Pendant que les candidats et les médias essaient de nous intéresser, sans y parvenir vraiment, à la campagne en vue de l’élection présidentielle française, la commission de l’Union européenne s’occupe de notre avenir.
Elle s’est engagée dans l’élaboration d’une « taxonomie » (en bruxellois dans le texte) des activités économiques, permettant de les classer dans la catégorie « verte » ou « non verte ». Il s’agit de distinguer celles qui sont compatibles avec le « développement durable » de l’Union européenne et nos multiples trajectoires de « transition écologique et énergétique » vers la neutralité carbone en 2050, de celles qui ne le sont pas.
Cette classification aura des conséquences importantes pour les États et pour les investisseurs privés. Les États ne pourront plus subventionner le développement des activités économiques se trouvant dans la mauvaise colonne de la « taxonomie ». Les banques et les fonds d’investissement pourront exiger que les projets qui leur seront présentés par les entrepreneurs soient considérés comme « verts », ce qui sécurisera leurs investissements.
Le vocabulaire utilisé dans ces négociations est loin d’être neutre. Il mêle la technocratie la plus absconse et la morale à destination des jeunes enfants, un jargon incompréhensible fait de seuils dont la justification scientifique et technique ne peut être comprise que de quelques spécialistes, et un code couleur pour le commun des mortels, semblable aux petits visages souriants ou grimaçants à l’intention des enfants des écoles primaires.
Cela me rappelle les négociations commerciales internationales des années 1990, baptisées « Uruguay round », conclues par la création de l’organisation mondiale du commerce en 1995. Dans ces négociations, les États-Unis ont imposé que les aides publiques à l’agriculture, dans le monde entier, soient classées de façon à pouvoir être placées dans trois boîtes : une verte, une orange et une rouge. Seules les aides pouvant être placées dans la boîte verte seraient autorisées après la signature d’un nouvel accord, les autres devant disparaître. Tout à fait par hasard, la boîte verte correspondait au système américain d’aide à l’agriculture, tandis que la politique agricole commune, fondée à cette époque sur une protection du marché européen et une garantie des prix agricoles, tombait dans la boîte rouge. L’Union européenne a, bien entendu, accepté de réformer sa politique agricole dans le sens voulu par les États-Unis, en 1992. Elle a progressivement démantelé la protection du marché européen et laissé la concurrence mondiale fixer le revenu des agriculteurs européens, ce qui a favorisé une industrialisation de l’agriculture dont tout le monde déplore les effets aujourd’hui, en raison de ses conséquences sur l’environnement et la santé, sans que personne ne remette en cause les raisons de cette évolution.
La discussion sur la taxonomie européenne d’aujourd’hui présente des similitudes avec cette ancienne négociation.
Cette distinction entre ce qui est vert et ce qui ne l’est pas, entre le bien et le mal, laisse penser qu’il pourrait y avoir un chemin indolore de « transition » vers une croissance durable, grâce au développement de technologies nous permettant de vivre demain comme aujourd’hui tout en ayant fait ce que nous devions pour « sauver la planète ».
C’est une supercherie, car aucune technologie, aucune source d’énergie n’est « verte » au sens où elle serait sans impact sur notre environnement. Toutes sont consommatrices d’énergie, qu’il faudra produire, et de matières (métaux, minéraux, eau…) qu’il faudra extraire de l’environnement.
La voiture électrique dont la batterie sera rechargée par de l’électricité produite par des éoliennes, des panneaux solaires, voir des réacteurs nucléaires, ne produira pas de CO2 lorsqu’elle roulera sur nos routes (ce qui ne sera pas vrai si l’électricité est produite avec du charbon, du gaz ou du fioul). En revanche, sa construction aura généré une production de gaz à effet de serre supérieure à celle de la construction d’une voiture à moteur thermique. Le métal et le plastique nécessaires à son assemblage, s’ils ne peuvent pas être complètement recyclés, généreront des déchets. Le recyclage de ces véhicules électriques lui-même consommera des quantités importantes d’énergie. Celui des batteries est encore bien loin d’être garanti. Enfin, pour alimenter en électricité un parc automobile équivalent à celui du parc de véhicules thermiques d’aujourd’hui, il faudra produire et poser des milliers de kilomètres de câbles de cuivre et d’après certains experts consommer en 30 ans plus de réserves de ce métal que nous n’en avons consommé depuis l’aube de l’humanité. Les mines de cuivre sont de moins en moins productives. Le pourcentage de minerai dans la roche de plus en plus faible et il faut déplacer et transformer des quantités croissantes de roches pour extraire, à l’aide de produits chimiques, le minerai qui est ensuite transporté vers les lieux de consommation. Mais cela ne nous troublera pas, cette activité minière se déroulant loin de chez nous, en Amérique du Sud ou bien en Afrique, alors qu’en Europe, aucun projet minier ne peut être développé en raison de l’opposition des opinions publiques.
Il n’y a rien de très écologique dans tout cela et l’amélioration en termes d’émissions de CO2 sera payée par d’importantes dégradations des milieux et une exploitation renforcée des ressources métalliques de la planète, portée un niveau sans précédent.
Ces nouvelles technologies « de transition » devraient être présentées pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des tentatives de trouver des solutions à l’impasse du développement du capitalisme fondé sur la consommation sans limite d’énergies fossiles. Ces tentatives comportent d’importantes conséquences négatives sur l’environnement qui sont loin d’être connues et évaluables avant leur généralisation.
Aussi, plutôt que de promouvoir de grands basculements technologiques, obéissant à des calendriers très serrés, d’ailleurs intenables, il serait plus prudent de multiplier les initiatives, de tester, d’étudier les conséquences de chacun de nos actes sur notre environnement, d’aller lentement en somme.
Mais la lenteur ne correspond pas aux intérêts du capitalisme financier à la recherche de nouveaux marchés qu’il faut développer rapidement pour générer des taux de retour sur investissements rapides et élevés. La « taxonomie européenne » sécurisera les investissements futurs et contribuera au développement de ces nouveaux marchés, en leur donnant un label écologique et en assurant la bonne conscience des consommateurs.
Cette prudence ne convient pas non plus à ce qu’est devenue la politique qui, faute d’être capable de proposer un projet de société, présente un catalogue de solutions techniques. Les partis politiques ne nous proposent plus de choisir entre le socialisme ou le capitalisme, la coopération ou la concurrence, la fraternité ou la défense de nos intérêts égoïstes, la droite ou la gauche, mais entre le nucléaire ou les énergies renouvelables, la rénovation thermique totale ou partielle de nos logements, la 5 G pour tous maintenant au plus tard, etc.
Le capitalisme a connu une période de croissance extraordinaire au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’au début des années 1970. Là, il a connu un premier coup d’arrêt dont il s’est sorti en s’affranchissant des contraintes nationales qui limitaient son développement, ce que l’on a décrit comme la mondialisation ou la globalisation de l’économie. Ce deuxième souffle n’a pas été durable et depuis le début des années 2000 les économistes s’interrogent pour savoir si nous sommes entrés dans une phase longue de stagnation économique.
Mis en cause du point de vue de sa capacité à générer une croissance économique durable, le capitalisme l’est aussi en raison des résultats de cette croissance économique : destruction massive de l’environnement, épuisement des ressources naturelles à commencer par les énergies fossiles, bouleversements climatiques, explosion des inégalités dans le monde entier. Cette évolution a été synthétisée par l’économiste Branko Milanovic en 2016 grâce à sa « courbe de l’éléphant » décrivant l’évolution des revenus de la population mondiale. Cette courbe montrait une augmentation forte en pourcentage, mais dérisoire valeur absolue, des revenus des plus pauvres, une explosion des revenus les plus riches, et entre les deux un effondrement du revenu des classes dites moyennes, c’est-à-dire la grande majorité de la population mondiale.
Dans ces conditions, l’accumulation du capital a besoin d’inventer un récit vertueux pour se retrouver une légitimité. Cette taxonomie y contribuera en habillant de vert la poursuite de la croissance économique dans les mêmes conditions que celles dont nous déplorons les effets aujourd’hui.
Mais il y a un autre visage de ce débat européen sur la taxonomie.
Il s’est concentré sur l’énergie, en particulier sur le fait de savoir s’il fallait classer le nucléaire et le gaz dans la catégorie des « produits verts » ou non. Le gouvernement français a défendu ce point de vue en expliquant que la production d’électricité d’origine nucléaire était peu émettrice de CO2, à la différence de la production d’électricité utilisant des énergies fossiles. L’Allemagne et la Pologne ont défendu l’introduction du gaz dans la catégorie verte en expliquant que celui-ci émettait beaucoup moins de gaz à effet de serre pour produire de l’électricité que le charbon ou le lignite et permettait une baisse importante et rapide des émissions de gaz à effet de serre du secteur de l’énergie dans les pays ne souhaitant pas utiliser l’énergie nucléaire. La France, l’Allemagne et la Pologne se sont entendues pour défendre leurs intérêts, devenus communs, et ont obtenu gain de cause auprès de la Commission de l’Union européenne qui a intégré le nucléaire et le gaz dans les énergies de transition pour une durée limitée.
Les Verts allemands à peine arrivés au pouvoir avec leurs partenaires du SPD en ont été un peu fâchés, sans aller jusqu’à se retirer de la coalition. Pascal Canfin, ex-ministre EELV du gouvernement de Jean-Marc Ayrault et ex-directeur général du WWF, maintenant député européen macronisme s’est félicité de ce compromis.
Sans trancher sur le fait de savoir si le nucléaire et le gaz sont des énergies écologiques ou non, il faut constater que grâce à cet acte délégué, la Commission européenne étend sensiblement son champ de compétence sans que personne n’y trouve à redire.
Le traité de Lisbonne entrée en vigueur le 1er décembre 2009 a fait de la politique énergétique une compétence partagée : les États membres sont compétents pour tout ce que l’union n’a pas décidé de régler elle-même. L’article 194 du TFUE (traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) précise que les États membres conservent le droit de déterminer leur mix de production énergétique. En d’autres termes, les États membres ont le droit de choisir s’ils préfèrent recourir au nucléaire, au gaz ou à tout autre source d’énergie pour répondre à leurs besoins. Cependant l’article 191 du même traité prévoit que l’Union européenne peut adopter, pour protéger l’environnement, des mesures affectant sensiblement le choix d’un État membre entre les différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique.
C’est un bon exemple de l’équilibre du droit de l’Union européenne : entre la liberté laissée aux états membres et le pouvoir de la Commission européenne, c’est ce dernier qui finit toujours par l’emporter. Dans l’exemple qui nous occupe, la liberté laissée aux États de choisir leur mix énergétique n’est plus qu’un leurre, puisqu’un acte délégué de la commission de l’Union européenne peut en réalité le définir. Il est amusant de voir les candidats à l’élection présidentielle en France défendre ou récuser le recours à l’énergie nucléaire pour produire de l’électricité alors qu’en réalité, la réponse à cette question ne dépend déjà plus d’eux, mais de l’avenir du texte que la Commission européenne a mis en consultation au début du mois de février. Il faut préciser que le texte en question ne peut plus être amendé, il ne peut plus être qu’adopté ou rejeté par le Parlement européen et le conseil européen.
Il y a par ailleurs quelque chose d’irréel à voir la Commission européenne décider du bon mix énergétique pour l’Union européenne d’ici à 2050, au moment où les résultats désastreux de la politique de libéralisation du marché de l’énergie qu’elle a imposée en Europe affectent durement la population. Les prix de l’électricité et du gaz sont au plus haut. La commission a d’ailleurs dû oublier pour quelque temps les règles qu’elle a imposées ces dernières années, pour permettre aux gouvernements européens de corriger massivement les « dysfonctionnements » du marché de l’énergie, en subventionnant les entreprises, en fixant des prix régulés de vente de l’énergie très loin des cours astronomiques atteints sur « les marchés », en accordant des chèques au consommateur pour qu’ils puissent se chauffer et se déplacer, en pratiquant la fiscalité qu’ils souhaitaient sur l’énergie.
En quelques semaines, l’Europe a remis en vigueur tous les outils de l’économie administrée qui avait permis à l’Europe de sortir de la précarité énergétique.
Étonnamment, cela ne suscite aucun vrai débat en France et ailleurs, sur la libéralisation du marché de l’énergie, la pertinence de la politique de l’Union européenne et des modalités d’intervention de la Commission européenne. Des aménagements temporaires sont proposés, mais personne ne se risque à demander que nous sortions de ce cadre absurde, imposé par pure idéologie par la Commission européenne appuyée par un certain nombre d’États membres de l’Union, convaincus que la concurrence était la réponse à toutes les questions.
Bien au contraire, les candidats à gauche comme à droite, se disent partisans d’une Europe forte. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Elle dispose déjà d’une force considérable. Les États-Unis d’Amérique sont, personne ne le contestera, un vieil État fédéral. Mais dans celui-ci, le niveau fédéral n’a jamais prétendu imposer à chacun des États son mix électrique, une fiscalité indirecte unique, ni beaucoup d’autres choses imposées au sein de l’Union européenne. Impuissante à l’extérieur, l’Union européenne dispose d’une puissance démesurée à l’intérieur. La commission la renforce chaque jour sous les applaudissements. Thierry Breton vient de présenter un plan de développement de l’industrie européenne des semi-conducteurs. Au lieu de laisser les États membres développer leur politique industrielle, les alliances qu’il souhaite avec d’autres états membres de l’union, la commission veut imposer un cadre à tous les États membres, conforme au droit de la concurrence de l’Union européenne, la commissaire en charge de ce dossier l’a réaffirmé. Généreusement, Thierry Breton prévoit un financement de son plan, en partie par le plan de relance européen, lequel est financé par les contributions des États membres et la France paie beaucoup plus qu’elle ne reçoit à ce titre. C’est ainsi que si la France veut faire quelque chose dans le domaine des semi-conducteurs, elle va finalement payer plus cher en le faisant dans le cadre européen que si elle le faisait toute seule, en étant de surcroît soumise aux interminables procédures de l’Union qui font que nous arrivons toujours après la bataille.
Évidemment cela n’est pas un sujet de débat pour une élection présidentielle en France, puisque chacun sait que nous élisons un Président de la République disposant de pouvoirs tellement étendus qu’il pourra transformer le pays en cinq ans sans être soumis à toutes ces choses secondaires…
La campagne présidentielle est décidément déconnectée de la réalité et il est difficile de reprocher aux citoyens de s’en désintéresser.
Jean-François Collin
9 février 2022
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La taxonomie, une maladie européenne
mercredi 9 février 2022, par