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Déclin de l’Europe et avenir du mouvement ouvrier

samedi 10 avril 2021, par Denis COLLIN

Nous avons beaucoup de difficultés pour appréhender la situation historique dans laquelle nous sommes plongés. Fabrice n’a rien vu de la bataille de Waterloo alors qu’il était au cœur même des évènements. Si, comme le dit Croce, l’histoire est toujours contemporaine, nous sommes d’assez mauvais juges pour situer notre contemporanéité dans l’histoire. Et, pour en finir avec les précautions d’usage, il ne faut jamais oublier les méditations de Machiavel qui faisait remarquer que, ayant atteint un certain âge, nous avons tendance à trouver le passé meilleur que le présent puisque le passé est l’époque de notre jeunesse !

Il est tout aussi vrai que les méditations sur le déclin de l’Occident, voire sur le déclin de la civilisation, sont très anciennes. Quand Ostwald Spengler publia Le déclin de l’Occident en 1918 et 1922, le succès fut immédiat : les circonstances lui donnaient raison, au moins en apparence. Mais, en fait, l’Occident était loin d’avoir dit son dernier mot ! Pour autant, nous pouvons essayer de porter un diagnostic raisonné sur la situation présente en Europe et en France en particulier. Et, de ce point de vue, nous n’assistons à un déclin incontestable que cette région du monde qui fut le lieu de naissance de la science, de la philosophie, de la démocratie, du monde capitaliste moderne et du mouvement ouvrier révolutionnaire.

Je ne veux pas ici discuter des perspectives à moyen et long terme du mode de production capitaliste en général. J’ai eu l’occasion d’en parler ailleurs. Mais ici il ne s’agit pas de perspectives au terme de quelques décennies, mais de quelque chose qui est déjà bien engagé, dont les signes sont fort nombreux. Le déclin de l’Europe est particulièrement criant si on le compare au dynamisme de pays comme la Chine, si on suit le bouillonnement de l’Afrique et même si on compare l’Europe aux États-Unis d’Amérique.

Le déclin de l’Europe est, en premier lieu, un déclin diplomatique et militaire. Sur l’arène mondiale, l’Europe et singulièrement l’UE ne pèse de pratiquement aucun poids. Liée, pieds et poings à l’OTAN, elle ne peut intervenir que dans le sillage de Washington, à l’égard de qui elle ne fait pas même preuve de quelques velléités d’indépendance. L’incroyable affront diplomatique infligé par le sultan Erdogan à Ursula von der Leyen sans que cela ait suscité de réactions un tant tout peu fermes en dit long sur l’abaissement politique de toutes les nations européennes. L’idée d’une politique étrangère commune et d’une force militaire européenne unie est un vieux serpent de mer qui n’a aucune chance d’aboutir, car l’Europe n’est pas une nation qui se pense comme une communauté de vie et de destin, mais une classe de mauvais élèves qui veulent sortir avoir des bons points distribués par le maître américain.

En second lieu, c’est un déclin économique, particulièrement criant en France. Déclin industriel d’abord. La production mondiale est maintenant située quelque part du côté de la mer de Chine. Certains prospectivistes pensent qu’à la fin de la décennie en cours, il ne se produira plus une seule automobile en France. Les Chinois produiront et vendront des TGV et des avions commerciaux, pendant qu’ils s’occupent à la guerre des étoiles avec les États-Unis. De par leur position militaire, mais aussi grâce aux GAFAM et à leurs ressources énergétiques, les États-Unis restent un pays puissant, bien que déclinant assez vite. Avec un budget militaire supérieur à la somme des budgets des suivants, avec leurs universités qui attirent les étudiants du monde entier et avec leur pouvoir de produire et manier les images, les États-Unis ne jouent clairement pas dans la même catégorie que les Européens. La pandémie dite COVID-19 a mis tout cela brutalement en lumière : Américains (Pfizer, Moderna, Johnson et Johnson…), Russes (Sputnik), Britanniques (AstraZeneca), Chinois (Sinovac et Sinopharm) : tous ont leur vaccin et rien pour les 27 pays qui composent l’UE, contraints à de pénibles négociations avec les fabricants de vaccins. Quant aux vaccinations effectives, tous sont très loin de la Grande-Bretagne ou d’Israël et la France est à la traîne derrière l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie.

Plus grave sans doute est le véritable effondrement moral, culturel et intellectuel de l’Europe. La conscience malheureuse née de la contradiction entre les idéaux de la culture européenne et la réalité des sociétés d’exploitation a pratiquement disparu. En a pris la place une sorte de mélasse dite « progressiste », importée des États-Unis, et qui s’oppose frontalement à l’universalisme et à la raison qui formaient le point commun des Lumières. Rappelons tout de même que si les Européens ont pratiqué l’esclavage (ni moins mais ni plus que les Arabes, les Ottomans, les Incas, etc.), ils ont été les premiers à l’abolir — cette idée n’a germé dans aucune autre civilisation. Si la situation des femmes en Europe n’était pas fameuse (meilleure en tout cas que dans le monde arabo-musulman ou indien), c’est en Europe qu’a été proclamée et réalisée l’égalité des hommes et des femmes. On pourrait continuer à énumérer tous les points où la civilisation européenne a montré la voie du progrès humain réel, la voie de la réalisation de l’esprit, pour parler avec le langage hégélien. Mais c’est précisément cette raison humaniste et universaliste qui est mise en pièce par ceux-là mêmes qui étaient censés la défendre et la promouvoir. Le retour en force du tribalisme, des communautarismes fermés, du racisme, est promu comme arme de guerre et de soumission de l’Europe par les grandes puissances du «  soft power » américain, après d’ailleurs avoir ravagé aussi les universités des États-Unis. Si cet effondrement a été rendu possible si vite, c’est parce que le ver était dans le fruit. L’hiver de la culture, diagnostiqué par Jean Clair dans le livre éponyme de 2011 est déjà installé depuis un moment. La déconstruction méthodique de la rationalité et de la valeur véritative de la philosophie, conduite par les post-modernes (ce qu’on appelle outre-Atlantique la french theory) ont eu pour effet de laisser libre cours à la pensée managériale, aux techniques de manipulation des cerveaux et des comportements (PNL, etc.) et finalement à l’éradication de la rationalité critique. Le simple bon sens lui-même est devenu hors-la-loi. Si vous contestez qu’un homme de sexe masculin puisse vouloir légitimement se faire appeler « Madame », si vous pensez que la vie d’un enfant handicapé vaut plus que celle d’un chien en bonne santé, vous êtes déjà classé dans le camp des réactionnaires invétérés qu’il faut interdire de parole.

La morale la plus élémentaire, cette décence commune, dont parlait si bien Orwell, semble avoir déserté nos sociétés européennes. Certains mots comme « honneur », « dignité », etc. semblent avoir perdu toute signification. Nous considérons que nous n’avons plus rien à transmettre à ceux qui naissent après nous, puisque tout ce à quoi ont cru nos parents, toutes les valeurs et les systèmes de pensée qui les ont fait se tenir debout sont réputés définitivement mauvais, à rejeter, à brûler en place publique le cas échéant. Ceux qui viennent après nous sont ainsi privés de l’étayage qui permet d’accéder à l’humanité. On prépare des générations de fous et des massacres inouïs.

Dernier point, finalement le plus inquiétant, la fin du « principe espérance ». Dès le XIXe, les meilleurs penseurs avaient compris les ravages du mode de production capitaliste. Le mouvement ouvrier naissant, à travers mille difficultés, faisait la jonction entre cette critique sociale théorique et la critique pratique qu’il entreprenait pour sauvegarder la classe ouvrière elle-même, à travers les luttes revendicatives. Le mouvement ouvrier était l’héritier du meilleur de la culture européenne, la philosophie allemande, l’économie politique anglaise, les Lumières et le socialisme français. Pour Marx, le communisme était la réalisation de la philosophie. L’horizon ainsi ouvert, renouvelant l’espérance millénariste incluse dans la tradition chrétienne, donnait sens à l’histoire et à l’héritage que nous en avions reçu. Trahi par ses chefs, miné de l’intérieur par la bureaucratie, corrompu et violemment réprimé (qu’on pense à la Commune de Paris), le mouvement ouvrier s’est désagrégé. Et la lutte de classes fait rage de plus belle, ici comme ailleurs, manque la conscience de classe qui seule peut lui donner un débouché.

Tout cela dépasse de très loin la politique étroite. Les politiciens ont depuis longtemps renoncé à toute vision de l’avenir, à toute réflexion globale sur le devenir de la civilisation humaine et d’abord, pour ce qui nous concerne, le devenir de cette civilisation européenne d’où nous sommes issus. Peut-être faudra-t-il, pour qu’une réaction salvatrice se produise, que nous buvions le calice jusqu’à la lie… Si l’on pouvait éviter d’en venir là, ce serait tout de même mieux.

Le 10 avril 2021