Accueil > Débats > Fin de race !

Fin de race !

vendredi 10 avril 2020, par Philippe COLLIN

Pourquoi ne doit-on plus parler de races animales ?

Voici un sujet qui est rarement abordé. Tous les éleveurs sont persuadés qu’ils élèvent une « race », la meilleure d’entre toutes d’ailleurs, pour leur immense majorité.

Ce concept de race est combattu lorsque l’on parle de l’espèce humaine, notamment depuis la période nazie. Ce combat n’est pas gagné et a une efficacité pas toujours avérée, l’apartheid ou développement séparé en Afrique du Sud en ayant été une illustration douloureuse et les États-Unis mettent toujours au cœur de leur nation cette notion de « race », loin d’avoir disparu de nos sociétés européennes non plus.

Ici n’est pas notre propos, il ne sera question que de « races animales ».

Qu’entend-on par l’idée de « races » ? Uniquement une population d’êtres dotés de similitudes phénotypiques, résultat de la pression sélective de l’environnement naturel ou de l’activité humaine. Ces « races » sont interfécondes bien évidemment, rien ne s’oppose à croiser une vache jersiaise avec une Holstein même s’il est sans doute difficile pour des raisons morphologiques de croiser un chihuahua et un doberman. Mais rien ne s’y oppose d’un point de vue biologique ! La similitude phénotypique n’a rien à voir avec l’appartenance spécifique. C’est sur cet amalgame que surfent les défenseurs de la « race » animale (comme les racistes humains).

Mon propos ici est surtout de remettre en cause fondamentalement ce concept pour ce qui est de l’élevage des animaux de « rente » comme on les caractérise depuis que l’on a introduit une distinction entre les « animaux domestiques ou de compagnie » et les « animaux de rente ».

Notion nouvelle apparue depuis la séparation des animaux « de rente » issue du développement de l’élevage. On ne vit pas de la même manière le fait de posséder une vache et 50 !

Nous pourrions aussi réfléchir sur ce qui anime ceux qui veulent un animal de compagnie à pédigrée dont la principale caractéristique est d’avoir rentré dans le secteur marchand un animal qui autrefois « ne se vendait pas ». Mais cela n’est pas le propos.

Ma réflexion initiale provient de l’excellent article de JP Berlan : https://sniadecki.wordpress.com/2015/02/10/berlan-selection/.

Partant de cette réflexion, nous devons mesurer le chemin parcouru depuis cette révolution agricole, corolaire de la révolution industrielle.

La pression sélective exercée par les éleveurs qui passent de l’activité de domestication à l’activité d’élevage change de nature lorsque les animaux deviennent un enjeu de profit lié à la meilleure valorisation industrielle de leurs productions : laine, lait, œufs, viande…

Ainsi le développement des filatures en Angleterre d’abord et ailleurs ensuite, a permis de fixer comme objectif une industrialisation de la production de laine. Chaque région a ainsi spécialisé ses troupeaux en fonction d’objectifs de production spécifiques à la fois à la population d’animaux présents en fonction de la meilleure valorisation industrielle. C’est la base de l’explosion des filatures anglaises et du début de l’extraction du charbon facilitant la production des machines en acier.

Le déclin relatif de la laine commence avec la mondialisation de la fin du 19e et les échanges de coton notamment.

S’ensuit la nécessité de développer une autre production : ce sera la production laitière. Ce sera le début de la spécialisation des bovins en fonction de leur « orientation ». Les politiques publiques sont venues en renfort pour spécialiser les populations de vaches par usage, déniant leur utilité globale (fertilisation, traction, cuirs…). Des comices agricoles de Méline au développement des Centre d’Insémination artificielle en seconde partie du 20e siècle, il y a un effort public pour organiser les droits de propriété intellectuelle sur les animaux. Les « herd books » sont venus sacraliser la « race ».

Dans le droit fil, ce sera au tour des espèces volaillères, lorsque le prix du quintal de blé sera assez bas, d’être la cible des sélectionneurs. L’Inra et les centres de sélection et de multiplication des reproducteurs apporteront leurs concours pour séparer les populations selon leur destination.

Pour faire un rapide inventaire entre ces différentes espèces, il existe maintenant des populations extrêmement spécialisées :

Pour les ovins :

Les « races » Lacaune sont les principales utilisées pour le roquefort. Les autres populations de brebis qui produisent, soit de la laine, soit de la viande, sont dans des filières séparées. C’est ainsi que les éleveurs australiens ou néo-zélandais avec des fermes de milliers d’hectares sont spécialisés dans la production de laine et concurrencent de façon brutale les paysans européens qui élèvent des animaux majoritairement des animaux spécialisés « viande » sur de plus petites surfaces. S’ensuivent les guerres au sujet de l’agneau « import » qui a des gigots moins gros que celui de nos « races » et les querelles tarifaires qui vont avec !

Pour les bovins :

La séparation chez les bovins a produit des « races » holsteins, Brune des Alpes, Jersiaises, qui ont comme caractéristiques de produire soit beaucoup de lait soit du lait très riche en matière utile (matière grasse et matière protéique).
Les conditions d’élevage pour ces animaux sont spécifiques : alimentation fortement énergétique et protéinique (maïs ensilage-tourteaux de soja), animaux sédentarisés, confinement, faible longévité. De plus, ces animaux produisent peu de viande et ces viandes sont considérées comme « sous-produit » (du minerai disent les professionnels de la viande) dans les modes technico-économiques agricoles. Les veaux ont une valeur de plus en plus proche de zéro, nombre de mâles finissent euthanasiés dans les centres d’allotement [1] car aucun engraisseur ne veut de ces animaux alors qu’il pourrait se procurer des veaux provenant de « races mixtes » qui ont une meilleure capacité à produire des veaux gras.

Une étude de l’Inra de Rennes montre que ces « races » sont incapables de résister, en alimentation à l’herbe, à des pénuries, liées à des conditions de sécheresse par exemple. Ces « races » ont par ailleurs en situation de stress ont une capacité à se reproduire très inférieure aux « races mixtes ».

Ce système nécessite à la fois une forte capitalisation et beaucoup d’achats intermédiaires (bâtiments, aliments très concentrés) pour élever des génisses, qui doivent vêler tôt pour n’en pas alourdir le coût et permettre de traire le maximum de lait dans le minimum d’années. Ensuite, la destination finale de ces animaux est le « minerai [2] » !

Ce système est très fragile, très coûteux en capitaux, en intervention publique, en énergie fossile notamment la production de maïs et d’ensilage est un gouffre énergétique —, en risques, mais c’est le système qui permet de produire le maximum de lait par unité de travailleur ! La pleine réussite du système capitaliste.

C’est le seul résultat incontestable. Question de choix politique et économique !

D’autre part, le développement massif de la production de viande bovine a spécialisé des « races ». La reconversion de la « Maine-Anjou » par exemple, a été rebaptisée « Rouge des prés » pour bien affirmer que l’on ne voulait plus traire ces vaches qui devaient avoir une utilité nouvelle. Cette reconversion des éleveurs de vaches « laitières » en éleveurs de vaches « à viande ou allaitante » s’est faite consécutivement aux quotas laitiers et a permis dans les régions natives de ces animaux de permettre aux paysans qui voulaient continuer d’élever des animaux de le faire.

La mise en place des quotas laitiers a donné les outils réglementaires et financiers pour orienter ces animaux qui devenaient éligibles à des « Primes au Maintien du Troupeau de Vache Allaitante », à la condition de ne plus être traits et de ne plus produire de lait « marchand ». Les choix politiques ont une fois de plus orienté la sélection animale pour que ces animaux se spécialisent en un seul usage.

Comme l’on ne sait pas quoi faire des mâles, la consommation de viande rouge étant essentiellement de la vache de réforme et de la génisse, une prime au « jeune bovin » a été mise en place historiquement afin de pouvoir légitimer et rentabiliser l’élevage d’animaux qui n’ont pas de valorisation en France notamment,

Cette prime a été mise en place avec la mise en place de réforme de la PAC de 1992 pour pouvoir exporter ces animaux plus lourds (les plus légers ayant peu d’attrait) afin qu’ils aient un intérêt dans les pays dans lesquels ils sont consommés (Italie, Espagne, maintenant Turquie et Maghreb). Retournement de tendance : il faut qu’ils soient maintenant plus légers, car les portions de viande sont moins grosses dans les assiettes. Vous avez là une illustration des difficultés de trouver une rentabilité pour nombre d’éleveurs de vaches « à viande ».

L’engraissement de ces animaux mâles est fait uniquement dans des élevages industriels concentrant des milliers d’animaux et nourri avec du maïs et du soja (hormones et antibiotiques s’il fallait : ces dernières pratiques sont abandonnées semble-t-il).

Par ailleurs, l’on se gausse de nos « races rustiques », capables d’une grande valeur bouchère et de conditions d’élevage environnementalement irréprochables…. mais dont la moitié des produits environ est soumise à des modes de production très différents.

On pourrait ajouter que pour que les animaux soient encore plus lourds au sevrage, les éleveurs qui autrefois faisaient des vêlages au printemps lorsque l’herbe est abondante et riche pour les vaches, font maintenant vêler en automne, entraînant des coûts exorbitants pour une activité qui dégage que fort peu de valeur ajoutée. Gros investissement en hangars, en fourrages riches pour l’hiver, beaucoup de temps de travail, beaucoup de risques, distribution d’aliments dans les prés… sont le lot commun des éleveurs aujourd’hui. Presque autant de travail qu’avec les vaches laitières, mais beaucoup moins de création de valeur.

Auparavant, avant cette massification des « bovins allaitants », l’engraissement des mâles était le plus souvent fait en France, utilisant des bâtiments lorsque les vaches étaient au pré et valorisant une main-d’œuvre disponible à cette époque de l’année. Les fermetures d’abattoirs et la mise en place du « Grand Marché Unique » ont liquidé ces systèmes de production économes.

C’est ainsi qu’un système économe et autonome a été transformé en système fragile et intransmissible… mais encensé pour ses « vertus environnementales ». Produit de la sélection animale…

Pour terminer le tableau, il faut aborder la volaille.

D’un côté, nous élevons des poules dont nous broyons les mâles, car ce sont des « races pondeuses », donc inaptes à produire de la viande, qui produisent 300 œufs et plus par an, bien au-delà de ce que la poule classique produisait. Ces poules sont élevées dans des conditions qui certes évoluent favorablement, mais qui le sont toujours uniquement dans le seul objectif de consommer des céréales pour faire des œufs. Parler d’œufs est même abusif, puisqu’il faut parler d’« ovoproduits » pour l’industrie agroalimentaire pour environ 50 % des œufs produits, en opposition aux « œufs coquille ».

De l’autre nous avons des « poulets de chair » qui grossissent tellement vite que l’on constate des nécroses sur le blanc du bréchet, car le squelette croît moins vite que le muscle et donc déforme le muscle avant que le poulet ne soit mort ! Bien sûr cela se produit sans que soient infligés de mauvais traitements à l’animal : c’est le produit de la sélection génétique… qui défraie la chronique des « animalitaires » comme les caractérise Jean-François Braunstein. [3]

Voilà de mon point de vue quelques éléments qui doivent, dans une réflexion sur l’invention de l’élevage de la seconde partie du 21e siècle, figurer au centre du sujet.
Il est impossible de mettre en avant « les bonnes pratiques d’élevage » et de ne pas remettre en cause ce sacro-saint dogme de la « race » animale !

Il faut modifier les contraintes pour l’élevage afin que les schémas de sélection soient plus cohérents et complets pour l’ensemble des sujets d’élevage.

Je n’ose pas rêver à supprimer les Organismes de Sélections qui vivent de ces droits de propriété intellectuelle, acquis sur le dos des animaux alors que la question des droits de propriété intellectuelle a, elle, été questionnée au travers des OGM. Pourtant, c’est bien le cœur du sujet ! Difficile aussi de ne pas évoquer le sexage des semences ni de la transplantation embryonnaire, sans parler de la génomique, toutes techniques destinées à accélérer la vitesse « d’amélioration de la “race” ».

C’est toute une histoire de l’élevage depuis la révolution agraire liée à la révolution industrielle qu’il convient d’écrire pour penser un élevage intégré dans les systèmes agraires de demain (pour le "jour d’après" ?) et dont l’élevage de l’animal ne se résume pas à sa finalité, mais à son utilité globale. C’est la condition pour affirmer au contraire des fabricants de “Steack Barbare” comme l’explique Gilles Luneau dans son dernier livre qu’il n’y a pas d’avenir sans élevage.


[1Les « centres d’allotement » sont des sortes de marchés qui permettent de constituer des lots de veaux pour les vendre à des engraisseurs spécialisés pour produire du veau de boucherie.

[2Le « minerai » est l’ensemble des viandes qui ne finissent pas en viande de découpe, mais qui sont incorporées dans les industries agro-alimentaires pour fabriquer l’un des principaux débouchés de la vache laitière (mais pas que des vaches laitières) : le steak haché… consommé dans les mangeoires spécialisées avec un M devant la porte

[3La Philosophie devenue folle, éditions Grasset