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Nouvelle étape dans le délabrement de la démocratie

dimanche 20 février 2022, par Denis COLLIN

Nouvelle étape dans le délabrement de la démocratie

On pourrait commencer en dénonçant les coups qu’a pris « l’État de droit » au cours des dernières années, voire « la fin de l’État de droit » si l’expression « État de droit » n’était pas galvaudée, car, après tout, dès qu’il y a un système juridique, on est dans un « État de droit », même si le droit en question ne reconnaît ni la liberté d’expression ni le pluralisme politique et même si les droits de la défense sont réduits au strict minimum. La Russie de Poutine est un état de droit, tout comme la Chine de Xi ou le Canada de Trudeau qui vient de décréter l’état d’urgence pour en finir avec le mouvement des camionneurs. Il y a dans le mot français « droit » une ambivalence qu’on ne trouve pas chez les Anglais : nous parlons de « règle de droit » et de « déclaration des droits » là où ils disent « rule of law  » et « Bill of Rights  ». Car il faut bien distinguer les lois des droits ! La déclaration française des droits dit dans son article IV : « La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » La loi détermine les bornes de nos droits et l’article V précise : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. »

Si la rhétorique de « l’État de droit » est bien connue et a surtout servi à des opérations de propagande ou des actions guerrières, il est intéressant alors de regarder de quel droit on parle. Si on considère ce qui s’est passé dans les principaux pays qui se disent « démocratiques » au cours des trente mois de pandémies que nous avons vécus, alors il apparaît que, l’occasion faisant le larron, le virus s’est révélé comme un législateur particulièrement insistant et efficace et que de nombreuses transformations jusque là moléculaires se sont brusquement accélérées.

Dans une entrevue au journal L’Humanité en date du 20 avril 2011, je répondais ainsi à une question : « Peut-on dire qu’avec la crise émerge
 un capitalisme plus autoritaire ? - Denis Collin. Oui, c’est une des perspectives. Il se peut qu’on assiste à une « poutinisation » des États occidentaux, qui cherchent un moyen de garantir la tranquillité des investissements. En même temps, c’est un choix coûteux pour la classe capitaliste. Le capitalisme transnational, qui par définition n’est enraciné nulle part, n’a aucun intérêt à entretenir des États démesurés. Après tout, s’il y a trop de luttes sociales dans un pays, trop de protestations, il peut toujours aller placer ses capitaux ailleurs. Les capitalistes recourent aux moyens autoritaires quand ils ne peuvent faire autrement. Le fascisme et le nazisme se sont produits dans des pays en pleine guerre civile, avec des partis communistes forts, des conseils ouvriers… Les capitalistes pensaient qu’ils n’avaient pas d’autres solutions. Mais actuellement, ils ne sont pas franchement menacés. Donc, à mon avis, ils préféreront une solution plus économique. » Mais je devais être trop optimiste ou trop pessimiste quant à l’avenir des mouvements populaires. En vérité, ce que l’on pourrait appeler le « poutinisme » avait un bon coup d’avance sur l’évolution des principaux pays occidentaux. Mais depuis ces derniers se sont rattrapés.

Toutes les législations, même les plus libérales, prévoient un « état d’urgence » ou « état d’exception » qui permet de déroger légalement au droit commun. Disons-le clairement : une telle possibilité n’est pas contraire aux principes républicains. Les Romains décrétaient la dictature pour une période limitée (en général trois mois) et confiaient alors les pleins pouvoirs au dictateur. Mais tout cela était sévèrement encadré : le dictateur ne pouvait pas être un politicien en exercice et pendant la période de la dictature aucune loi ne pouvait être édictée. On poussa si loin les précautions qu’il arriva que le dictateur ne pouvait même pas donner d’ordres écrits de peur que ces écrits fassent loi. En France pendant la Première Guerre mondiale, le régime parlementaire continua de fonctionner sans recours à la dictature et il en fut de même au Royaume Uni, y compris pendant la Seconde guerre mondiale… La dictature a refait son apparition avec la constitution de la Ve république et son article 16, dont l’usage est resté mesuré.

Le problème, cependant, ne tient à des questions constitutionnelles, mais à la réalité de nos « démocraties » qui, bien souvent, n’ont de démocratie que le nom. Toutes sans exception donnent raison à Carl Schmitt : le souverain est celui qui décide en dernière instance, indépendamment de tout cadre juridique. Toutes les démocraties peuvent décider de se suspendre elles-mêmes et d’instaurer l’état d’urgence ou l’état d’exception. Toutes les démocraties peuvent se suicider sans avoir de comptes à rendre ! En vérité, il s’agit toujours de « suicide assisté » : la démocratie représentative est la mieux à même de suspendre la démocratie au nom de la démocratie. Un peuple peut acclamer un chef et en faire un tyran, mais dans ce cas il doit ouvertement se dessaisir de son pouvoir et renoncer à la démocratie. Une démocratie représentative peut marcher à la tyrannie sans le dire, et un beau jour se transformer légalement en tyrannie ouverte légale. Le cas bien connu est celui de la République de Weimar qui confia le pouvoir « constitutionnellement » au chancelier Hitler et, tout aussi constitutionnellement, instaura un état d’urgence illimité qui permit aux nazis de transformer radicalement, en profondeur l’Allemagne sans avoir jamais à abroger la constitution de Weimar. En Italie, le processus fut en gros semblable. Mussolini put pratiquement se vanter devant le Parlement d’avoir fait assassiner le député socialiste Matteotti. Nous n’en sommes pas à ces extrêmes, mais les principales « démocraties » sont déjà bien engagées dans cette voie.

En France, l’état d’urgence a été décrété en novembre 2015 suite aux attentats du bataclan. Il n’a jamais été levé depuis puisqu’une bonne partie des dispositions de l’état d’urgence sont entrées dans la loi. En 2020, l’état d’urgence sanitaire a pris la relève et progressivement certaines de ses dispositions vont elles aussi rentrer dans la loi ordinaire. Depuis deux ans maintenant nous ne sommes même plus gouvernés par un conseil des ministres mais un « comité de défense ». La surveillance des citoyens s’est considérablement accrue avec les confinements, obligation du port du masque, passe sanitaire puis vaccinal. Dans le même temps, l’inféodation de la presse et des médias et principalement des médias dits « publics » a atteint des sommets. Jamais la Ve République n’a autant mérité la qualification qu’un François Mitterrand bien inspiré lui avait donnée : le régime du « coup d’État permanent ». Hollande, au nom de l’état d’urgence avait sévèrement restreint le droit de manifester, notamment à l’encontre des manifestations contre la « loi travail » (loi Macron-El Khomry) qui étaient sous étroit contrôle policier. Contre le droit de manifester, Macron est monté de plusieurs crans. La répression des Gilets Jaunes est sans équivalent en Europe. Les dernières interventions du préfet Lallement contre les manifestants des convois pour la liberté, accueillis par des blindés, indiquent que nous sommes bien entrés dans un nouveau régime, plus autoritaire et plus méprisant des droits que ne l’a jamais été la Ve République.

On pourrait se consoler s’il ne s’agissait que de la France. La folie Covid a touché même les démocraties libérales les plus assises. L’Australie et la Nouvelle-Zélande ont imposé des restrictions des libertés qu’elles n’avaient jamais envisagées auparavant. Mais on a aussi vu la police tirer contre les manifestants aux Pays-Bas. L’Union Européenne s’active pour accélérer le « global reset » et le développement sans limite du contrôle numérique des citoyens. Le modèle chinois triomphe – en utilisant d’ailleurs des technologies dans lesquelles la Chine a déjà une certaine avance.

Nous voilà maintenant face à la réalité de la domination sans frein du mode de production capitaliste. Marx et Engels pensaient que la démocratie parlementaire était la forme la plus adéquate de domination de la bourgeoisie et qu’elle serait aussi la forme de sa dissolution. Pour éviter cette issue catastrophique, les démocraties capitalistes liquident, une à une, la démocratie parlementaire et partout le pouvoir exécutif prévaut ou cherche à prévaloir. Mais surtout la mode de production capitaliste exige une société dans laquelle les citoyens sont tous rendus à l’état d’automates interchangeables, contrôlés et manipulés pour les besoins du capital – quitte à laisser se développer des zones non contrôlées ou contrôlées de loin, dans lesquelles règne la guerre de chacun contre chacun.

À la différence des mouvements totalitaires fascistes et nazis d’antan, on évitera les révolutions toujours risquées. On se contente de faire tourner lentement le garrot en s’assurant bien que le cliquet fonctionne et qu’on ne pourra pas faire marche arrière. L’État de droit est le décor nécessaire à cette opération, entièrement menée sous le signe de la « société du spectacle ». On s’assurera aussi que les apparences du libre débat soient préservées – surtout ne pas mettre les intellectuels en prison, pour l’instant – mais en verrouillant les universités et les médias et en assurant la promotion des esprits rebelles officiels, ceux dont on sait qu’ils serviront en dernier ressort de rempart contre toute révolution.

De ces considérations, on peut tirer deux lignes de conduite opposées. Soit on considère qu’il s’agit d’un mouvement irréversible et on pense comme l’a dit Emmanuel Todd que la démocratie est une parenthèse dans l’histoire humaine, qui est en train de se refermer. Soit alliant au pessimisme de l’intelligence l’optimisme de la volonté, on cherche à concentrer toutes les forces sur la défense de la liberté et les revendications démocratiques. Tant qu’on n’a pas jeté toutes ses forces dans la bataille, on ne peut pas dire ce pari est perdu.

Le 20 février 2022. Denis Collin