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« On est chez nous » ?

vendredi 28 octobre 2022, par Denis COLLIN

« On est chez nous » ?

« On est chez nous » est le slogan attribué au FN/RN. «  Chez nous » fut le titre d’un film de Lucas Belvaux (2017), tourné dans le Pas-de-Calais et visant à faire le portrait de la France « rance », la France tournée sur elle-même, « raciste », opposée à la France ouverte sur le monde et aux idées nouvelles. La France des somewhere contre la France des anywhere. Brassens se moquait bien des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part » [1]. L’opposition entre ces deux France est revenue sur le devant de la scène avec quelques faits divers sanglants qui trouvent comme personnages de premier plan des individus issus de l’immigration irrégulière. Des affaires de viol notamment qui n’ont valu aucune protestation, aucune tribune indignée de la part des feministes nouvelle mode. Une petite fille agressée sexuellement ou une dame subissant en pleine rue une tentative de viol, vous n’allez tout de même pas en faire une histoire. L’agresseur aurait pu être un bon Français ? Alors, pourquoi se focaliser parce qu’il n’est pas de « chez nous » ? Derrière ces « débats » qui agitent les réseaux prétendument sociaux — ainsi nommés parce qu’ils expriment la perte de sociabilité de nos sociétés « liquides » — il y a quelques questions morales et politiques essentielles.

Que veut-dire ce « chez nous » ? Pour ceux qui sont chez eux partout, parce qu’ils ont en les moyens, ceux qui possèdent une villa d’architecte à Tanger, un appartement un New York et qui ont bien plus de maisons que Cadet Roussel, le « chez nous » paraît une notion étrange, une idée de « plouc » arriéré. Mais pour celui dont la vie est précaire, le « chez nous » est le besoin le plus urgent. Pourquoi les ouvriers ont-ils quitté les quartiers HLM dès qu’ils l’ont pu, quitte à s’endetter pour des décennies ? Pour avoir enfin un « chez soi ». Le « chez soi » est cet espace privé où l’on trouve un abri qui nous protège du monde, comme le faisait remarquer Hannah Arendt. Avoir une famille et pouvoir dire « on est chez nous » dans sa maison, c’est quelque chose qui donne sens à la vie. On a un peu oublié ce qu’était la condition des ouvriers jadis. Logements insalubres, appartements meublés minuscules, hôtels miteux… La salle de bain des HLM des années 1960 un premier pas, mais bien vite on aspira à autre chose, un vrai « chez soi », parce que chacun connaît l’adage « un petit chez soi vaut mieux qu’un grand chez les autres ». « Chez nous », c’est bon résumé de l’ensemble des acquis sociaux ! Ceux qui vivent de la plus-value extorquée aux travailleurs méprisent ça et c’est bien normal. Leurs larbins de plume leur emboîtent le pas et tournent des films à charge contre les travailleurs et les chômeurs de ces régions jadis rouges. Mais ça ne grandit pas ces méprisables philistins qui se croient cultivés et instruits.

« Chez nous », c’est aussi le pays que l’on habite. Rousseau avait déjà dit ce qu’il fallait penser des cosmopolites : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins… », dit-il dans Émile ou de l’éducation. On n’a que trop confondu internationalisme et cosmopolitisme. L’internationalisme suppose des nations, des nations en paix et la solidarité avec les peuples opprimés. Le cosmopolitisme est la revendication de la dissolution des nations. Le capitalisme, comme l’a excellemment montré Marx est « cosmopolite », il n’a pas de frontière, ne reconnaît aucune limite. La division du travail est mondiale et si les capitalistes sont arrimés à des États, ils n’ont pas de patrie. Au contraire, comme le dit encore Marx, la lutte de classe est « nationale dans sa forme », ce qui veut dire qu’elle ne prend forme que dans le cadre national, même si elle est « internationale » dans son contenu : les enjeux sont identiques à Paris et à Pékin ! En second lieu, celui qui n’a à vendre que sa force de travail a besoin de son pays. C’est à son État qu’il peut adresser ses revendications et c’est seulement dans le cadre de l’État-nation que les travailleurs peuvent faire valoir leurs intérêts. C’est pourquoi la souveraineté de la nation est une revendication politique majeure pour les travailleurs. Jaurès disait ; « C’est dans l’internationale que l’indépendance des nations a sa plus haute garantie ; c’est dans les nations indépendantes que l’internationale a ses organes les plus puissants et les plus nobles. On pourrait presque dire : un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. » On ajoutera que la patrie est le seul bien de ceux qui n’ont rien ou pas grand-chose. C’est pourquoi cet amour de la patrie peut si facilement virer au chauvinisme, parce qu’il est chargé de la passion de vivre et maintenir vivant ce corps social dont on fait partie, qui nous a formés et dans lequel on peut trouver les ressources quand tout semble perdu.

« On est chez nous », c’est l’attachement au sol, à la communauté de vie et de destin, cet enracinement que défendait Simone Weil. Certes, il y a sans doute aussi de la xénophobie, mal universellement répandu. Mais l’essentiel est que l’immigration est vue comme l’importation de la misère, comme cette « internationale de la misère que dénonçait Jaurès dans son fameux discours pour le “socialisme douanier”. “On est chez nous”, c’est aussi une protestation contre la “mobilité” exigée par le capitalisme qui a besoin d’une force de travail nomade. Les travailleurs du nord et de l’est de la France en ont été les victimes pendant des décennies.

La “créolisation” chère à Mélenchon est précisément un déracinement des classes populaires et c’est ce qu’elles refusent — elles ne refusent ni le boudin antillais ni le couscous, ni de se marier avec des ressortissants venus d’ailleurs, elles refusent d’être laminées, d’être privées de passé, privées de tradition et donc privées d’avenir.

Mais l’hospitalité est un devoir, dira-t-on. En effet l’hospitalité est un devoir universel. Mais ce n’est pas un devoir inconditionnel. Ce peut l’être pour un chrétien parfait, mais il prend sur lui ce qu’implique ce devoir et ne demande pas aux autres de l’accomplir à sa place. En outre ce devoir rencontre vite ses propres limites. Personne ne peut accueillir toute la misère du monde. Personne, parmi les donneurs de leçons de morale n’ouvre sa maison à tous les miséreux qui frappent à sa porte ! Même les ultra-riches et les vedettes du sport ou du spectacle sont parfaits pour demander aux gens payés au SMIC de verser leur obole, ils font même des spectacles de charité qui les aident à leur propre promotion, mais, eux, ils habitent dans des paradis fiscaux, connaissent toutes les ficelles pour défiscaliser leurs revenus et se gardent bien de transformer l’une de leurs résidences en foyer d’accueil.

Sur le plan politique, l’universelle hospitalité dont parle Kant implique qu’aucun étranger se présentant à la frontière ne soit traité a priori comme un ennemi. Cela pourrait se traduire par diverses règles bien connues : on ne laisse pas mourir en mer des gens qui se noient, on accorde l’asile politique à ceux qui sont persécutés, on aide au regroupement des familles, etc. : tout cela appartient, parfois depuis très longtemps au “droit des gens”. Mais cela ne signifie pas que quiconque le désire s’installe où il le désire, s’inscrive sur les registres de l’aide sociale, et exige les mêmes droits que les citoyens. Par exemple, il faut sauver les gens qui se noient en Méditerranée, mais on a parfaitement le droit de les regrouper dans des camps où ils sont soignés et nourris en attendant que leur sort soit réglé, y compris par un retour au pays d’origine — sur ce plan, par exemple, l’Italie a souvent fait plus que fait son devoir. Mais la libre circulation et la libre installation que réclament les “sans-papiéristes” est au moins une absurdité au pire une revendication provocatrice faite pour développer la xénophobie et le racisme.

Que les étrangers ne soient pas admis aux mêmes droits que les nationaux, cela se comprend aussi aisément. Si vous recueillez un miséreux, lui offrez à manger et, éventuellement, un lit pour la nuit, vous n’êtes pas obligés pour autant de la garder éternellement chez vous. Si, de plus, il commence à vous dire que “la déco est nase” et qu’on ne doit pas manger de porc ou de viande ni boire d’alcool, vous allez lui répondre : “je suis chez moi, je fais ce que je veux”. Il en est de même de ce grand “chez moi” qu’est mon pays. Nous choisissons ou du moins nous essayons de choisir les règles qui nous conviennent et n’avons nul désir que Américains viennent nous dire que nous sommes trop laïques ou que les Saoudiens se plaignent que les femmes (généralement) ne se sont pas voilées et soumettent ainsi au martyre les pauvres musulmans tiraillés par le désir… Un délinquant de chez nous mérite d’être puni, mais personne n’aime que ceux qui viennent d’ailleurs ne se tiennent pas à carreau ! Le simple bon sens et les clauses du contrat social devraient nous aider à défaire tous les sophismes du cosmopolitisme bourgeois.

Si vous venez “chez nous”, il faut nous prendre comme nous sommes. On peut et on doit évidemment accueillir les étrangers, mais ils doivent respecter nos lois et nos mœurs et s’ils veulent rester s’assimiler. “A Rome, vis comme les Romains”, disait Ambroise de Milan, repris par Augustin.

Le 27 octobre 2022


[1Il y aurait à faire une philosophie politique de Brassens et cette icône de l’anticonformisme n’en sortirait pas grandie…