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Boualem Sansal, ingénieur algérien

lundi 16 juin 2008, par Jean-Paul DAMAGGIO

Au début des années 1980 un haut-fonctionnaire algérien part en mission à Sétif pour vérifier les comptes de quelques entreprises. En route, avec ses amis, il décide de faire un crochet par quelques villages et ils tombent sur l’un d’eux qui les étonne énormément. A Sétif, la mission accomplie, ils demandent aux dirigeants de l’entreprise visitée s’ils connaissent le village dont ils expliquent l’implantation. « C’est le village allemand ! » répondent des hommes surpris par cette curiosité. Le haut fonctionnaire est un économiste habitué à accomplir son travail sans chercher plus loin mais là, « un village allemand » à deux pas de Sétif, c’est trop étrange. Professionnellement il a une manie, un dada, une obsession : « chercher à comprendre ». Ce qu’il comprend le laisse abasourdi. Ce n’est pas n’importe quel allemand qui s’est installé dans ce village au point d’en faire son village !

Plus de vingt-cinq après, l’économiste raconte cette histoire à une trentaine de personnes en la ville de Toulouse. Un des participants demande : « C’est celui qui avait toujours un casque allemand pendant la guerre de libération ? » Oui, c’était bien lui, un homme qui avait réussi à atteindre des postes ministériels dans l’Algérie indépendante ! Ministre de l’éducation, il avait laissé un souvenir étrange : une fois par an il arrivait au ministère déguisé en S.S. ! Oui, vous avez bien lu : en S.S. ! Parmi la trentaine de personnes l’une peut expliquer pourquoi ! Il célébrait ainsi la date anniversaire de la naissance d’Hitler !

Le modeste économiste s’est fait écrivain et s’il est à Toulouse c’est pour présenter l’histoire de ce nazi qui, après avoir travaillé dans les camps de la mort, a pu fuir vers les pays arabes, jusqu’en Egypte où il a été des divers coups d’Etat jusqu’à celui qui permit à Nasser d’accéder au pouvoir. Cette filière n’est pas une surprise quand on se souvient de la politique d’Hitler en direction des pays arabes. Plutôt que de s’adresser aux Arabes soucieux de liberté et d’indépendance pour leurs pays, il s’adressa aux musulmans, il flatta leur opposition aux deux colonialismes qui étaient ses ennemis : celui de France et celui d’Angleterre. Bref, Nasser envoya son nazi de service dans l’armée de libération algérienne pour qu’il y apporte ses connaissances militaires.

Boualem Sansal a hésité avant de situer son historie, là où elle avait eu lieu, en Algérie, car il savait que ça lui vaudrait les pires accusations. Pas plutôt paru chez Gallimard, le roman fit scandale dans son pays où Boualem vit toujours, même si en 1999 il a été licencié de son emploi officiel. Il sait comment, aujourd’hui, l’Algérie de Bouteflika est passée dans le camp des Saoudiens donc dans celui de Bush et Sarkozy (ce que l’Algérie de Boumédienne refusa fermement), comment elle s’appuie sur les conservateurs du FLN alliés aux islamistes. Donc il a voulu mettre les pieds dans le plat. Pourquoi raconter aujourd’hui cette histoire qui rappelle le drame de la Shoah, un tabou dans presque tous les pays arabes ? Des bons esprits lui rappelèrent qu’il ferait mieux d’écrire sur les Palestiniens et d’autres moins tendres en font un agent du Mossad !

Cette histoire ancienne ne s’est pas arrêtée avec le poste de ministre de l’éducation pour ce criminel de guerre. Des militaires le trouvant encombrant, ils l’obligèrent à se replier dans son cher village où il ne perdit pas de vue l’actualité algérienne si bien que son nom apparaît, à la naissance du F.I.S., parmi la liste des fondateurs de ce parti islamiste. De plus cette histoire symbolique n’est que le reflet de bien d’autres comme le rôle de tant d’anciens nazis en Argentine, au Paraguay et ailleurs en Amérique latine. Raison qu’invoque le Mossad pour justifier la présence de ses réseaux dans ce continent avec comme plus grand exploit, la libération de l’Ambassade du Japon au Pérou en 1997.

Mais moi, pourquoi reprendre ici cette histoire ? Il se trouve que l’écrivain la fait revivre par le récit d’un petit jeune d’une banlieue française en 1995-1996 ! Le sous-titre de Le village allemand est Ou le journal des frères Schiller, ce sont eux qui racontent l’histoire. En conséquence, qu’on le veuille ou non, cette histoire concerne aussi la France ! Et le monde entier, comme pour toute bonne littérature.

La question essentielle heurte quelques participants au débat de Toulouse : d’où vient le fascisme ? L’économiste Boualem pensa d’abord que tout venait des conditions économiques mais, c’est une évidence, sur la terre tous les pays en crise économique ne sombrent pas dans le fascisme. Si, comme on le dit souvent, la crise économique est une donnée nécessaire, elle n’apparaît pas suffisante. L’exploration des autres données fait frémir : du fait d’une histoire sur le long terme, des pays seraient-ils plus fragiles face aux assauts fascistes ? Boualem Sansal n’est pas là pour apporter des réponses mais il ne veut refuser aucune question. Pour avoir étudié la montée islamiste en Algérie, et la montée fasciste en Allemagne, il a constaté deux étapes : celle qui avance des interdits (ne pas toucher la main d’une femme) puis celle qui avance des obligations (suivre la charia). Autre constatation : quand le fascisme fait un pas en avant, la démocratie conciliante, pacifique, recule d’un pas. L’inquiétant, il ne le situe pas dans l’avancée fasciste, mais dans le recul de la démocratie. Et quand, en Europe, la démocratie est elle-même gangrenée, comment sortir de la tourmente ?