre les gros. Et si (2) on commence à faire des propositions alternatives sérieuses et non des manières de s’acheter à bon marché – quand on en a les moyens – une bonne conscience politiquement correcte.

Denis Collin – le 24 novembre 2020

Messages

  • Cela fait au moins cinq décennies que je cherche quel serait le moins mauvais système (pour rester dans l’expression de Churchill) économique et social soutenable par la complexité humaine.
    Assez rapidement, j’ai compris ce qu’était le régime de l’Union Soviétique auquel se référaient les communistes français.
    A la lecture des 21 conditions dites de Moscou, non seulement j’ai refusé d’adhérer à cette idéologie mais, au contraire, j’ai décidé de la combattre.
    Je n’ai jamais regretté mon choix, surtout quelques années plus tard, quand des collègues de travail, affectés au service des lignes aux PTT, expliquaient qu’il fallait être vigilant quand on refusait d’adhérer à l’officine communiste, car les manches de pioches pouvaient voler très bas ! Cette politique de l’intimidation se pratiquait presque partout où la CGT tenait le haut du pavé.
    J’en profite pour dire que je refuse d’entrer dans le débat des tendances communistes. J’ai vécu de près la pratique des trotskistes lambertistes, je ne suis pas sûr que si cette tendance avait pris le pouvoir, elle aurait agi très différemment des staliniens !
    Au pôle opposé, je n’ai pas été davantage séduit par le soi-disant « rêve américain »
    Au début des années 60, dans les campagnes, la TSF : trois stations et la télévision : une chaîne étaient les seuls moyens de s’informer sur l’état du monde.
    L’assassinat de Martin Luther King révéla le problème des droits civiques. La tournée en Europe de la chanteuse Joan Baez mis en lumière l’opposition d’une grande partie du peuple américain à la guerre du Viêt Nam. De fait, ces actions prolongeaient l’affaire Rosa Parks de 1955.
    J’en ai vite déduit que le « rêve américain » n’était qu’un leurre.
    Ainsi, pour moi, le choix politique se rétrécissait, car le maoïsme ressemblait tellement à son frère jumeau le stalinisme que je ne pouvais être tenté.
    Au milieu du siècle dernier, deux courants dominaient la scène politique et intellectuelle française avec Jean-Paul Sartre et Raymond Aron.
    L’ambiguïté de Sartre, compagnon de route du communisme en général et de l’URSS en particulier, rendait illisible la ligne politique de cet intellectuel.
    La ligne politique de Raymond Aron, même si elle était contestable sur certains points, laissait des espaces de liberté.
    Sans en faire un référent politique, je préférais ce courant de pensée où l’humanisme pouvait trouver sa place s’il voulait s’en donner les moyens.
    Dit plus clairement, j’optais pour la « libre entreprise »
    D’ailleurs, j’ai peine à comprendre l’articulation d’une société de liberté de la presse, de liberté d’association, mais de collectivisation des moyens de production !
    S’opposer à la libre entreprise et prendre Jaurès comme référent de la gauche me paraît relever d’un exercice intellectuel plutôt casse-gueule.
    Il en est de même avec le Conseil National de la Résistance qui n’a pas été construit sur des bases collectivistes.
    Je ne confonds pas « libre entreprise » et « concurrence libre et non faussée » Entre les deux, il y a un espace de liberté propice à l’épanouissement de l’humanisme par la pratique de la lutte des classes pourvu que les individus concernés s’investissent.
    Que je sache, c’est bien sous un régime de libre entreprise qu’ont été créées la Sécurité Sociale (santé – famille – retraite) l’assurance chômage, les conventions collectives ……
    Si tout ceci s’étiole, jour après jour, c’est parce que les partis de gauche se sont convertis au social libéralisme européiste, parce que les confédérations ouvrières françaises et européennes historiquement affiliées à la lutte des classes ont opté pour le fumeux « dialogue social » dont le dernier avatar s’est déroulé à la dernière fête de l’Huma où Philippe Martinez a dialogué avec Geoffroy Roux de Bézieux !!!
    Pour moi, la libre entreprise correspond le mieux à la diversité et à la complexité humaine, mais cela oblige les classes à s’organiser pour réaliser un équilibre entre les forces du travail et les forces de l’argent, ce que ne fait plus, feu la classe ouvrière.

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