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Face-à-face Russie-OTAN

Retour à la case départ

jeudi 29 février 2024, par Jean-Philippe IMMARIGEON

« Comment fais-tu, chantait Jacques Brel dans L’air de la bêtise, pour avoir tant d’amants et tant de fiancés, tant de représentants et tant de prisonniers, et faire croire aux crétins que nous sommes vaincus. » La séquence qui s’achève aura été un moment d’hystérie belliciste très déroutant dans la patrie de Montaigne et Montesquieu, tel qu’on n’en avait plus connu depuis Sarajevo, et le verbatim des va-t-guerre du Café de Flore nous a fait comprendre que l’inénarrable BHL, cette fois-ci débordé sur son terrain de prédilection, avait fait des émules.

Le retour des Super Dupont

Ce fut, un mois durant, Saint-Germain-des-Prés contre le reste du monde. Dépassée l’emphase eschatologique d’il y a deux ans sur le retour de la guerre froide et le neo-impérialisme stalino-tsariste : nous avons été sommés de voir, comme du temps de ma jeunesse, les chars russes à deux étapes du Tour de France du Pont de Kehl et même des crêperies de Douarnenez. On retiendra de cette pitoyable logorrhée, outre le récurrent Delenda est Russia de Nicolas Tenzer et la demande de la tête de liste SFIO aux élections européennes d’éradication du Grand-Duché de Moscovie, les tribunes publiées par Anne Genetet, députée, membre de la Commission de la défense nationale et des forces armées et vice-présidente du groupe macroniste. Epuisant ces mots qui comptent double au Scrabble et dans une copie de Sciences Po, elle nous avertit que nous sommes dans une guerre nietzschéenne menée contre les démocraties, leurs valeurs communes et leur avenir, que nous devons conjurer toute nouvelle étrange défaite et tentation munichoise (ces mots-là comptent triple…), qu’il nous faut payer le prix du sang pour le destin de l’Europe, qu’il faut fournir aux croisés ukrainiens plus qu’une aide opérationnelle et leur céder tout notre matériel, engager nos Rafale dans une zone d’exclusion aérienne, etc.

On sait comment, au terme de ce prurit d’auto-excitation et au lendemain de la signature avec l’Ukraine d’un accord dit de sécurité aussi dérisoire qu’ubuesque, Emmanuel Macron a perdu — dixit nos partenaires en termes à peine diplomatiques, — une nouvelle occasion de se taire en envisageant un engagement direct. On serait tenté d’y répondre comme les contrebandiers de Carmen, « passez devant sans vous faire prier », mais la réponse de nos alliés, Washington en tête, a été plus directe : non seulement personne n’ira mais l’OTAN nous interdit d’y aller. Fin de la séquence et tout le monde rentre à la niche.

Revenons au réel, celui contre lequel on ne cesse de se cogner disait Jacques Lacan, et laissons à ses parties de Risk cette génération de Playmobil qui n’a connu ni la guerre ni même le service national, pour renouer le fil de nos analyses depuis deux ans [1]et tenter de nous affranchir une bonne fois pour toutes des biais de raisonnement et des analogies stupides que les précités cherchent à nous imposer.

Annoncer ce qu’on va faire, faire ce dont on a prévenu…

Il faut toujours écouter les autocrates. Un autocrate n’est pas un pétromonarque singeant la modernité mais se faisant pincer en train de dépecer vivant un journaliste d’opposition. Un autocrate annonce par avance qu’il va chiper le pot de confiture et, à l’heure dite, y plonge la main. Ainsi dans son discours devant le Reichstag du 30 janvier 1939, anniversaire de son accession au pouvoir, Hitler balaya l’ensemble des enjeux du moment et tout y était déjà, y compris dans les omissions, de l’invasion de l’URSS à l’annonce de la Shoah. De même, toutes choses étant inégales par ailleurs, Poutine a annoncé le 21 décembre 2021 ce qui allait se passer deux mois plus tard, et a fait ce qu’il avait dit. Il ne sert donc à rien de prêter aux Russes des plans d’invasion de toute l’Europe copiés d’une mauvaise série B hollywoodienne des années 50, tout en ne relevant pas que, dans un récent entretien avec un journaliste américain, entre une réécriture paranoïde de l’Histoire et un délire prophylactique hérité de la haine de Soljenitsyne pour nos Lumières, Poutine a, encore une fois, annoncé la suite, en s’engageant à ne pas attaquer la Pologne ni la Lettonie. Mais pourquoi simplement la Pologne et, parmi les Etats baltes, la seule Lettonie ?

On l’a dit et répété depuis plus de trente ans : les Russes, quelques soient leurs dirigeants, n’accepteront jamais de voir les Américains s’installer, sous couvert de l’OTAN, à leurs portes. S’obstiner dans ce projet est l’assurance d’entrer dans un conflit durable pour un intérêt stratégique qui, concernant la France, n’a jamais été expliqué tout simplement parce qu’il est inexistant. Les Russes ayant indiqué que, à défaut de cette conférence sur la sécurité que nous leur avons refusée en novembre 2021, ils allaient se reconstituer des marches stratégiques en avant de leur frontière, un rapide coup d’œil sur la carte montre que les prochains objectifs sont l’Estonie et la Finlande, qui bloquent la sortie maritime de Saint-Petersbourg, et la Lituanie qui verrouille le corridor de Suwalki entre Kaliningrad et la Biélorussie. Or Poutine n’en a pas parlé et ce n’est pas un oubli. Alors plutôt que de trépigner sur sa chaise comme un cabri, autant se préparer à la suite annoncée, sans pour autant hyperboliser un risque circonscrit et déjà identifié.

La trahison du Dieu Cargo

« Les Européens rattrapés par l’urgence de se défendre contre la menace russe », peut titrer Le Monde. Mais quelle menace ? Que la Russie presse ses voisins immédiats du fait de leur appartenance à l’OTAN est une évidence. Que, parce que la France est dans l’OTAN, elle soit elle-même directement menacée par la Russie comme le discours médiatique tente de nous convaincre, relève en revanche d’un syllogisme idiot. Ce n’est pas le seul. Il parait qu’il faut que l’Europe remplace au pied levé les Etats-Unis dans leur guerre contre la Russie ; mais ni les Etats-Unis ni l’OTAN ne sont en guerre contre la Russie. Ah ça, n’auriez-vous pas compris qu’il s’agit d’une guerre par procuration — proxy war comme on dit à la terrasse du Flore ?

L’Amérique a ceci de partagé avec un régime autocratique qu’elle a toujours documenté ce qu’elle faisait, pour peu qu’on prenne la peine de la lire, et n’a jamais eu besoin de prête-nom ou de justification cosmétique pour faire ses guerres. Mais admettons que nous sommes déjà en guerre directe contre la Russie en substitution d’Etats-Unis qui ne le sont pas, cette guerre supposée n’existant d’ailleurs que du fait de leur désengagement. Plaisante métonymie, puisque l’Europe se battrait alors pour imposer un projet que son promoteur semble avoir, pour l’instant, abandonné. Car mettre le désengagement américain au débit du seul Donald Trump est se méprendre : la fuite du Dieu Cargo n’est pas le caprice du tropisme isolationniste d’une Amérique qui, comme l’écrivait Hegel, est fatiguée du monde, c’est le constat enfin fait à Washington que l’avancée de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie piège l’Amérique dans cette alternative qu’elle a toujours voulu éviter, l’engagement total ou le retrait précipité.

Il faut lire et écouter les Américains in texto et non par le tamis de nos chimères : ils n’ont jamais dit qu’ils ne s’engageraient pas en Ukraine au motif qu’elle n’est pas dans l’OTAN, puisqu’ils ne cessent de répéter qu’ils ne s’engageront pas dans une guerre contre la Russie que le pays qui les appelle à la rescousse soit ou non dans l’OTAN.

La mésalliance atlantique

Si les Ricains ne seront plus là…, se lamente depuis le sommet de Munich le chœur des pleureuses atlantistes qu’on nous dit en état de sidération. Leurs protestations trahissent une méconnaissance totale de la psychologie et des intérêts stratégiques américains. On semble redécouvrir qu’il n’a jamais été dans l’intention des Etats-Unis de défendre la vieille Europe au prix de leur propre survie, alors que c’était déjà dans la Farewell Address, le testament politique de George Washington que Tocqueville fut un des premiers à commenter.

Qui a d’ailleurs jamais cru que les Etats-Unis échangeraient Détroit contre Tallin, Seattle contre Helsinki ? Eux-mêmes, en ne ratifiant le Traité de l’Atlantique nord de 1949 qu’à la condition que son article 5 soit non contraignant et laisse à chaque signataire toute latitude dans la réponse à apporter au soutien du pays agressé — ça peut très bien se limiter à une convocation de l’ambassadeur russe —, n’ont jamais garanti leur engagement contre une URSS-Russie puissance nucléaire. « Ce qui peut se passer en Europe, disait Charles de Gaulle, les Américains s’en foutent complètement, même s’ils font semblant de s’y intéresser. Ce n’est pas ça qui les empêchera de dormir. »

Lorsque les blindés russes passeront en force dans le corridor de Suwalki, on sait comment les Américains réagiront, ils l’ont fait à Saïgon, à Tbilissi, à Kaboul : ils se carapateront comme un prout sur une toile cirée et l’OTAN restera l’arme au pied. La sécurité des pays de la ligne de front doit être garantie autrement que par l’imposture entretenue d’une illusoire aide américaine. Nous n’échapperons pas, le plus tôt sera le mieux et nous avons perdu deux ans, à la conférence sur la sécurité que les Russes demandaient en novembre 2021 et à un accord, préalable à toute négociation sur l’Ukraine, entre l’OTAN et la Russie créant entre elles un glacis militaire couvrant la Finlande, les Etats baltes, la Biélorussie, Kaliningrad, l’Ukraine et la Crimée. Et laissons les abonnés du Flore glapir tout leur saoul.


[1Sur La Vigie – Le Cadet : 12 février 2022, Le retour de Folamour ; 3 mars 2022, Leur joueur de poker et nos joueurs de billes ; 18 avril 2022, Touché coulé ; 21 mai 2022, Une connerie ; 19 juin 2022, La brigue des égos (sotie européenne) ; 7 septembre 2022, Borodino, épisode VI. Sur La Sociale.online : 19 octobre 2022, Macron, la Bombe et l’Ukraine (1) ; 12 décembre 2022, Macron, la Bombe et l’Ukraine (2). Sur La Vigie – Le Cadet : 16 décembre 2022, Puisque le château cite le Cadet…Sur le blog de Bertrand Renouvin : 23 décembre 2022 : La lettre du Kremlin ou Macron dans le piège ukrainien. Sur La Vigie – Le Cadet : 7 février 2023, Mauvais genre. Sur La Sociale.online : 25 mai 2023, Un naufrage stratégique. Sur le site de la revue Conflits : 28 mai 2023, L’impasse ukrainienne  ; 26 août 2023, Nicolas Sarkozy et le piège russe.