Vous avez dit « transclasse » ?
Le journal le « Télégramme de Brest » de ce 22 juillet publie une interview de Brigitte Ayrault, à l’occasion de la publication du livre dans lequel elle raconte son parcours qualifié par le journaliste qui l’interroge de « transclasse ».
Il est en effet de bon ton, aujourd’hui, d’être trans-quelque chose, et quand il ne s’agit pas de sexualité, le passage d’une classe sociale à une autre est très tendance. Édouard Louis s’est forgé une solide réputation en jouant cette partition, reprise avec une grande complaisance par les critiques littéraires qui s’intéressaient en l’occurrence beaucoup moins à la littérature qu’à son parcours social qualifié lui aussi de « transclasse ». Ce faisant ils lui ont permis d’augmenter considérablement ses revenus et peut-être de changer effectivement de classe.
Revenons à Madame Ayrault, fille de paysans devenue professeure de français et militante socialiste, puis femme d’un autre militant socialiste un jour nommé Premier ministre, puis ministre des affaires étrangères.
On suppose que le changement de classe de Mme Ayrault ne s’est pas opéré lors du passage de la situation de filles d’agriculteurs à celle de professeure de français. C’est là un parcours extrêmement classique depuis des décennies qui a accompagné la réduction drastique du nombre de paysans français et l’exode rural. Je ne sache pas non plus que les enseignants constituent en eux-mêmes une classe ou puissent être considérés comme des membres de la classe bourgeoise alors que leur salaire, pour la majorité d’entre eux est proche du salaire médian des Français et de la considération sociale qui leur est accordée n’est pas supérieure à leurs revenus.
Le changement de classe intervient donc après, lorsque Mme Ayrault est appelée à fréquenter avec son mari les allées du pouvoir. Le malaise dû à ce changement de situation dont fait état Madame Ayrault a dès lors deux aspects. Le premier est la sensation de décalage entre ses habitudes, les codes auxquels elle est habituée et ceux du monde qu’elle fréquente. Rien là d’extraordinaire. Mais le second visage de cette transformation est le souci de ressembler à ce nouveau monde plutôt que de le transformer.
Il est toujours difficile de ressembler à ce que l’on n’est pas.
Mais pourquoi faudrait-il ressembler à ce monde qu’elle décrit comme « parisianiste » pour ne pas employer le mot bourgeois qui passe aujourd’hui pour une grossièreté ? Qu’est-ce qui oblige un dirigeant socialiste arrivé au pouvoir à se conduire comme le dirigeant de droite qui le précédait ?
Brigitte Ayrault finit par répondre à cette question. Elle indique qu’elle en veut à François Hollande de n’avoir pas été fidèle à ses promesses du Bourget et d’avoir laissé la gauche dans un état catastrophique.
Alors que le Télégramme de Brest met en avant un destin individuel, on voit que les problèmes de Mme Ayrault ne résultent pas de son passage d’une ferme des Pays de Loire à l’hôtel Matignon mais de l’abandon par le parti socialiste de la défense de la classe ouvrière au profit de celle des intérêts de la bourgeoisie. Je reprends volontairement le vocabulaire marxiste de la description de la société en termes de classes sociales puisque c’est celui qui est utilisé par le journaliste, mais pour décrire uniquement un destin individuel, et en aucun cas un destin collectif.
Les classes sociales n’existent plus depuis longtemps pour les journalistes qui considèrent comme totalement ringarde l’analyse de la société en termes de lutte de classe. Mais curieusement, cela ne les empêche pas d’être friands de descriptions de destins individuels transclasses.
Brigitte Ayrault est elle-même gênée aux entournures et elle a du mal à réutiliser le vocabulaire qu’elle employait lorsqu’elle était jeune militante socialiste. C’est pourquoi elle reproche à François Hollande d’avoir cédé non pas aux intérêts des puissants, de la bourgeoisie, mais d’avoir capitulé devant le « parisianisme « et elle déclare que le salut viendra de la « résistance au niveau local » et non de Paris.
Pourtant, malgré elle, elle nous rappelle que la société est bien divisée en classe et que c’est le parti socialiste qui est transclasse et non tel ou tel individu. Cette transhumance a laissé orpheline la classe ouvrière qui ne sait plus pour le moment vers qui se tourner pour être représentée.