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Travail manuel et travail intellectuel

mercredi 24 février 2021, par Denis COLLIN

La division entre travail manuel et travail intellectuel apparaît, pour autant qu’on le sache, au passage des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux sociétés sédentaires hiérarchisées, avec les premiers États. L’État n’est pas simplement une bande d’hommes armés, selon la définition purement polémique de Marx et Engels. Il a besoin de scribes pour tenir les comptes, suivre la collecte des impôts et fixer dans le marbre les décrets du pouvoir, il a aussi besoin de savants (par exemple des astronomes pour fixer les calendriers), des grands prêtres pour organiser les liturgies qui assurent le « lien social ». Il aura bientôt besoin de juristes — l’histoire de la naissance du droit à Rome, telle qu’est faite dans Ius, l’invenzione del diritto in Occidente, d’Aldo Schiavone, est hautement instructive. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs avaient évidemment de très importants savoirs dans tous les domaines, tant la biologie que l’astronomie ou la médecine, mais ces savoirs n’étaient fixés dans une caste spécifique. C’est bien l’apparition de la division de la société en classes et corrélativement la naissance de l’État qui est la matrice de la division entre travail manuel et travail intellectuel.

Cette division est aussi l’expression de l’accaparement du savoir ayant cours forcé par les classes dominantes. Bien évidemment, cette division est une « construction historique », puisque, sauf quand il est réduit à la pure défense de force de travail, quand l’homme est traité comme un bœuf ou un « outil animé » (Aristote), le travail humain est indissolublement une activité de la pensée et des mains. Fabriquer un outil, même très fruste, c’est d’abord un travail de conception qui requiert une intelligence dont sont dépourvus même les grands singes les plus intelligents. Quant au travail intellectuel pur, il n’existe pas. Son effectivité dépend de la possession d’un certain nombre de techniques, comme celle de la parole, de l’écriture, etc. Être musicien ou comédien, c’est posséder des techniques au même titre que l’ébéniste ou le tailleur de pierres. La géométrie et l’arithmétique naissent comme les auxiliaires du maçon ou du paysan. Avec le développement des machines, la distinction manuel/intellectuel perd un peu de sa réalité : un développeur de logiciel est objectivement un ouvrier qui fabrique des machines logiques. Sa fonction n’est pas bien différente de celle de l’artisan qui construisait des automates.

Même la réflexion théorique n’est pas l’apanage du philosophe. Gramsci le dit très bien : « tous les hommes sont philosophes ». Les philosophes professionnels sont seulement ceux qui possèdent des techniques philosophiques, de la même manière que tout le monde est apte à s’occuper de sa santé, le médecin de profession étant celui qui possède les techniques indispensables quand les choses deviennent plus compliquées !

Les classes dominantes, qui savent les pouvoirs de la parole et des images, ont toujours activement cherché à contrôler les « intellectuels », en les surveillant, en les attachant à leur service par mille « bienfaits », mais aussi en évitant que l’instruction ne se répande trop au point de mettre en cause l’aura des porte-parole officiels. Mais les intellectuels restent des classes subalternes, bien qu’ils aient souvent la prétention d’être le sel de la terre. On peut les laisser libres de jouer dans leur petit jardin d’intellectuels, mais sitôt qu’ils peuvent devenir gênants on a tôt fait de les rappeler à l’ordre, discrètement en limitant leur audience, ou moins discrètement par la censure et la répression. Pour le reste, on peut distinguer trois catégories d’intellectuels parfaitement dépendants : les intellectuels « techniques », ingénieurs, médecins, chercheurs, qui apportent des productions intellectuelles utiles au procès de production et dont aucune classe sociale ne peut se passer ; les intellectuels garde-chiourme qui sont là pour faire tourner la machine à suer de la plus-value, pas très différents en vérité du gars chargé de fouetter les galériens qui ne galéraient pas assez vite ; et enfin les producteurs de propagande, et plus généralement ceux qui font marcher la machine à fabriquer de l’idéologie. Entre ces diverses catégories, il y a tout un tas d’intermédiaires et d’êtres bifides.

Mais tous ces intellectuels ne possèdent aucun « capital symbolique » : savoir résoudre des équations intégrales n’est pas plus un capital que savoir réparer une chaudière ! Encore, ils restent des classes subalternes. Les créateurs ne possèdent des droits sur leurs œuvres que depuis en gros l’avènement de la bourgeoisie qui a progressivement codifié la propriété intellectuelle, car il existe un problème spécifique avec les produits de l’activité intellectuelle : ils sont partageables aisément sans que cela coûte un seul euro. N’importe qui peut vendre les éditer et vendre les livres d’un auteur sans rien à l’auteur… si l’auteur est mort depuis 70 ans en France. Les brevets tombent dans le domaine public après 30 ans. Même protégée, la propriété intellectuelle n’est pas un capital, parce qu’elle ne peut jamais circuler comme capital. Si on veut la ramener à une catégorie économique connue, la rente serait le plus proche de la propriété intellectuelle.

Dans une société socialiste, on devrait progressivement sinon abolir du moins réduire considérablement la division entre travail manuel et travail intellectuel. Un système de coopératives permet aux travailleurs du rang de tout participer, à parts égales, au travail de direction du procès de production et de définition des orientations stratégiques. En second lieu, une instruction polytechnique, comme celle que Marx appelait de ses vœux, permettrait aussi de réduire sérieusement cette division. Enseigner la philosophie aux futurs plombiers serait aussi indispensable qu’enseigner des rudiments de plomberie ou d’électricité aux futurs philosophes ! Le maoïsme en a discrédité l’idée, mais la participation régulière des intellectuels à des activités manuelles ne pourrait avoir que de bons effets. Ne serait-ce que rappeler à ceux qui l’ont oublié ou apprendre à ceux qui ne le savent pas combien le travail manuel peut être fatigant et dangereux. Ne serait-ce pour rester en contact avec la résistance du réel qui ne se laisse pas manipuler par le télétravail.