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Vers un nouveau totalitarisme ?

mardi 27 juillet 2021, par Denis COLLIN

Le terme « totalitarisme » est souvent employé à tort et à travers. Dans un « papier » publié sur mon blog, j’avais montré les contradictions et les incertitudes de la tentative la plus connue et la plus achevée de définir le totalitarisme, celle d’Hannah Arendt. Je terminais en soutenant que bien des traits de nos régimes sociopolitiques actuels peuvent être analysés comme conduisant à un totalitarisme d’un genre nouveau. Ces traits sont les suivants : (1) affaiblissement du politique ; (2) l’effacement de la vie privée et la destruction de l’intimité ; (3) la surveillance généralisée ; (4) le mobilisation totale ; (5) la volonté de fabriquer un homme nouveau. La réaction des gouvernements des pays les plus puissants du monde face à la pandémie du coronavirus a confirmé très largement ce diagnostic.

Un inquiétant rapport de la délégation sénatoriale à la prospective [1] montre que la réflexion des classes dirigeantes est bien plus avancée que le public ne le croit. Ce rapport est tout simplement sidérant et on se demande même s’il ne s’agit pas d’un « fake » fabriqué par quelque officine pour discréditer le Sénat de la république. La voie que proposent les sénateurs est clairement indiquée : « La Chine a, sans ambiguïté, privilégié la lutte contre la menace sanitaire par rapport à la protection des libertés individuelles, en particulier la liberté d’aller et venir et celle d’avoir une vie privée. Si le modèle chinois n’est évidemment pas transposable aux pays occidentaux, on ne peut pas, pour autant, se satisfaire d’une simple posture d’indignation : la stratégie chinoise est, globalement, une grande réussite sur le plan sanitaire, avec officiellement 4 846 morts pour 1,4 milliard d’habitants, soit 3 morts par million d’habitants, quand la France seule compte plus de 100 000 morts, soit 1 633 morts par million d’habitants. »

« Le modèle chinois n’est évidemment pas transposable » : nous avons affaire à un cas typique de dénégation qui en réalité affirme ce qui est nié ! Il ne s’agit pas du modèle chinois seul, mais du modèle utilisé dans la plupart des pays asiatiques (Vietnam, Singapour, Taïwan…) et nos bons sénateurs de noter que les politiques appliquées ont été d’autant plus efficaces qu’elles étaient plus intrusives dans la vie privée et les libertés de base des citoyens. Conclusion visant à justifier le recours croissant aux outils numériques de contrôle des populations : « même en tenant compte de tous les autres facteurs possibles, il est impossible d’expliquer de tels résultats sans reconnaître le rôle majeur joué par les outils numériques, et leur caractère particulièrement intrusif. »

Reconnaissant aux sénateurs une louable franchise. Ils veulent une société de surveillance généralisée et ils l’assument. Pris de frénésie numérique, ils proposent la transformation de l’État en « État plateforme » — un nouveau pas dans le triomphe de la « plateformisation » du mode de production capitaliste. C’est l’Estonie, premier État européen en matière de « e-administration » qui sert de modèle. Privilégiant la stratégie « zéro covid » adoptée par certains pays sur la stratégie d’atténuation adoptée par la France, les sénateurs déploient des efforts constants pour justifier les atteintes aux libertés comme un moindre mal : « Si les atteintes généralisées aux libertés fondamentales sont le plus souvent restées de l’ordre du fantasme (cf. infra), le recours aux outils numériques par les pays occidentaux les plus volontaristes s’est dans certains cas accompagné de pratiques sensiblement plus intrusives que dans la plupart des autres pays, pour un surcroît d’efficacité incertain.

Par exemple, la Pologne a mis en place une application réservée aux personnes placées en quarantaine. Celles-ci pouvaient recevoir un SMS inopiné, qui leur donnait 20 minutes pour envoyer un selfie aux forces de l’ordre, lesquelles vérifiaient alors qu’il s’agissait de la bonne personne et qu’elle se trouvait au bon endroit. Faute de réponse, la police pouvait le cas échéant se déplacer, constater l’infraction et sanctionner les contrevenants.

À l’instar de la Chine, la Russie a fait un usage intensif de la vidéosurveillance, y compris avec reconnaissance faciale.

En Israël, c’est le service de renseignement intérieur, le Shin Bet, qui a été chargé en mars 2020 par le gouvernement d’identifier les cas contacts, en croisant des données de localisation et des réseaux sociaux, avant que la Cour suprême ne l’interdise.

Il reste toutefois délicat, à ce jour, de porter un jugement définitif quant à l’opportunité ou à la proportionnalité de telles mesures : elles sont certes plus intrusives que celles de la plupart des pays occidentaux, et n’auraient du reste pas été légales en France (cf. infra), mais les outils les moins intrusifs ont, comme on le verra, été largement inefficaces. Elles sont, par contre, moins intrusives que celles des pays asiatiques, et leur finalité — contenir l’épidémie — n’est pas contestable en soi. » [2]

Les précautions dont le propos est entouré ne cachent le soutien ferme de nos sénateurs à des mesures comme :

  • contrôle des citoyens par le moyen de SMS exigeant un « selfie » en retour. Cela permet de savoir si vous êtes bien chez vous ou d’identifier le lieu où vous vous trouvez.
  • Vidéosurveillance avec reconnaissance faciale. Ici nous sommes clairement dans le modèle chinois.
  • Croisement systématique des fichiers — sous le contrôle de la DGSI pour nous, si on sait lire entre les lignes.
    Bref, une surveillance totale doit devenir possible et notre gouvernement devrait faire comme l’Estonie, investir massivement pour rendre possible cette surveillance totale. C’est pour la bonne cause ! Une cause « non contestable en soi » et nos sénateurs proposent seulement des moyens efficaces pour atteindre cette finalité souhaitable. En dépit des prêchi-prêcha des moralistes appointés, les dominants considèrent bien que « la fin justifie les moyens », les moyens dussent-ils éborgner la fin.

Ainsi, tout naturellement, les sénateurs approuvent-ils par avance le « passeport sanitaire », notant toutefois que : « Du reste, il n’en est pour l’instant pas question officiellement, et le 20 avril dernier, le comité d’urgence de l’OMS s’est déclaré, dans un communiqué, opposé à la mise en place d’un passeport vaccinal obligatoire, “étant donné les preuves limitées (bien que croissantes) concernant la performance des vaccins sur la réduction de la transmission et étant donné l’inégalité persistante en matière de distribution mondiale des vaccins”.

Les sénateurs remarquent les possibilités immenses du numérique et le rôle que jouent les GAFA comme agglomérateurs d’informations. Ils dessinent aussi un avenir où ces outils numériques pourraient être fort utiles dans le cas de catastrophes industrielles ou pour se prémunir de la chute des engins spatiaux. Ils ne l’écrivent mais le pensent très fort : le numérique pourrait les gouvernements à contenir et éliminer les crises sociales !

Voyons ce qui est envisagé par le rapport :

“Ces outils sont les plus efficaces, mais aussi les plus attentatoires aux libertés — mais une fois de plus, il serait irresponsable de ne pas au moins les envisager, ne serait-ce que pour se convaincre de tout faire en amont pour ne pas en arriver là. De nombreux cas d’usages sont possibles, et notamment :

—  le contrôle des déplacements : bracelet électronique pour contrôler le respect de la quarantaine, désactivation du pass pour les transports en commun, détection automatique de la plaque d’immatriculation par les radars, portiques de contrôle dans les magasins, caméras thermiques dans les restaurants, etc. ;

—  le contrôle de l’état de santé, via des objets connectés dont l’utilisation serait cette fois-ci obligatoire, et dont les données seraient exploitées à des fins de contrôle ;

—  le contrôle des fréquentations, par exemple aller voir un membre vulnérable de sa famille alors que l’on est contagieux ;

—  le contrôle des transactions, permettant par exemple d’imposer une amende automatique, de détecter un achat à caractère médical (pouvant suggérer soit une contamination, soit un acte de contrebande en période de pénurie), ou encore la poursuite illégale d’une activité professionnelle (commerce, etc.) en dépit des restrictions.”

Ce n’est pas la description du monde dystopique imaginé par un auteur de SF, mais bien ce que pensent des sénateurs de la République. Ils admettent que tout cela pourrait être très dangereux et concèdent que le pire est toujours possible. Mais la prospective “donne aussi toutes les bonnes raisons de recourir davantage aux outils numériques, en conscience et en responsabilité — parce qu’ils sont potentiellement bien plus efficaces que les autres méthodes, parce qu’ils pourraient permettre de retrouver bien plus rapidement nos libertés ‘physiques’, et parce que si nous ne le faisons pas, d’autres le feront pour nous. Et, face à une crise majeure, nous n’aurons pas d’autre choix que de leur demander leur aide, et il sera alors trop tard pour défendre nos principes démocratiques.” Pour éviter d’être mouillés, jetons nous dans la rivière, disent-ils !

Le rapport se termine par des conclusions pratiques pour la France et notamment la constitution d’un vase système de croisement de tous les fichiers qui peuvent intéresser la santé. Ce genre de projet est très ancien et partiellement réalisé dans le dossier médical informatisé, tel qu’il existe actuellement. Les sénateurs regrettent que la CNIL soit frileuse et conservatrice et qu’ainsi elle retarde le “progrès”…

Toutes ces propositions définissent une ligne assez claire : la surveillance des individus doit pouvoir être totale, si les circonstances l’exigent, et ce, évidemment, pour leur plus grand bien. Le “secret médical” ne doit plus exister, pour que ces prescriptions soient mises en œuvre et la vie privée est vouée à être entièrement contrôlée par l’État qui peut légitimement vouloir savoir où vous êtes, qui vous allez voir, etc. L’état d’urgence et la loi martiale deviennent une réalité permanente. Chanson bien connue : le mouton doit faire confiance au bon pasteur, parce que le mouton ignore qu’il finira à l’abattoir.

Nous avons encore le droit de babiller sur les “réseaux sociaux” — quoique Facebook veille au grain — mais nos vies sont totalement “sous contrôle”. C’est bien d’un nouveau totalitarisme, un totalitarisme numérique, dont s’il s’agit. Ceux qui défilent avec des étoiles jaunes et parlent de la Shoah non seulement contribuent à discréditer le mouvement contre le passeport sanitaire, mais surtout manifestent qu’ils ne comprennent rien. Comme dans Un bonheur insoutenable, le livre d’Ira Levin, c’est un société sanitaire qui se met en place et nous protège. Nous sommes limités et surveillés pour notre bien, notre liberté réduite à néant pour notre santé. C’est un totalitarisme rendu possible par tous les outils que nous chérissons (les réseaux sociaux, les smartphones, etc.), même si nous en déplorons les effets.

La société du bien-être a accouché d’un monstre : une société d’humains privés de ce qui les fait hommes, leur liberté et prêt à toutes les servitudes pour rester en “bonne santé”, des humains qui élèvent la survie biologique au-dessus de la vie humaine. Et surtout une société dans laquelle toute résistance deviendra impossible.

Le 27 juillet 2021


[1Voir «  Crises sanitaires et outils numériques : répondre efficacement pour retrouver nos libertés », rapport présenté par Mmes Véronique GUILLOTINChristine LAVARDE et M. René-Paul SAVARY, fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective, déposé le 3 juin 2021

[2J’ai pris la liberté de corriger coquilles et fautes de typographie assez nombreuses sans un document qui n’a connu visiblement qu’un « e-correcteur »…