Jean-Philippe Immarigeon est avocat, historien
Certaines des déclarations d’Emmanuel Macron sur l’Ukraine se suivent et déclenchent les mêmes réactions hostiles. La dernière en date, dans le prolongement de celle du 12 octobre sur le refus d’élargir notre garantie nucléaire à l’Ukraine, est l’entretien, retour de Washington, du 3 décembre dernier : « Un des points essentiels, comme Poutine l’a d’ailleurs toujours dit, c’est la peur que l’OTAN vienne jusqu’à ses portes, c’est le déploiement d’armes qui peuvent menacer la Russie… Ce sujet fera partie des facteurs pour la paix, et donc il faut aussi le préparer : qu’est-ce qu’on est prêts à faire, comment protégeons-nous nos alliés et les États membres tout en donnant des garanties pour sa propre sécurité à la Russie ? A la fin, dans les discussions de paix, il y aura des sujets territoriaux sur l’Ukraine et il y aura des sujets de sécurité collective sur toute la région. » Or sur cette question, comme précédemment, Macron est dans le vrai.
Stratégie en chambre…
Arrêtons-nous au préalable sur sa génération sans structure logique ni vision stratégique, au travers d’un exercice typique de ce management d’importation qui semble avoir définitivement subverti mille ans de génie français : la nouvelle Revue nationale stratégique publiée il y a un mois, exercice quinquennal introduit par Sarkozy sur le modèle des reviews et papers d’une armée américaine qui reste la meilleure lorsqu’il s’agit de faire la guerre du papier, sans doute la seule qu’elle ait jamais gagnée sans l’aide de personne si on excepte la Guerre de Sécession [1]. Monument de vacuité et bouillie informe, sans doute rédigée par le stagiaire de la page supplément de géopolitique de Modes & Travaux qui a réussi à mettre le maximum de mots dans le texte le plus court possible, pour les réutiliser quelques paragraphes plus loin [2], cette version 2022 est révélatrice de l’état de notre pensée stratégique. Nous avons droit à des verbigérations pédantes dans une rédaction amphigourée de mots d’une pauvreté conceptuelle abyssale : capacité et capacitaire, 93 fois ; résilience, 37 fois ; hybride, 23 fois... Et dans la lignée du Traité de Lisbonne : Europe européen ou européenne, 127 fois ; UE, 43 fois ; OTAN, 28 fois. « Il y a des vices d’administration qui sont plus contagieux que la peste » (Voltaire).
On notera la disparition de références au terrorisme islamiste (9 entrées en 2017, aucune en 2022) avec seulement trois allusions génériques à la lutte contre le terrorisme mais parmi d’autres priorités, et une nouvelle entrée « terrorisme d’Etat » dont on ne sait pas ce qu’il recouvre, même si on a compris de qui il s’agit. Le mot Sahel n’apparait que 7 fois contre 25 en 2017. Le fantasme du Sahelistan n’a pas survécu à la défaite de Barkhane, comme quoi l’ennemi n’est pas une chose en soi, un noumène kantien, mais un objet schmittien qui n’existe qu’en ce qu’on le désigne. Encore faut-il le nommer. Sur le droit américain utilisé comme arme, la Revue effleure à peine le sujet et semble découvrir ce qu’on écrit depuis plus de vingt ans [3], mais n’a toujours pas allumé de contrefeu : « 181) La France lutte contre l’utilisation du droit et de la norme comme outil stratégique (lawfare) par ses compétiteurs ». Voilà, nous n’en saurons pas plus, pour peu qu’il y ait grand-chose à savoir que nous ne sachions déjà depuis l’affaire Alstom, et de la capitulation grassement rémunérée de nos élites atlantistes devant les caprices de leur Grand Autre américain.
…pour armée de soldats de plomb
Sans préjuger de la Loi de Programmation Militaire qui devrait suivre, tous les commentateurs ont souligné que la France n’a plus les moyens de ces ambitions de grenouille complaisante au bœuf. Prenons l’Indopacifique, cité 13 fois, fantasme dont on ne comprend pas ce qu’il signifie pour la France lorsque la Nouvelle Calédonie sera indépendante puisque nous l’avons voté en 1988, suivie sans doute par Tahiti, ces territoires se situant à 10.000 km du détroit de Formose. On apprend toutefois que, « 188) en zone Pacifique la France dispose, en coordination avec ses partenaires, des moyens de décourager ou d’entraver un compétiteur ». Il faudrait que nos petits marquis jettent un coup d’œil sur une planisphère rapportée à l’autonomie de nos avions et de nos navires ; mais c’est vrai qu’ils voient déjà le conflit du Donbass comme « la guerre à notre porte ».
Nous n’avons plus de toute manière ni frégates ni avions de transports pour nous positionner dans ces immensités, et plus assez de tubes d’artillerie alors que la guerre en Ukraine marque le retour de Sa Majesté Canon, ultima ratio regum. La Revue nous prévient tout de même qu’il faut être prêts à une guerre de haute intensité contre les Russes en Europe centrale, et on ne sait plus ce qu’on doit préparer, d’un Dyle-Breda de mai 1940 ou d’un Mousquetaire d’octobre 1956, à l’heure où l’obésité incapacitante de notre nouveau matériel conçu au format OTAN rend impossibles ces guerres de rezzou qui furent notre marque de fabrique dans une Afrique dont nous nous faisons éjecter dès lors que nous n’y servons plus à rien.
Tout ça pour dire que cette Revue est aussi utile qu’un rapport de McKinsey sur la réorganisation des horaires de récréation dans le primaire ; et comme ces 58 pages sont dématérialisés, elles ne peuvent même pas servir de cornets à frites. Il n’en est que plus méritoire à Emmanuel Macron de se dégager de cette gangue stérile, lui qui se vante d’être désinhibé tout en en accusant nos compétiteurs (5 fois dans la Revue, et 2 fois dans sa présentation publique), et de tenter de revenir dans le game en Ukraine.
Quand Macron cite le Cadet
Mais que de temps perdu depuis les signes avant-coureurs de l’invasion de l’Ukraine, depuis la réunion publique du 21 décembre 2021 au Kremlin durant laquelle Vladimir Poutine avait annoncé la suite : « On est sur le pas de notre porte, nous ne pouvons pas reculer […] nous allons prendre des mesures militaires et techniques adéquates de représailles ». C’était une réponse stratégique et militaire à un problème stratégique et militaire, loin des prétentions eschatologiques que nos intellectuels germanopratins lui ont prêté à coups de diagonales historiques foireuses et de théâtralisations politiques débiles : guerre de la démocratie contre l’autoritarisme (dixit les Prix Nobel de la Paix 2022), du monde libre contre le péril asiato-slave, de la civilisation contre la barbarie, et prédictions sur l’effondrement financier, économique, industriel, technologique et maintenant démographique de l’ancien empire des Tsars, quand ce n’est pas la disparition de la Russie [4].
Il faut revenir au bon sens et à la raison, au temps des Metternich, des Rathenau et des Kissinger, lorsque la diplomatie n’était pas le fait de cabinets de consultants moins cortiqués qu’une influenceuse exilée à Dubaï. C’est ce qu’a tenté de faire au fil de cette crise un des quelques rares analystes
resté lucide [5], rappelant ces évidences un peu vite oubliées :
- Que la Russie n’acceptera jamais la présence de l’OTAN et des Américains sur ses frontières, quelle soit ou non dirigée par Poutine ;
- Que l’entrée des pays baltes dans l’Organisation fut une erreur, celle de la Finlande une connerie, et celle, même hypothétique, de l’Ukraine de la folie furieuse. Ce Drang nach Osten américano-polonais a depuis longtemps été dénoncé y compris par les vieux briscards de la politique étrangère anglo-saxonne [6] ;
- Que mettre au contact forces russes et otaniennes est militairement d’un danger extrême, générateur d’incident nucléaires style Fail Safe ou The Bedford Incident du fait du temps de réaction trop court en cas d’alerte infondée. C’est ce qu’a rappelé Poutine ces jours-ci, au fil d’absconses circonvolutions sur l’utilité des frappes préventives. Et l’espace du champ de bataille européen, du temps du Pacte de Varsovie, permettait d’échanger de l’espace contre du temps ;
- Qu’il est par ailleurs indifférent à la France que l’OTAN campe ou non sur la frontière russe, au risque d’une inutile guerre sans fin ;
- Qu’il est donc impératif de négocier une zone de sécurité couvrant, du nord au sud, la Finlande, les Etats baltes, l’oblast de Kaliningrad, la Biélorussie et l’Ukraine, dont l’OTAN comme l’armée russe devront se retirer, sans préjuger des forces de souveraineté de ces entités et de leurs alliances diplomatiques et commerciales ;
- Et pour cela, qu’il faut s’assoir autour d’une table pour la conférence sur la sécurité que réclamait Moscou en novembre 2021.
Ces garanties stratégiques qui fâchent
Car à l’heure de cette tribune, et s’il devait y avoir ce soir une cessation des combats, la Russie a gagné son pari, certes à un coût exorbitant surtout sur le long terme (Poutine remplacera Pyrrhus dans le langage courant), mais elle n’en a pas moins atteint, malgré ses défaites sur le terrain, les objectifs stratégiques qu’elle s’était fixés : sécuriser la mer d’Azov et la Crimée, rendre improbable l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, renucléariser la Biélorussie et faire de l’oblast de Kaliningrad (Königsberg) un fest burg au cœur de l’UE et de la Baltique, bourré de missiles hypersoniques nucléaires Iskander. Maintenant il faut faire reculer la Russie, et ce n’est pas en interdisant Boris Godounov à la Scala de Milan qu’on y parviendra. Le problème était stratégique, il le reste. C’est le sens des déclarations du 3 décembre de Macron sur les garanties de sécurité.
Poutine y a répondu quatre jours plus tard : « Comment trouver un accord ? Et peut-on s’entendre avec quelqu’un ? Et avec quelles garanties ? C’est évidemment toute la question [...] Mais au final il faudra trouver un accord. J’ai déjà dit à plusieurs reprises que nous sommes prêts à ces arrangements, nous sommes ouverts, mais cela nous oblige à réfléchir pour savoir à qui nous avons affaire. » Entretemps il y eu l’entretien d’Angela Merkel à Die Zeit le 7 décembre, et sa confession que Minsk n’était qu’une opération d’enfumage, ce qui rend impossible tout retour au statu quo ante dans le Donbass
. « Cela soulève évidemment la question de la confiance. Et la confiance est quasiment à zéro après de telles déclarations. » Les Russes n’ont plus aucun intérêt à négocier avec le seul saltimbanque de Kiev et Poutine, qui est loin d’être la moitié d’un con, va nous ramener à discuter géostratégie et questions militaires. Le reste, les sanctions, le commerce, l’énergie, l’interdiction des médias ou les échanges culturels, ce sera pour plus tard. C’est là que la France a une carte à jouer, hors de l’UE, de l’OTAN, et loin des inepties atlantistes de la Revue nationale stratégique.
Comment l’esprit vient aux présidents
Car une fois revenu des minauderies de son séjour à Washington, Macron aura médité cet apophtegme de Kissinger : « It may be dangerous to be America’s ennemy. But to be America’s friend is fatal. » De deux choses l’une : soit Macron sert d’éclaireur-marqueur, de pathfinder, à Biden, au risque de tirer les marrons du feu pour les Américains ; soit il a compris que ceux-ci allaient reprendre le fil rompu il y a un an lorsqu’ils refusèrent la négociation globale proposée par les Russes, et il ne veut pas se faire griller la politesse et se retrouver gros-jean-comme-devant comme après son loupé du 7 février 2022, lorsque Poutine lui tendit la perche lors de leur conférence de presse au Kremlin, de détenteur européen de l’arme nucléaire à détenteur européen de l’arme nucléaire.
Entre nos délires infantiles sur l’air du « Nous irons pendre notre linge sur le tombeau de Lénine », et nos très fiables alliés américains qui se carapatent à la vitesse d’un prout sur une toile cirée dès que l’ombre d’une mise en œuvre de l’Article 5 OTAN se profile –comme on a pu le voir lors du récent incident des missiles tombés sur la Pologne – il n’est que temps de rappeler que l’Alliance fonctionne comme dans la fameuse scène du cimetière du western de Sergio Leone : il y a ceux qui ont un pistolet chargé et il y a ceux qui creusent [7]. Que creusent les anciennes colonies soviétiques à l’est, c’est l’ordre des choses et le sens de l’Histoire. Mais que la France de Richelieu, de Talleyrand et de Briand soit à la pelle et à la peine plutôt que de « terminer la guerre à son mot » (Saint-Simon) et non celui des autres, voilà une parenthèse qu’il faut vite refermer.