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Langue nationale et langues régionales

dimanche 13 juin 2021, par Antoine BOURGE

« La langue invite à se réunir ; elle n’y force pas. » Qu’est-ce qu’une nation ?, Ernest Renan (1882)

Déjà en 1791 Chateaubriand établissait un parallèle entre la destruction des cultures et langues amérindiennes et des langues régionales en France dans Mémoires d’outre-tombe :

« Quelque chose de cette destruction s’est accompli et s’accomplit encore en Europe. Aujourd’hui, le bas-breton, le basque, le gaëlique meurent de cabane en cabane, à mesure que meurent les chevriers et les laboureurs. »

Le français langue commune

 L’imposition du français comme langue nationale n’est pas une affaire récente bien que son adoption populaire soit en définitive plus tardive qu’on le pense généralement. La Révolution française affirma comme principe (parfois brutalement) l’usage d’une langue commune à l’ensemble des citoyens, le français, afin d’affermir l’unité de la jeune République. La politique linguistique des révolutionnaires fut un demi-échec car elle n’eut pas les moyens de ses ambitions mais elle constitua une impulsion vers le grand projet qu’est la formation de citoyens francophones capables de lire et écrire la même langue, et donc de se doter d’une Constitution et de lois comprises par tous. Une langue politique pour ainsi dire.

La lente imposition du français peut être sommairement résumée en trois dates majeures :

 L’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) par laquelle François Ier fit du français la langue officielle du royaume de France au détriment du latin et des langues régionales.

 Entre 1789 et 1795, la Révolution pose le principe du pouvoir linguistique où l’exercice de la langue écrite d’État doit être réalisé par tous les citoyens.

 Les années 1880 manquent la concrétisation de la démocratisation linguistique via l’école, notamment par les lois Ferry et Goblet. Laïque, gratuite et obligatoire, l’école primaire institue le français comme référence linguistique commune et normalisée. Les instituteurs sont formés dans les écoles normales primaires.

Alors que dès le XVIe siècle le latin est peu à peu délaissé en faveur du français par les grands de la Cour, de nombreux textes classiques sont traduits en français. Au XVIIe des auteurs de langue française tels Corneille, Molière, Racine, La Fontaine, etc. font florès, l’académie française est établie en 1634 et l’annexion de territoires non-francophones par Louis XIV conduit Colbert à mener une politique linguistique radicale afin « d’accoustumer les peuples des pays cédés au roy par le traité de Münster à nos mœurs et à nos coustumes ». En 1672, pour intégrer la Catalogne française il fut décidé de créer des écoles où les jeunes devraient apprendre à lire et écrire en catalan et en français. Évidemment, seule une élite était touchée par l’enseignement alors à partir de 1676 en Roussillon ne furent tolérés que les prêtres prêchant en français pour atteindre les couches inférieures de la population. La même politique concerna la Flandre française qui venait d’être annexée. La période révolutionnaire fut marquée par une politique de francisation radicale dont l’abbé Grégoire fut un digne représentant. Selon lui, l’assise du français comme langue nationale nécessitait d’« anéantir » les langues régionales et patois, vecteurs d’obscurantisme, de contre-révolution et de superstitions.

Au XVIIIe le latin est abandonné pour la plupart des ouvrages scientifiques au profit du français. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en est un bon exemple. Il faut finalement attendre la gratuité et l’obligation scolaire (1881-1882) puis la Première guerre mondiale pour que le français supplante langues régionales ou patois. A partir des années 1870, l’exode rural et par conséquent l’urbanisation, le développement des moyens de transport et de la presse ainsi que l’industrialisation contribuent à l’abandon des parlers locaux. Pour résumer, la scolarisation, l’urbanisation et le service militaire ont été les principaux vecteurs qui, à l’aube du XXe siècle, ont fait du français autant la langue du peuple que celle des élites.

Les langues régionales en marge de l’école

Pour autant, les langues régionales – bien que dénigrées par l’abbé Grégoire, rejetées par les hussards noirs de la République et les divers représentants de l’État – continueront à être parlées mais par moins de locuteurs, relégués toujours plus en périphérie. L’écrit, déjà peu présent dans certaines langues régionales, a également décliné. A plusieurs reprises entre 1870 et 1938, la question de l’enseignement des langues régionales est posée à l’Assemblée nationale sans que cela soit suivi d’effet.

La loi Deixonne (1951) autorise l’enseignement du basque, de l’occitan, du breton et du catalan, mais ne reconnaît pas les langues d’Alsace-Lorraine (allemand), de Corse (italien) et de Flandre (néerlandais) considérées comme des langues allogènes (patois de langues étrangères). Cette loi acte déjà que la diversité linguistique n’est pas génératrice de séparatisme mais constitue une richesse culturelle. Dans les faits, la loi ne sera jamais appliquée et sera remise sur le métier en 1964-65 par la commission Haby pour aboutir à la création de la discipline facultative en langue régionale dont les points supérieurs à la moyenne compteront pour le baccalauréat à partir de 1970. En 1974 le corse sera intégré aux quatre autres langues régionales. En 1982-1983, les circulaires Savary ancrent l’enseignement de la maternelle au supérieur et renforcent les crédits alloués à l’enseignement des langues régionales. Les mesures Lang de 2001 accroissent encore les possibilités d’enseignement bilingue et en immersion. En 1992 le CAPES d’occitan était créé et aujourd’hui les CAPES de corse, de kanak, de basque, de breton, de catalan, de créole et d’occitan offrent quelques dizaines de postes chaque année.

Dans « L’enseignement des langues régionales en France aujourd’hui : état des lieux et perspectives » [1], on peut apprécier la faible proportion d’élèves (on compte environ 12 millions d’élèves en 2005-2006) ayant bénéficié d’un enseignement en langue régionale en 2005-2006 :

« D’après les chiffres livrés par la DGLFLF, durant l’année scolaire 2005 - 2006 : 404 351 élèves ont bénéficié d’un enseignement en / de langue régionale (toutes formes d’enseignement confondues, public et privé sous contrat) : 282 894 à l’école, 96 295 au collège et 25 162 en lycée. La liste des langues concernées s’est aussi élargie : basque, breton, catalan, corse, créole, gallo, occitan / langue d’oc, langues régionales d’Alsace, langues régionales des pays mosellans, tahitien et langues mélanésiennes. »

Si l’on en croit un rapport du Sénat sur les langues régionales publié en 2019 [2], certaines langues comme le breton et le basque s’en sortent mieux en termes d’implantation et de nombre d’élèves touchés alors que l’alsacien et le corse stagnent et le gallo et le flamand sont voués à disparaître. Ces disparités mériteraient d’être étudiées plus précisément d’un point de vue historique, politique et sociologique. Ce qui est frappant dans ce rapport c’est l’augmentation des établissements privés sous contrat et des réseaux associatifs en lieu et place des établissements publics dans l’offre d’enseignement des langues régionales. L’existence de sections « internationales » où l’anglais, l’allemand, l’espagnol, etc. sont enseignés de façon intensive et dans des disciplines comme l’histoire, les mathématiques, les sciences, etc. indiquent que l’alternative immersif ou bilingue contre cursus classique n’est pas le fond du problème. La question est plutôt : le ministère est-il prêt à se donner les moyens de proposer cet enseignement sans l’abandonner aux associations, confessionnelles ou non ?

La loi Molac prévoit dans son article 6 (qui n’a nullement été retoqué par le Conseil constitutionnel) le recours au privé pour pallier l’absence d’accès à un enseignement qui soit public. Pire, le privé devient la sangsue qui accélère la mort de l’enseignement public, mais ce n’est pas nouveau. Lisez plutôt :

« La participation financière à la scolarisation des enfants dans les établissements privés du premier degré sous contrat d’association dispensant un enseignement de langue régionale au sens du 2° de l’article L. 312-10 fait l’objet d’un accord entre la commune de résidence et l’établissement d’enseignement situé sur le territoire d’une autre commune, à la condition que la commune de résidence ne dispose pas d’école dispensant un enseignement de langue régionale. »

Tout cela ne semble pas émouvoir grand monde...

L’école des économies

La privatisation de l’école est plus qu’en cours. Les textes relatifs à l’enseignement des langues régionales depuis les années 1990 s’appuient sur la loi Debré de 1959, légitimant l’immixtion du privé dans l’école publique par le biais des associations. Sans remettre en cause la qualité de l’enseignement proposé par ces associations et plus que les langues enseignées la question politique fondamentale est celle de la capacité de l’école républicaine, gratuite, laïque et obligatoire à jouer aujourd’hui son rôle émancipateur.

La position du ministre de l’Éducation est cohérente avec la politique de destruction du service public mise en œuvre par le gouvernement Macron-Castex. Les commentateurs autorisés voient dans l’opposition de M. Blanquer aux écoles immersives une farouche défense du français à l’instar de l’abbé Grégoire en son temps. Fariboles et cirque politique ! Macron en affirmant défendre les langues régionales désavouerait-il Blanquer ? Que nenni, il lui permet d’avancer masqué aux yeux de l’opinion publique ! L’idéologie réductionniste fonctionne à plein en ce qui concerne les postes d’enseignants donc il serait intolérable et inutile d’ouvrir davantage de postes puisque la réforme du baccalauréat a précisément été conçue pour détruire les disciplines et donc les postes.

Lors du débat suscité par les langues régionales ne s’est jamais posée la question du déplorable niveau de maîtrise du français, non seulement d’un point de vue grammatical mais aussi lexical. Car savoir nommer les choses est le point de départ d’une pensée conséquente. Si le français est la langue de référence, alors chacun peut constater un appauvrissement de la langue et donc de la pensée. C’est la conséquence directe des réductions d’heures d’enseignement du français décidées depuis les années 1980 jusqu’aux réformes les plus récentes. Donc la menace pour la maîtrise du français ne vient pas, comme certains veulent leur faire croire, de l’apprentissage des langues étrangères, anciennes ou régionales (bien au contraire) mais bien des coupes budgétaires et des suppressions d’heures d’enseignement.

Article 2, indépendantismes et fantasme de la nation en danger

La place des langues régionales est restreinte car chacune des langues est souvent cantonnée à une région ou un ensemble de régions. On n’enseigne rarement [3] le breton en Alsace ou l’occitan en Normandie. On peut le déplorer car ce seraient de puissants apports pour l’appréhension de l’histoire, de la géographie, de la langue française et de la littérature.

Cependant l’enrichissement culturel n’est plus à la mode, ni à l’école ni ailleurs. Le rejet de l’enseignement des langues régionales trouve ses justifications dans ses visées prétendument séparatistes ou indépendantistes. Pour le dire simplement, cet argument ne tient pas et témoigne soit de lacunes profondes en histoire et en géographie soit d’un déficit d’appréciation de la réalité. Prenons l’exemple de la Corse, rattachée en 1796 à la France. Elle cultive son côté insulaire et des particularismes régionaux mais, depuis 2015, malgré la coalition entre autonomistes et indépendantistes, la Corse n’est pas devenue indépendante que je sache. Et la langue corse est en perte de vitesse tant en nombre de locuteurs qu’en ce qui concerne le nombre d’élèves qui l’étudient, donc la scission ne se fera pas par la langue.

Pour retoquer les dispositions sur l’enseignement dit « immersif » de la loi Molac, le Conseil constitutionnel s’est appuyé sur l’article 2 de la Constitution qui s’est retrouvé plus cité que jamais auparavant. Depuis 1992, l’article 2 de la Constitution stipule que : « La langue de la République est le français. » On mesure combien ce texte démontre l’affaiblissement du français face à l’anglais puisqu’il a été adopté avant la ratification du traité de Maastricht afin de protéger le français. Déjà un mauvais coup de l’UE avant qu’elle n’existât ! Avait-on vraiment besoin de cela ? Prenons un peu de recul encore avec E. Renan :

« La langue invite à se réunir ; elle n’y force pas. Les États-Unis et l’Angleterre, l’Amérique espagnole et l’Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu’elle a été faite par l’assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l’homme quelque chose de supérieur à la langue : c’est la volonté. La volonté de la Suisse d’être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus important qu’une similitude souvent obtenue par des vexations. » [4]

Victoire du « globish »

Alors que le « globish » s’est imposé comme la lingua franca contemporaine, les langues régionales apparaissent comme des survivances archaïques entretenues par quelques locuteurs arriérés et nostalgiques ou enseignants et universitaires voulant défendre leur spécialité et leurs crédits victimes d’une mort annoncée. Et il en ira de même pour le français si les réformes scolaires continuent à ce rythme. Les langues régionales sont pourtant soutenues à l’échelle européenne par la charte sur les langues régionales et minoritaires de 2015 (non ratifiée par la France) et par l’article 75-1 de la loi constitutionnelle de 2008 proclamant que : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. » La fameuse « charte européenne » de 2015, censée défendre les langues régionales, ne change(ra) rien à la situation puisqu’elle n’a pas de pouvoir contraignant. Ceci entérine la victoire du « globish » alors même que le Royaume-Uni est sorti de l’Union européenne – quelle ironie – et l’impuissance de l’Union européenne, sauf à produire des textes.

La question des langues remet au goût du jour la question posée il y a près de 140 ans par E. Renan : Qu’est-ce qu’une nation ? Le pouvoir et les médias semblent vouloir réduire la question des langues régionales à un chauvinisme de canton mais le citoyen vigilent et raisonnable reprendra ces mots à son compte :

« Cette considération exclusive de la langue a, comme l’attention trop forte donnée à la race, ses dangers, ses inconvénients. Quand on y met de l’exagération, on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on se limite, on se claquemure. On quitte le grand air qu’on respire dans le vaste champ de l’humanité pour s’enfermer dans des conventicules de compatriotes. Rien de plus mauvais pour l’esprit ; rien de plus fâcheux pour la civilisation. N’abandonnons pas ce principe fondamental que l’homme est un être raisonnable et moral, avant d’être parqué dans telle ou telle langue, avant d’être membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine. » [5]

Antoine Bourge

X-VI-MMXXI


[1Carmen Alen-Garabato et Micheline Cellier. Consultable ici

[3Ce fut le cas dans certains établissements comme dans les Yvelines, mais le poste a été supprimé suite à un départ à la retraite.

[4Qu’est-ce qu’une nation, Champs classiques, pp.67-78.

[5Qu’est-ce qu’une nation, Champs classiques, pp.69-70.