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Le fin de notre vie sociale

Neuf mois de gestation pour un monstre...

mardi 9 février 2021, par Christina KOMI

El sueno de la razon produce monstruos (Le sommeil de la raison produit des monstres) Francisco de Goya

« ...Et la reine a enfin accouché, sauf qu’elle a eu un monstre... » nous disent les contes,

« ...on l’a caché dans le sous-sol du palais, et on lui emmener à dévorer des jeunes filles... » et ainsi de suite. Dans notre cas à nous, notre classe dirigeante a aussi accouché d’un monstre, ce cauchemar qu’est devenue la vie sociale des français. Et oui, le monstre dévore nos jeunes filles et garçons compromettant ainsi de manière irrémédiable le futur de ce pays...

Neuf mois, de mars à décembre 2020, ont été suffisants pour qu’un état paranoïaque soit progressivement installé à notre manière de percevoir l’Autre ; l’Autre en tant que menace, l’Autre en tant que présence indésirable (et je ne peux pas m’empêcher de penser ici au film de Luc Besson « Le dernier combat »). Ceux qui étudient les comportements le savent : le changement des habitudes est une des clés pour la transformation des consciences.

La parole visée

Ca y est ! La vie sociale est désormais perçue comme un danger public. Et la parole, moyen d’interaction par excellence, est aujourd’hui menacée comme jamais depuis les temps où l’homme a balbutié le monde. Chacun de nous est invité à rester seul et à se munir d’un programme d’espionnage qui détecte son passage en proximité d’un un autre bipède. Sur les ordres de la voix du Maître, de nouveaux rituels sont installés nous contraignant à nous isoler, à nous taire, à disparaître des rues et de la Place publique qui, jadis, nousappartenaient. Acteurs de ce cauchemar, bouche scellée, docilement munis de nos nouveaux accessoires, une muselière en papier, et l’appareil d’espionnage, tous suspects et suspicieux, nous traversons la Ville au pas accéléré, délinquants en puissance que nous sommes devenus...

Les bruits des moteurs, des perceuses, les klaxons, les sirènes d’ambulances et de police sont désormais les seuls stimuli acoustiques pour ceux et celles qui sortent de chez eux, encore oreilles nues, sans porter des écouteurs . La parole de l’Autre, le rire d’un enfant, le sifflement d’une mélodie, le commentaire d’un passant. étaient devenus de plus en plus rares certes depuis un bon moment mais depuis une dizaine de mois tout ça a disparu par décret, à l’instar du chant des oiseaux définitivement effacé à l’abattement d’une forêt.

Simultané au marasme de la parole vivante est le voilement des visages, de ces lieux expressifs multidimensionnels, par des couverts uniformes. Dans un monde sans visage et sans parole, c’es tla possibilité même de la Rencontre qui devient improbable. Car la Rencontre n’est rien de plus et rien de moins que ce moment, presque magique, de flottement de deux consciences qui quittent leur carcan individuel pour s’aventurer sur le chemin vers l’Autre. Pour s’ouvrir et l’accueillir et en même temps demander d’être accueilli par lui. Un sourire, une grimace, un commentaire, un parfum.

L’antihumain, un tube digestif et le court-circuit du Sens

C’est justement sur ce chemin de la Rencontre de l’Autre où nait le Sens. Sans quitter son propre carcan individuel, la conscience humaine ne s’engage pas à produire du Sens. Pour revisiter J. Lacan, sans la reconnaissance de l’Autre, notre vie serait un éternel stade du miroir, une perpétuelle fusion avec la figure maternelle, et avec les autres sujets et objets qui nous entourent ; on serait en train de nous noyer dans un bouillon de matières sans noms. Car pour arriver à nommer les choses (et donc à les distinguer et à les identifier) il faut d’abord avoir accès au stade du symbolique :sortir mentalement du Moi, reconnaître dans la figure maternelle l’Autre et vouloir aller à sa rencontre.

C’est par ce processus que nait le besoin de communiquer, de nommer, de comprendre le monde matériel comme une représentation abstraite (symbolique), d’abandonner le sein maternel (et la tétine) et d’utiliser sa bouche autrement, d’aller vers la recherche du mot ; c’est seulement de cette façon que la bouche, au-delà d’un suçoir et d’un hachoir d’aliments, devient le foyer de la parole, la fabrique du Sens, ce qui nous rend humains.

La parole est la forme de la pensée et, contrairement à l’idée que le fond pré-existe de la forme, il suffit de faire un tour chez les linguistes et les anthropologues du XXème siècle (tels Saussure ou Lévi-Strauss) pour comprendre que la forme et le fond naissent ensemble et que sans parole articulée, il n’y a pas de pensée. Le logos des grecs anciens, est à la fois parole est raison.

Or, aujourd’hui les « hautes autorités » nous commandent de n’exister que comme des tubes digestifs. En expulsant ainsi définitivement de notre champ d’existence quotidien la production de Sens. C’est logique : les autorités se gardent ainsi le monopole de la production de Sens ainsi que celui de sa diffusion.

Notre vie de gens ordinaires, de cette espèce de sous-hommes que nous sommes en train de devenir, est synonyme à la seule survie. Réduits à des tubes digestifs, l’accès (pour l’instant encore possible) à l’alimentation nous est encore permis... Notre bouche a comme seule fonction celle d’un hachoir. D’ailleurs le seul moment, qu’on ne risque pas de se prendre une amende dans la rue pour avoir baissé nos culottes-en-papier et révélé nos parties basses... du visage est le moment de manger.

La bouche-foyer-de-parole, fabrique du sens et moyen d’extériorisation de notre monde intérieur est condamnée. Et notre monde intérieur risque de se court-circuiter et de tomber carrément en panne, à l’instar d’une machine de production dont la sortie est entravée.

La mutilation de la Culture

Par ce coup grave que reçoit aujourd’hui la parole, c’est le-monde-comme-représentation qui se brouille. La Culture, élément inhérent de toute civilisation, n’est qu’un ensemble de représentations, symboliques, artistiques, sociales qui poussent l’être humain au-delà de sa nature et de sa condition animale.

Sans le symbolique il n’y a pas d’accès à la pensée, ni d’accomplissement possible de l’humain en tant qu’existence intellectuelle et sociale. Classer la Culture dans la case du « non essentiel » c’est pousser la société toute entière à régresser vers le stade du miroir, celui des impulsions, des instincts, des addictions, de la perte de soi, en deux mots vers tout ce qui est pré-humain, animal. L’étape suivante serait de quitter la posture debout pour marcher sur quatre pattes...

Se rend-on compte alors à quel point notre intégrité mentale et affective sont en régression ?

La Culture est aujourd’hui doublement détruite : au niveau de sacréation et au niveau de sa réception.

Parmi les éléments constitutifs de l’acte artistique se trouvent la métaphore, l’expérimentation et l’interaction. Si les comédiens, les musiciens et les autres créateurs ont encore le permis de « travailler » en faisant des répétitions, ils ne peuvent plus envisager de spectacles vivants.

Car la notion de « spectateur » présent, actif, émotionnellement vibrant, est elle aussi, abolie par décret.

En 2020, la « science » des coulisses politiciennes et des comités obscurs découvre que notre dimension sociale est incompatible à notre condition animale. Tiens ! Remplis de microbes et de virus, chacun de nous est une menace constante pour ses concitoyens. L’abolition de l’homme-être-social est alors le sacrifice nécessaire pour sauver l’homme-tube-digestif.

Mourir de solitude, de suicide, de cancer, de crise cardiaque, de diabète, de maladies auto-immunes, d’accident... c’est toujours possible, mais le sacrifice vaut pour ne pas attraper la grippe ni de variantes virales du même style...

On nous dit que grâce aux avancés de la technologie on pourra tous, depuis notre canapé, vivre une simulation de la salle de spectacle, mieux car en pyjama et en grignotant. Ceci ne ressemble-t-il pas aux cadeaux de pacotille que faisaient les commerçants d’esclaves aux africains pour qu’ils leur vendent leurs enfants ? Echanger la vie contre des bijoux de pacotille, des bouts de miroir et d’autres astuces qui brillent. Nous en sommes là. La convivialité, le partage et la vibration de la Rencontre sont remplacées par une multitude de solitudes derrière des écrans brillants.

Ce qui inquiète le plus est que la grande majorité de nos concitoyens se laissent faire. Nous nous regardons dans les miroirs de pacotille et acceptons ces substituts contre notre vraie vie. Où sont les rires ? Où sont les applaudissements ? Où sont les cries de ceux qui approuvent où de ceux qui désapprouvent un spectacle ? Aussi contagieuses que les microbes, toutes ces expressions vitales de l’être humain présupposent la proximité, la complicité, l’encouragement mutuel, en deux mots, la sociabilité.

De la névrose à la psychose pour tous : le Télétravail

Dans ces articles sur la psychose, Freud notait que ce qui distingue la névrose de la psychose st que la relation du psychotique à la réalité environnante est altérée. Pour le psychotique, le vrai monde extérieur est remplacé par un monde extérieur imaginaire. Et Lacan parle d’une altération de plus qui affecte l’ordre du symbolique : « Le problème n’est pas réalité perdue mais ce qui la remplace ».

Le monde extérieur, celui de la réalité existe pour l’individu grâce à son expérience. Le chaud, le froid, le grand, le petit, le proche, le lointain, bien avant de devenir des notions mentales sont des sensations, des faits de notre vécu. Quand notre vie en tant qu’expérience vécue est limitée ou inexistante, quand nous n’avons jamais senti sur nous le froid, le chaud, la douleur, la joie, la fatigue, la compagnie, la tendresse, l’effort, etc. nous ne savons pas les reconnaître, et ce ne sont pour nous que des abstractions interchangeables.

Le rituel de la vie quotidienne, la-vie-comme-expérience, c’est notre pas sur le trottoir, la couleur du ciel le matin, l’expression des visages qui nous entourent, la relation avec nos collègues, l’énervement dans le bus, la colère face à une injustice, le gout d’un bon verre de vin offert lors d’un anniversaire... la conversation avec un voisin, l’odeur des fleurs d’un jardin, la caresse sur les cheveux d’un enfant, les milles et un petits moments, positifs ou négatifs, de notre monde humain, urbain ou rural, c’est ça qui construit notre Réalité extérieure, qui nous fait choisir une belle robe pour telle occasion, une tenue sportive pour telle autre, un chapeau, une cravate.

Quand notre vie-comme-expérience n’a plus de lieu d’être, quand on est limité dans une chambre, on entre de plus en plus dans un état d’appauvrissement en ce qui concerne nos relations avec l’extérieur. Première réaction, l’ennui, puis le refuge dans un univers mental, celui de nos représentations du monde antérieures, celui du souvenir, de la projection mentale de nos attentes, de la lecture, ou de la relation déficiente avec l’extérieur via le téléphone ou les dispositifs technologiques. Situation typique du prisonnier. Qui, pourtant, s’il n’est pas en isolement total, a le droit à une série de rituels qui définissent la vie dans l’institution pénitentiaire (recréation dans la cour avec les autres, repas collectif etc.).

Que se passe-t-il quand nous, gens ordinaires du petit quotidien, nous nous trouvons soudainement emprisonnés, isolés contre notre volonté, dans les quatre murs d’une chambre ou dans les quatre rues qui délimitent notre quartier, dépourvu en plus de ses commerces, de sa fréquentation habituelle des heures diurnes et nocturnes, dans un quartier mort et appauvri de tous les stimuli communicatifs habituels ? Ah, à la différence entre nous et le prisonnier lamda n’est pas seulement que nous n’avons pas de rituels prévus mais que notre temps ne nous appartient pas !

Poussés à pas forcé à entrer dans la nouvelle ère, soit disant « provisoirement », du merveilleux Télétravail, nos heures d’assignation à domicile sont vouées au substitut de notre vécu quotidien : l’écran d’un ordinateur.

Si l’exemple typique du névrotique est un homme (ou une femme) qui se lave constamment les mains, ou qui par un geste vérifie tout les cinq minutes qu’on ne lui a pas volé le portefeuille, celui du psychotique est de remplacer les éléments de la réalité extérieure avec ceux de sa réalité intérieure à lui : une femme est persuadée que tout homme qui marche à moins de dix mètres derrière elle n’est autre que son ex-mari qui veut l’assassiner...

Un quotidien déstructuré, sans frontières géographiques ou temporelles qui puissent marquer le passage d’un espace à un autre (maison/bureau, maison/école ou maison/théâtre etc.) ou d’un moment de la vie à un autre (effort/repos, solitude/compagnie etc.) constitue le début de notre déstructuration psychique. Si à la date d’aujourd’hui, à part une certaine fatigue, nous ne sentons pas directement cet effet dévastateur sur notre santé mentale, c’est parce que nous conservons toujours vivante en nous la mémoire de notre vie-comme-expérience antérieure que nous avons pratiquée jusqu’à il y a neuf ou dix mois : nous nous rappelons des visages de nos collègues (parce que nous avons eu l’occasion de vivre avec eux des heures et des heures), nous nous souvenons des rencontres en vrai avec des personnes en vrai, chacun avec son propre style, son expression, son ton de voix, son parfum, ses gouts, ses gestes... nous pouvons évoquer les câlins, les baisers, les coups de paume sur l’épaule lors d’un moment difficile, nous pouvons encore puiser dans le réservoir de notre vie-comme-expérience du passé, ce qui sauve encore notre présent psychique de la démolition totale.

Mais. quand notre quotidien, et celui de nos enfants, sera pour toujours fait de journées et de soirées, volés fermés, devant un écran, en pyjama, sur un lit où on mange, on travaille, on parle au téléphone, on fait l’école pour ses enfants, on se projette dans le futur, on s’amuse en regardant des films, on rencontre son amoureux écran interposé, alors la vie-comme- expérience sera complètement rétrécie et notre prise sur leréel sera de moins en moins ferme. Les cordes qui tiennent notre bateau existentiel amarré au port du réel seront de plus en plus relâchées et nous nous trouverons emportés au loin, abasourdis et renversés dans les vagues de l’océan dutout-mélangé. Nos mondes intérieur et extérieur se superposeront et s’embrouilleront car notre corps ne sera plus la frontière entre l’expérience et l’ hallucination et la porte sera ouverte à la psychose pour tous.

Sans points de repères solides dans la Réalité, sans les traces du réel marquées sur notre corps et sur notre coeur, la barrière entre le vrai et le faux est beaucoup plus fragile et pour le passage à l’état de psychose ne restera qu’un seul pas. L’acceptation docile d’une vie déstructurée et uniquement faite d’un tas d’images sur écran ouvrira la voie du déséquilibre psychique pour tous.

Epilogue, le réveil... ou la fin de l’humain

En cet état de régression, muselés et sans parole, cloitrés, chacun plongé dans sa propre réalité intérieure et enchaînés à la seule Télé-réalité, les chances de pouvoir communiquer (et communier) avec l’Autre seront de plus en plus difficiles et de plus en plus improbables.

Des entités solitaires, muettes, cloisonnées, incapables d’activer le corps et le cœur, nourris par des médicaments psychotropes... est-ce vraiment cela que nous voulons pour nos enfants ?

Il est temps de se réveiller.

Le sommeil a été profond.

Et « le sommeil de la raison produit des monstres », nous dit Goya sur une gravure célèbre.

On vient de distinguer les contours des monstres que ce sommeil et que nos chers gouverneurs nous offrent, dans un brillant emballage comme cadeau pour la nouvelle année... L’accepterons nous ?

Bon réveil !!!

Christina Komi
Docteur en lettres, enseignante-chercheur
Fondatrice de l’association La Fabrique des mirages-contes et marionnettes