Dans leur dernier livre, Yvon Quiniou et Nikos Foutas poursuivent leur dialogue. Chez le même éditeur, ils avaient publié Le matérialisme en question (2020). Nikos Foutas enseigne la philosophie à l’université en Grèce ; c’est un spécialiste de Lukács et un grand nombre de ses livres ont été publiés en français chez l’Harmattan. Yvon Quiniou est tout à la fois marxiste et défenseur du matérialisme en philosophie, mais aussi penseur de la morale : il tente une sorte de synthèse entre les perspectives classiques du marxisme et la philosophie morale de Kant. Il est aussi un militant laïque intransigeant, ce qui lui a valu quelques soucis dans certains milieux proches du Parti communiste qui préfèrent faire la cour aux islamistes…
La possibilité du communisme interroge une question centrale pour tout « élève de Marx » : le communisme est-il une utopie comme les autres, découle-t-il de la logique même du mode de production capitaliste ou est-il un objectif moral ? Les deux auteurs commencent par s’interroger sur l’existence réelle ou supposée du « communisme primitif » qui aurait constitué le stade originaire de l’histoire humaine. En réalité nous n’avons aucun moyen de trancher clairement cette question. Quoi qu’il en soit, le communisme n’est pas, chez Marx et Engels, le retour à un passé idéalisé, mais un « à-venir ». S’il faut résolument abandonner l’idée d’une histoire comme un progrès linéaire, il reste à définir ce que peut être le progrès historique.
Yvon Quiniou, comme il l’a fait en d’autres circonstances ne manque pas de souligner du renversement matérialiste opéré par Marx, un renversement qui serait scientifiquement confirmé par Darwin et par les neurosciences dans la lignée de Jean-Pierre Changeux. Toutefois, il rappelle que Marx met au premier plan la pratique (voir thèses sur Feuerbach) et que ce sont bien les hommes qui font l’histoire. C’est pourquoi le communisme doit être pensé comme une possibilité et non comme une nécessité qui le fera sortir du capitalisme comme le papillon sort de la chrysalide.
Les auteurs consacrent d’assez longs développements à ce qui empêche ce possible de se réaliser. Ils reviennent sur la question de l’aliénation et de tout ce qui constitue le malheur humain. Si Yvon Quiniou n’oublie pas d’intégrer Freud à sa réflexion, Nikos Foutas donne d’intéressants prolongements à la lecture de Lukács et surtout au Lukács théoricien de la réification dans Histoire et Conscience de classe. Ils insistent ainsi particulièrement sur la dimension morale du marxisme, sans laquelle il est privé de valeur.
Les auteurs n’esquivent pas les difficultés classiques du marxisme et notamment la question — rebattue — de la « dictature du prolétariat », Nikos Foutos faisant d’ailleurs remarquer que cette notion ne vient que rarement sous la plume de Marx et qu’elle est vraiment très peu thématisée. En tout cas, elle ne peut jamais s’interpréter comme la dictature sur le prolétariat, Quiniou rappelant que le communisme pour Marx est un état social dans lequel la liberté de chacun est la condition de la liberté de tous.
Les derniers chapitres sont plus directement embrayés sur les questions contemporaines. La mondialisation d’abord : ne rend-elle pas impossible toute expérience de passage au socialisme dans une nation moyenne comme la France ou faut-il envisager une révolution sur une plus large échelle ? Pour les auteurs, il n’y a pas de contradictions entre les deux approches. Ce dont je ne suis pas tout à fait certain. En ce qui concerne l’échec de l’Union soviétique, la position des auteurs est assez claire. Comme le dit Yvon Quiniou, « ce qui a échoué en Russie et dans les pays satellites de l’URSS qui n’ont fait qu’en reproduire le modèle, dans d’autres conditions meilleures pourtant, ce n’est pas le communisme ou le socialisme, mais sa caricature, son contresens théorico-pratique et on ne peut s’en réclamer sauf mauvaise foi ou ignorance, pour le déclarer en soi impossible. » En ce qui concerne la Chine (ils rattachent Cuba et le Vietnam à cette dernière), le jugement est beaucoup plus positif, soulignant tout de même les ambiguïtés et les contradictions qu’il y a à développer le capitalisme tout en réaffirmant l’objectif socialiste. L’idée que le parti unique, le PCC, est si gros qu’il est devenu en quelque sorte représentatif de la population chinoise et qu’il serait donc en quelque façon démocratique est défendue sans être convaincante. Les questions de l’écologie sont enfin abordées rapidement, en soulignant que trop souvent les mouvements écologistes mettent en cause l’activité humaine en général en omettant le fait qu’il s’agit du mode de production capitaliste.
Dans l’ensemble un ouvrage non dogmatique, qui rouvre des discussions théoriques et politiques qu’on ne voit plus très souvent aujourd’hui. Je partage sans barguigner l’ambition morale qui y est réaffirmée, je suis moins convaincu sur quelques autres aspects… Il me semble surtout qu’il faudra un jour faire un bilan historique de l’histoire du mouvement ouvrier (communiste, mais pas seulement !) et des raisons pour lesquelles la « révolution prolétarienne » n’a jamais paru aussi loin de nous qu’aujourd’hui.
Le 14 janvier 2023.