Au moment où les cartels des narco trafiquants tiennent le Mexique dans leurs griffes, et nous laissent imaginer notre futur possible, est-il bien utile de parler de son passé révolutionnaire, sinon par romantisme stérile ?
Une réponse peut nous être donnée par l’ouvrage du professeur d’histoire politique, collaborateur du grand quotidien progressiste mexicain La Jornada [1], et de longue date militant internationaliste latino américain, l’historien Adolfo Gilly, La Révolution mexicaine, 1910-1920. Une révolution interrompue ; une guerre paysanne pour la terre et le pouvoir que Syllepse a eu la bonne idée de rééditer [2] fin 2000. Une pièce importante ajoutée à la documentation dont nous disposons en français sur la révolution mexicaine [3].
Voici la présentation de Syllepse :
« De 1910 à 1920, Emiliano Zapata, Pancho Villa et les paysans en armes en quête de justice, de terre et de liberté se sont battus contre un régime militaire corrompu et une bourgeoisie libérale qui tentait de prendre le pouvoir. Ces deux révolutionnaires restent aujourd’hui encore dans la mémoire des humbles du Mexique : leurs figures sont évoquées à chaque fois que l’on s’insurge contre les possédants et les gouvernants. Ainsi, les Indiens du Chiapas, éternels oubliés d’une « modernité » barbare qui ravage périodiquement le pays, se sont-ils rangés sous la bannière du zapatisme.
Cet ouvrage est une référence majeure sur ce moment révolutionnaire. En donnant âme, chair et sang à cette guerre paysanne pour la terre et le pouvoir, Adolfo Gilly nous invite à comprendre le Mexique d’aujourd’hui à travers l’épopée et la réalité d’une révolution « interrompue » dont le souvenir et les idéaux hantent et enchantent encore notre imaginaire… »
Adolfo Gilly, Argentin d’origine (1928), est tôt venu étudier au Mexique [4], où il militera d’abord dans les rangs du Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT), membre de la IVème Internationale (trotskyste). Ce qui lui valut des années de prison [5] (1966-1972) pendant lesquelles il écrivit son livre.
Ce livre, publié en 1971 sous le titre de La revolución interrumpida, est en lui-même une histoire, dont témoignent ses successives rééditions et ses multiples éditions internationales.
Il est d’abord en 1971 ouvrage de combat politique : faire connaître et défendre les conquêtes du passé, pour mieux préparer les luttes à venir.
Ce texte de prison est retravaillé dans l’exil universitaire étasunien qui suit la libération. Gilly précise son analyse, en lui ajoutant un abondant appareil critique. Le livre est publié en anglais en 1982.
De retour au Mexique, Gilly est en mai 1989, avec Cuauhtémoc Cárdenas [6] un des fondateurs du Parti de la Révolution Démocratique (PRD). Rassemblant alors la grande majorité des formations de la gauche mexicaine, le PRD s’oppose à l’hégémonie droitière du vieux Parti Révolutionnaire Institutionnel, PRI.
De 1997 à 2000, Gilly est un important collaborateur de Cárdenas, élu maire de Mexico.
Son ouvrage connaît une réédition mexicaine en 1994 , alors que se développe depuis janvier au Chiapas l’insurrection paysanne et indigène de l’Armée zapatiste de libération. Pour Gilly, qui eut des contacts étroits avec le Subcomandante Marcos, ce recours légitime à l’insurrection contre l’avancée capitaliste, s’inscrit évidemment dans la culture de la Rébellion née de la Grande Révolution, dont le souvenir était à la fois honoré et trahi par le pouvoir. Mais son écho dans toute la société mexicaine va au-delà de l’imaginaire révolutionnaire et engage un processus politique et social de régénération nationale antilibérale.
Par ses analyses nationales et internationales, Gilly est alors un intellectuel majeur, non seulement au Mexique, mais pour toute l’Amérique latine [7]
Depuis le début de notre nouveau siècle, il ne cesse de dénoncer l’épouvantable situation dans laquelle se débat le pays : le peuple Yaqui dépossédé de son accès à l’eau, l’oppression des peuples indigènes, les déplorables conditions de l’éducation et de la santé, les milliers de disparitions et assassinats, la terreur imposée par lesnarcos, les bas salaires, la question des migrants, la décomposition de l’appareil politique, la répression sélective, les féminicides, le sol et le sous sol mexicains vendus grâce à l’accord de libre échange américain de 1994 [8] …
Les éléments les plus à gauche du PRD ont créé en 2012 le Mouvement de régénération nationale, MORENA, dont le fondateur Andrés Manuel López Obrador est devenu président du Mexique en décembre 2018. Gilly a salué la victoire avec prudence et lucidité [9]
Mais revenons à la Révolution de 1910-1920.
Avant d’être omnibulée par la guerre civile européenne, la presse française eut beau jeu de n’y voir qu’une chaine incompréhensible et ridicule : coups d’État de généraux d’opérette, retournements de situations, soulèvements armés avec chevauchées pittoresque de bandits aux grands sombreros… Et de quoi se perdre dans la chronologie.
Rappelons donc brièvement les événements confus de ces dix années révolutionnaires.
Président-dictateur depuis 1876, le général Porfirio Diaz avait modernisé le pays, l’avait ouvert à l’investissement capitaliste, tout en assurant la main mise sur la terre d’une étroite oligarchie, au détriment de millions de paysans dépossédés. Situation grosse de terribles tensions sociales.
En novembre 1910, un politicien libéral, Madero appelle à l’insurrection contre la réélection plus que douteuse de Diaz. Il a initialement le soutien des Etats-Unis où il s’était réfugié [10] . L’insurrection madériste se développe à partir du Nord avec le renfort des troupes paysannes de Pancho Villa, implanté dans l’état nordiste de Chihuahua, cependant qu’au Sud, Zapata mène à partir de son État de Morelos la lutte pour la restitution des terres aux communautés paysanne. Diaz doit quitter le pouvoir, et Madero est élu président en octobre 1911. La désillusion suit ses promesses non tenues. En février 1913, le général conservateur Huerta prend le pouvoir par un coup d’État et assassine Madero. Élu président, Huerta rencontre la résistance armée d’une triple opposition, celle du sénateur libéral constitutionnaliste Carranza, celle de Villa et celle de Zapata. Après la défaite de ses troupes fédérales au printemps 1914, Huerta doit s’exiler. Mais après l’échec de leur Convention d’Aguascalientes en octobre 1914, les vainqueurs s’affrontent. Alors que les zapatistes sont bloqués au Sud, le général carranciste Obregón défait Villa en 1915 et le repousse au Nord. Carranza est élu président en 1917, mais il est renversé en 1920 par le coup d’état du général constitutionnaliste Obregón, qui devient président et clôt le long épisode révolutionnaire.
On imagine comment, à partir des brefs échos qu’en donnait la presse, le lecteur français a pu réagir devant cet embrouillamini.
Les socialistes français se se désintéressèrent de cette lointaine révolution, car, fidèles à la vulgate marxiste (que ne partageaient plus la majorité des socialistes russes), ils pensaient qu’une révolution socialiste n’était pas possible dans un pays arriéré. Il faudrait, pour qu’elle advienne, que ce pays atteigne un vrai degré de développement capitaliste, et, partant, la formation d’une importante classe ouvrière.
Seuls les anarchistes et libertaires saluèrent la tentative du leader anarchiste Magón qui, avec l’aide de syndicalistes anarchistes étatsuniens [11], s’empara en 1911 de deux minuscules communes proches de la frontière [12], et y fonda pour quelques mois une république communiste indépendante des Madéristes (bourgeois) et des Villistes (révoltés paysans sans ligne politique [13]). Villa mettra fin à l’entreprise.
Comme bien d’autres marxistes, Gilly a recours à l’analyse de classe pour donner sens et lisibilité à ce chaos révolutionnaire qu’il interprète à partir de la théorie trotskiste de la Révolution permanente.
Pour lui, la Révolution fut par essence une guerre paysanne pour la terre [14].
Dès les premiers mois du soulèvement madériste, un peu partout, les paysans (peines et Indiens) spontanément, sans chefs nationaux et sans coordination, reprirent les terres volées par les grandes haciendas. Ainsi, la « vraie » Révolution mexicaine commença quand les masses paysannes imposèrent leur force brutale au personnel politique de la révolution bourgeoise et petite bourgeoise.
Mais leur lame de fond était privée d’une vision « nationale-politique » spécifique de la Révolution. Au Nord, Villa, même formellement, demeurait un soldat de Carranza.
Et Zapata s’en tenait au Sud. Mais là, situation radicalement nouvelle, à partir de 1911 les paysans rebelles de l’état de Morelos se sont dotés d’une république sociale, la première des temps modernes (autogestion des unités de production, démocratie directe). Et, à la différence des Villistes, les Zapatistes élaboraient un programme révolutionnaire qui leur permettait d’essayer d’entrer en contact avec les forces révolutionnaires du monde entier. Mais ce programme ne dépassait pas initialement les limites du petit état insurgé. Il n’en portait pas moins en lui les conditions de son propre dépassement et bien des révolutionnaires russes de 1917 ne s’y trompèrent pas. Gilly reconnaît que ce mouvement ne pouvait directement porter une révolution nationale anticapitaliste et socialiste, mais toute son œuvre est pénétrée d’un immense respect pour la pratique zapatiste.
De leur côté, les révolutionnaires démocrates- bourgeois (Francisco I. Madero, Venustiano Carranza et Alvaro Obregón) héros constitutionnalistes officiels de l’État mexicain, avaient une vision politique nationale de la Révolution. Ils utilisèrent la force armée des masses paysannes, en quête de « justice, terre et liberté » afin d’accéder au pouvoir. Pendant toute la Révolution, leur intelligence politique leur permit de porter dans une perspective nationale une partie des objectifs populaires, mais maintenant dans la conformité au droit bourgeois.
À la différence de la Révolution russe, il manquait au prolétariat mexicain naissant une conscience politique lui permettant de fixer ses propres objectifs révolutionnaires.
Ainsi, en 1915, avec la reconnaissance des syndicats de la capitale et des promesses de réformes sociales, le général Obregón parvint à intégrer des bataillons ouvriers « rouges » à l’armée constitutionnaliste combattant Villa, présenté comme un barbare destructeur.
Au-delà de l’analyse de la Révolution en termes de conflit de classes dans la Révolution, l’originalité de Gilly est d’en reprendre la périodisation et de situer son point culminant en décembre 1914 (entrée des troupes paysannes de Pancho Villa et de Zapata dans Mexico alors que les troupes constitutionnalistes de Carranza se replient sur la côte Est), et non en février 1917 où le Congrès constituant des généraux vainqueurs jette les fondements de la République démocratique bourgeoise.
L’entrée des Zapatistes et des Villistes à Mexico entraîna dans tout le pays une vague sans précédent de revanche sociale paysanne, mais ce soulèvement ne chercha pas et donc ne trouva pas une expression politique conséquente, alors que le camp carranciste, malgré ses dissensions, disposait d’un projet national et cohérent, qui lui permit de reprendre le dessus dès 1915.
Tout vaincus qu’ils aient été, les chefs paysans de la révolution, Emiliano Zapata et Francisco Villa, sont restés dans la mémoire populaire comme symboles d’un mouvement qui a changé politiquement le pays, sans parvenir à satisfaire les espérances de ceux qui, à la base, comme l’écrit Gilly, avaient façonné ces chefs.
Avec le coup d’État bonapartiste du général Obregón en 1920, cette révolution interrompue, comme l’écrit Gilly, débouchait sur une république autoritaire qui permettra le développement du capitalisme. Son instrument politique est l’armée, sa force sociale est le contrôle des « masses » par une bureaucratie née de la Révolution, et notamment par la bureaucratie syndicale liée à l’appareil d’État. Cependant que, comme aux lendemains de la chute des Montagnards français, les débris des vieilles classes possédantes s’alliaient à la nouvelle bourgeoisie jouisseuse, et particulièrement celle des jeunes officiers constitutionnalistes et nationaliste. Ah Bonaparte…
Révolution terminée ? Gilly en tient pour « Révolution interrompue » dans la mesure où, au-delà du souvenir, les bases persistaient (et persistent toujours ?) de ce qui avait mûri et déclenché le processus révolutionnaire.
Bref, deux révolutions paysannes contre l’appropriation de la terre par une mince couche d’oligarques, une révolution « démocratique – bourgeoise » qui s’appuya sur les deux premières pour mieux ensuite les déposséder de la victoire, un prolétariat naissant embrigadé dans l’aventure constitutionnaliste.
Et le mythe révolutionnaire récupéré et institutionnalisé par le PNR , Parti National révolutionnaire créé en 1929, qui devint ensuite le Parti Révolutionnaire Institutionnel , PRI, dont le programme fut mis en place en 1934 avec Lázaro Cárdenas.