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Défendre la civilisation contre les barbares

mardi 23 juin 2020, par Denis COLLIN

Nous vivons une bien étrange époque, anticipée par Pier Paolo Pasolini qui avait annoncé que le fascisme reviendrait, mais qu’il s’appellerait antifascisme. Nous y sommes en plein. En pleine confusion des esprits. Le racisme a pris le masque de l’antiracisme et ceux qui hier combattaient l’apartheid veulent des universités réservées aux « gens de couleur », des statistiques ethniques et toutes sortes d’absurdités encore pires. Les féministes ne réclament plus l’égalité des hommes et des femmes, mais l’abaissement des mâles et peut-être leur disparition quand on pourrait définitivement se passer du sperme pour assurer la reproduction de l’espèce, non pas féminisée, mais « dégenrisée », une espèce réduite à un monde de fous, non, pardon, de folles. Les amis des bêtes veulent rééduquer les lions pour les dissuader de manger des antilopes et les ennemies du moindre trait de galanterie comme manifestation du machisme apportent leur soutien aux islamistes qui encagent les femmes…
De cette folie qui a gagné le monde médiatique, nord-américain d’abord puis étendant sa contagion en Europe, en Amérique Latine et ailleurs encore, on ne sait trop que penser. Les pitreries de certains des porte-parole en vue peuvent faire rire — les partisans de la libération animale prônant la zoophilie (Peter Singer, Donna Haraway) sont sans doute à traiter comme on a pu traiter d’autres lubies. Quand tout cela prend possession de l’Université, on a moins envie de rire. Un reportage sur l’université d’Evergreen dans l’État de Washington montre un fonctionnement de secte et comme toujours dans ce genre d’organisation, l’humiliation est obligatoire de façon que plus personne n’ose se révolter : celui qui, publiquement, s’est accusé des pires torts aura beaucoup de mal à remonter le courant. Après les universités, ce sont les grands médias qui ouvrent largement leur porte aux délirants sans jamais que quelqu’un ne soit invité à les contredire. Quand la mécanique est bien huilée, il ne reste qu’à passer à la phase suivante qui consiste à imposer le silence à quiconque ne partagerait pas les nouveaux dogmes. Ici on demande l’interdiction d’une pièce de théâtre, là celle d’un film, on demande que certains tableaux outrageant les nouvelles bonnes mœurs disparaissent des salles des musées. Des petits voyous sont promus héros de la justice et soutenus par le gratin des intellectuels.
Inutile d’en rajouter. Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance ! Ce qui est déroutant, ce n’est pas tant la bêtise triomphante, l’obscurantisme transformé en vertu, ni même la volonté de faire taire tous ceux qui pensent différemment. Ce qui est déroutant, c’est que tout cela se fasse au nom de la liberté, de l’émancipation humaine et de la dignité des humains. Le 1984 d’Orwell est sous nos yeux : la liberté, c’est l’esclavage, la paix, c’est la guerre et l’histoire doit en permanence être réécrite pour s’assurer que ce qui est enseigné est conforme avec les derniers tournants stratégiques de big brother.
Face à ces délires, le bon sens, dont Descartes avait peut-être imprudemment dit qu’il était au monde la chose la mieux partagée, n’a pratiquement aucune chance. Celui qui écrit ces lignes étant un vieux mâle blanc européen, hétérosexuel et cisgenré ne peut guère s’illusionner sur sa capacité d’être entendu. Mais si je parviens à donner quelques raisons de ne pas désespérer à mes amis et à ceux qui me lisent, je n’aurai pas perdu mon temps en entreprenant maintenant la défense de la raison universelle et de la civilisation européenne qui a trouvé son grand épanouissement dans les Lumières.
Ce qui a fait notre civilisation
Je commence mal : en parlant de « notre civilisation », j’isole pour en montrer la supériorité la civilisation européenne née d’Athènes, matinée de christianisme et rebattue par un vieux fond germanique assez hostile aux empires bureaucratiques dont Rome fournissait l’exemple. Avant de laisser les accusations déferler, il faut préciser que les Européens ne sont ni meilleurs ni pires que les autres. Ils ont eu beaucoup de chances, données d’abord par la nature puis par des inventions culturelles faites au hasard, mais qui se sont révélées extrêmement fructueuses. Il faut aussi réaffirmer que le génie humain se trouve dans toutes les cultures humaines et que rien de ce qui est humain ne doit nous être étranger. Mais cette prise de position n’a rien d’un relativisme sceptique. Reconnaître l’universalité de l’homme dans toutes ses manifestations, en être curieux et en tirer quelque chose à apprendre, c’est précisément une des caractéristiques de l’Aufklärung, de l’illuminisme comme disent les Italiens, c’est-à-dire de l’esprit des Lumières et de là découle une capacité d’autocritique que l’on trouve portée à ce point que dans cette tradition culturelle ou civilisationnelle qui trouve son épanouissement entre le XVIIe et le XVIIIe siècle en Europe occidentale, principalement la France, la Hollande, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie.
D’où vient cette particularité qui fonde la civilisation européenne ? Non pas de la préhistoire, ni des « races » ni du néolithique : l’invention de l’agriculture et la constitution des premiers grands empires (qui au départ n’étaient que des cités-empires) quelque part au Proche-Orient n’a rien de spécifique. Les mêmes évolutions se retrouvent en Chine, en Inde et en Amérique. Ce qui est particulier et qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, c’est ce qui se passe en Grèce après l’effondrement de la civilisation mycénienne et qui débouche sur des innovations majeures : l’invention de la démocratie avec les lois de Solon, complétée et mise en œuvre par Clisthène, l’invention de la philosophie et l’invention des sciences. On s’est évertué depuis longtemps à minimiser l’importance de ces innovations, à en affaiblir la portée, en relativisant ce que les Grecs ont inventé. On trouve certes des formes de décision démocratique chez les tribus nomades de chasseurs-cueilleurs, mais un système démocratique comme Athènes, installé dans un État stable, dans une cité entourée de murs comme toutes les cités-empires de l’époque, c’est une invention absolument unique. Tous les citoyens sont égaux devant la loi (isonomie) et ils sont répartis territorialement en mélangeant les classes sociales de façon à obtenir une certaine homogénéité. Concernant la philosophie, on pourra évoquer les thèses de Jaspers sur la période axiale de l’histoire de l’humanité qui verrait s’installer presque simultanément de nouvelles manières de penser en Chine, en Perse, en Inde et en Occident entre 800 et 200 av. J-C. Il y a du vrai dans cette thèse — on remarquera aussi que les grandes inventions qui marquent l’ère néolithique sont, elles aussi, presque simultanées dans toutes les diverses branches de l’espèce humaine. Cependant, là où il s’agit d’un changement des valeurs — et effectivement on peut trouver de nombreux points communs entre Confucius et Aristote — la philosophie grecque apporte une nouveauté en faisant de la question de la vérité et du questionnement sur la vérité l’axe central de la philosophie. La vérité ne vient plus ni des dieux, ni de la tradition, ni de la nature, mais de l’activité du logos, c’est-à-dire de la parole humaine. La démocratie trouve une justification de première importance : chaque homme, pourvu qu’il soit éduqué et se place, comme Solon le demandait, sous le commandement de la raison est apte à découvrir par lui-même la vérité et donc à décider en fonction de ce qui est incontestablement vrai. La philosophie est une affaire grecque, transmise à tout le monde occidental par les Romains, des conquérants qui se sont mis à l’école du peuple conquis et qui s’est ensuite nouée d’une manière tout à fait spécifique avec cette secte juive qu’est, originairement, le christianisme.
Sur ces points, je renvoie aux textes stimulants de Castoriadis, notamment ceux de ses séminaires réunis sous le titre Ce qui a fait la Grèce, mais aussi aux recherches d’Ernst Bloch et en particulier L’athéisme dans le christianisme. J’ai développé ces questions dans mon cours à destination des classes préparatoires (éditions Studyrama).
Nous sommes également les héritiers du christianisme, et indirectement du judaïsme. Comme je ne peux reprendre ici l’intégralité du travail de Bloch, je me concentre sur l’apport chrétien. Toutes les religions, comme leur nom l’indique (peut-être), visent à organiser le lien social et toutes concourent à la préservation de l’ordre social existant. Elles enseignent aux hommes qu’ils ne sont pas libres, mais soumis à une destinée qui les dépasse et à laquelle ils doivent se plier sans condition. Le christianisme enseigne presque l’inverse. La soumission à l’autorité est toujours conditionnelle. Paul de Tarse et Augustin peuvent bien enseigner l’obéissance au pouvoir temporel, quel qu’il soit, le modèle du chrétien est celui qui ne suit pas la voie indiquée par les autorités et meurt en martyre de sa foi. Alors que la religion est toujours un fait social auquel l’individu doit se plier — un Romain devait rendre leurs cultes aux dieux de Rome, un Juif nait Juif, un musulman naît et demeure musulman, le christianisme fait de la religion un choix — même si ce choix est fait par les parents, il doit être renouvelé au moment où l’individu sort de l’enfance. Ce « détail » est absolument essentiel.
Le christianisme est la religion de la sortie de la religion, dit Marcel Gauchet. L’athéisme s’est répandu d’abord en pays chrétien et en premier lieu en pays catholique. La France, « fille aînée de l’Église » est aussi la mère patrie de l’athéisme. Il ne s’agit évidemment pas de faire l’apologie des Églises qui furent, plus souvent qu’à leur tour, promptes à la persécution et au service des puissants. Mais il faut rendre au christianisme ce qui lui est dû, et notamment une tolérance remarquable aux idées hérétiques. C’est dans le cœur même de l’Église, à l’abri de discussions théologiques absconses, que la philosophie grecque et latine s’est maintenue et renouvelée jusqu’à la véritable explosion philosophique des XIIIe et XIVe siècles, entre Thomas et Guillaume d’Occam ou Marsile de Padoue. Ceux qui ont jeté les premières bases de la science moderne, Nicolas de Cues, Nicolas Copernic, Giordano Bruno, entre autres, sont tous sortis des rangs des ordres religieux. Et ce n’est pas vraiment un hasard. On retient les procès de l’Inquisition, notamment contre Bruno et Galilée, mais ceux-ci interviennent au moment où les idées nouvelles accompagnent un mouvement plus général qui met en péril l’institution elle-même, ce qui ne saurait faire oublier ce qui a précédé. De toute façon le mouvement était lancé, les procès contre les défenseurs des idées nouvelles n’en retarderont pas la diffusion, dans des institutions universitaires toutes tenues par des religieux !
Il suffit de comparer cette situation à celle de l’Islam à partir des dernières années de la vie d’Averroès (1197) pour mesurer l’énorme différence. L’Islam avait su récupérer une partie de l’héritage grec, notamment grâce aux savants chrétiens devenus sujets des royaumes arabes. Mais si on a pu parler de « Lumières arabes », ces lumières se sont vite éteintes, avec la montée des intégristes adversaires de la philosophie puis avec la conquête ottomane qui a définitivement stérilisé une culture dont les raffinements artistiques couvraient un despotisme total et bien souvent le vide de pensée.
J’ai commencé par la philosophie. Mais nous héritons aussi de quelques autres particularités. L’Europe a évité le malheur des « sociétés hydrauliques » : là où il faut organiser l’irrigation et la gestion de l’eau (de l’Égypte à la Chine), il faut une bureaucratie puissante et des collecteurs d’impôts. La culture du blé et l’élevage des animaux de basse-cour (volailles, porcs) n’a nul besoin d’une telle administration. Très vite le manant en Europe de l’Ouest va conquérir sa liberté, devenir le propriétaire de fait de sa terre et pourra envoyer balader le seigneur. La suppression du servage n’a pas attendu la Révolution française de 1789 ! Loin d’être une masse amorphe, les « jacques » ont été un ferment révolutionnaire permanent dans toute l’histoire européenne occidentale. Bien avant les ouvriers, ils porteront les idéaux de liberté et d’égalité, dont la guerre des paysans conduite par Thomas Münzer est le meilleur exemple. En ville, les « bourgeois » dès le XIe siècle commencent à gagner leurs « franchises » et développent toutes sortes de formes d’autogouvernement. La république a une très longue histoire enracinée dans les conditions économiques et sociales de l’Europe occidentale.
Notre civilisation est enfin celle des Lumières. On réduit trop les Lumières au XVIIIe siècle et trop souvent encore à la France. Ce qui va illuminer l’Europe, c’est sans doute d’abord la Renaissance italienne. Tout vient de Pétrarque, de Dante, de tous ces penseurs qui en redécouvrant les Anciens vont construire la modernité. Plus que les œuvres philosophiques, c’est peut-être la peinture qui manifeste ce qu’est l’esprit de l’Europe au « quattrocento » : toutes les règles figées, les sujets imposés et les techniques traditionnelles sont bouleversés, subvertis de l’intérieur. Une madone de Raphaël ou de Bellini n’a plus rien à voir avec la Madone imposée par la tradition byzantine telle qu’elle avait émergé de la querelle des iconoclastes. La technique des peintres italiens vise à la vérité des paysages, des visages, des situations — même quand il s’agit de scènes de genre tirées de l’évangile. La vérité des sentiments dans ces vierges à l’enfant qui sont d’abord des mères, toute de tendresse pour leur bébé dont on oublie qu’il s’appelle Jésus. Vérité des visages, comme celui du duc d’Urbino, splendeur des corps de Michel-Ange ou du Caravage. Comment parler de ce sommet de la spiritualité européenne qu’est la peinture italienne qui rayonne ensuite dans toute l’Europe, en Allemagne, avec Cranach, aux Pays-Bas où les peintres font de la vie quotidienne, du réel immédiat leur sujet, ou encore en France ? Dans cette peinture européenne, qui fait du moindre musée de province un trésor, non pas un trésor d’or et de bijoux, mais un trésor de pensées et de sentiments, de tout ce qui bat dans la poitrine de l’homme, comme le dit Hegel, se manifeste un des plus hauts moments de la vie de l’esprit, dont le chant du cygne sera peut-être l’impressionnisme. Trouve-t-on ailleurs quelque chose de semblable, quelque chose qui puisse être de cette prodigieuse diversité et de cette élévation des âmes ? Les miniatures persanes, les icônes byzantines, les estampes japonaises ont des merveilles. Mais rien qui atteigne la puissance de la peinture européenne — même si le Japon inspirera tant les impressionnistes.
Parlera-t-on de la musique ? La musique universelle est européenne et ce n’est nullement un hasard si les pays dynamiques d’Asie s’approprient cette musique et l’interprètent souvent avec génie. Même le jazz appartient à l’aire culturelle européenne. Le fond africain a été transcendé par la musique religieuse chrétienne et revisité par les génies que sont Charlie Parker ou Miles Davis, qui connaissent leurs classiques sur le bout des doigts. La musique baroque puis la musique « romantique » incluant les Russes comme Tchaïkovski forme là aussi un ensemble prodigieux, d’une technicité époustouflante et d’une grande variété dans l’expression de sentiments profonds, exprimant souvent la vie des peuples dans leurs profondeurs — pensons à Verdi, le cœur toujours battant de l’Italie. Rien de convenu, même quand on sacrifie aux impératifs du genre ! C’est la liberté qui souffle dans toute la musique européenne, en particulier dans cet art total qu’est l’opéra.
Je ne dirai que quelques mots de la littérature, tant c’est énorme. Une telle accumulation de génies dans un espace humain et géographique finalement aussi restreint et sur quelques siècles seulement, où trouve-t-on l’équivalent ? Là encore l’inventivité et la volonté de saisir le réel, social, psychologique et historique marquent entièrement cette grande littérature européenne, russe autant qu’anglaise ou allemande.
Si la beauté artistique est le vrai tel qu’il est saisi par la sensibilité, pour reprendre la définition de Hegel, l’art ne peut être séparé du grand mouvement des Lumières dans toutes ses autres dimensions. Les Lumières, c’est l’émancipation du fétichisme religieux et de toutes les formes barbares de la superstition. Émancipation à l’intérieur même de la religion par le mouvement de la réforme protestante — et là encore on chercherait en vain l’ombre du commencement d’une telle remise en question dans le monde dominé par l’Islam ou par d’autres religions. Émancipation de la tutelle religieuse sur la pensée, avec le développement de la science moderne et au premier chef de l’astronomie, de la cosmologie et de la physique. Il s’agit là encore d’affirmer qu’il n’y a pas d’autre autorité que la raison appuyée sur l’expérience. Émancipation contre la religion enfin avec le développement de courants athées qui explosent dans le XVIIIe siècle français.
Cet esprit de la civilisation européenne a été le creuset d’où sont sortis les gigantesques progrès scientifiques et techniques qui ont bouleversé la civilisation matérielle du monde entier, ce qui a permis une explosion démographique de l’humanité comme aucune autre période historique n’en a connu auparavant. Ce n’est pas la médecine arabe qui a éradiqué la variole et permis d’abaisser drastiquement la mortalité infantile. Ce n’est pas la mathématique hindoue qui a inventé la théorie de la relativité et pas la physique peule qui a inventé la mécanique quantique. Les Européens ne sont ni plus intelligents ni meilleurs que les Arabes, les Hindous ou les Peuls. C’est une affaire de civilisation, de choix fondamentaux. Quand l’homme est considéré fondamentalement comme non libre, la pensée ne peut avoir l’audace suffisante pour faire les progrès gigantesques faits en Europe. Quand les conditions de vie et les conditions sociales ne permettent pas l’existence d’universités où les individus confrontent librement leurs idées, il n’y a pas de progrès philosophique ou scientifique possible. Les Européens ont créé cela : un réseau d’universités consacrées à l’activité théorique. Ils en ont créé les conditions politiques avec l’État de droit et la garantie des libertés de base des citoyens. Rien de cela n’a été fait en dehors de l’Europe, sauf en quelques rares endroits au moment des fameuses « Lumières arabes », de manière sporadique en Chine ou en Inde. Encore une fois, les Européens ont fait tout cela parce qu’ils ont eu une chance initiale (dans les conditions naturelles de développement des peuples européens), y compris la chance d’avoir un climat plutôt rude qui oblige à travailler dur pour se nourrir et se protéger du froid. Et aussi ils ont su exploiter cette chance, avec souvent un esprit d’aventure très particulier. Les Chinois avaient techniquement les moyens de conquérir le monde bien avant Christophe Colomb et Magellan, mais ils sont restés dans l’Empire du Milieu. Quelques poignées d’Espagnols ont soumis l’Amérique et une partie de l’Asie, suivis par les Anglais. Et ces aventuriers étaient les ressortissants de pays peu peuplés — le pays le plus peuplé d’Europe au XVIIe était la France avec plus de 20 millions d’habitants. Mais les Anglais n’étaient que quelques millions. À la fin du XVe siècle quand commence l’expansion européenne, la population avait sérieusement chuté par rapport au début du XIVe, et ce n’est donc pas une poussée démographie qui expliquerait ces tentations ultramarines.
Tout ce mouvement est une affirmation positive de l’humanité qui est posée, dans la lignée des vieux stoïciens, comme une communauté universelle. L’humanisme n’est pas seulement un courant littéraire dont le grand Rabelais avait fait la synthèse, c’est d’abord l’affirmation philosophique de l’éminente dignité de l’homme, qui est la marque de sa liberté. L’homme, non pas le citoyen athénien ou le brahmane hindou, l’homme en tant que tel. Les révolutions du XVIIIe et du XIXe siècle proclameront que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit et progressivement l’esclavage est aboli, non à la suite des révoltes d’esclaves, mais tout simplement par la dynamique propre du « progrès de l’esprit humain », pour reprendre l’expression de Condorcet, fervent partisan de l’abolition de l’esclavage et de l’égalité des hommes et des femmes sur toute la surface de la planète. L’esprit des Lumières, cette volonté de se mettre de son plein consentement sous la conduite de la raison, cette aspiration à la liberté constituent le patrimoine le plus précieux de l’histoire de l’humanité et c’est ainsi que le destin de l’Europe s’identifie au destin de l’humanité. N’en déplaise aux relativistes, aux sceptiques, aux nihilistes qui, au motif que l’histoire européenne charrie sa part de crimes, jettent le bébé avec l’eau sale du bain et plongent avec délices dans l’apologie de la barbarie, du différentialisme, de l’obscurantisme le plus indécrottable.
La dialectique des Lumières ?
Les crimes des Européens sont le revers de cette puissance du mouvement qui a porté la civilisation. On pourrait invoquer ici le grand texte d’Adorno et Horkheimer, La dialectique des Lumières (traduit en français sous le titre Dialectique de la raison). Comment les Lumières se sont transformées en leur contraire, comment la raison a-t-elle nourri la déraison et comment le mouvement de l’émancipation a-t-il produit les tyrannies totalitaires et l’extermination de masse ? Ces questions ne peuvent être éludées, mais elles ne le peuvent pas en cherchant la cause dans la logique des idées, dans une histoire purement idéaliste, dans les fautes des « maîtres penseurs » ou dans les actions malfaisantes des « anti-lumières ».
L’humanisme et les Lumières qui s’inscrivent dans sa continuité s’inscrivent dans le moment historique qui voit un nouveau système social, le mode de production capitaliste, qui va renverser l’ordre féodal et bouleverser l’ordre du monde. Pour se poser, ce nouveau système doit d’abord briser les limites et les normes anciennes. Les valeurs traditionnelles (l’honneur, la gloire) cèdent progressivement la place à l’intérêt et à la passion de l’accumulation, qui suppose innovations techniques, développement du désir de biens toujours plus raffinés, développement de la connaissance objective, mais aussi la croissance frénétique du commerce et de la production. Les esclaves modernes s’appelleront prolétaires. Ainsi, si le capital se pose en s’opposant aux traditions et au monde féodal, il développe sa propre contradiction interne : il produit son propre fossoyeur, la classe ouvrière qui exige son droit à la vie et va tenter de limiter l’appétit insatiable du capital. La lutte entre le travail et le capital trouve son expression idéale dans la « conscience malheureuse » bourgeoise. De nombreux intellectuels ne peuvent admettre la contradiction flagrante entre les idéaux au nom desquels la bourgeoisie — qui se voulait la société tout entière — a établi sa domination et la réalité misérable du règne du capital. L’un des premiers à voir ce qui se trame est aussi l’un des plus grands philosophes des Lumières, c’est Jean-Jacques Rousseau. C’est le philosophe des Lumières par excellence, Diderot, qui va donner la première critique systématique du colonialisme. C’est la philosophie allemande classique, de Kant à Hegel et Feuerbach puis enfin à Marx qui va élaborer toutes les armes théoriques nécessaires à la lutte contre la domination capitaliste.
Voici plus d’un siècle que la question a été posée sans être résolue : socialisme ou barbarie. Si l’on veut sauver les acquis de la civilisation européenne, si l’on veut préserver la grande culture (« bourgeoise »), si l’on veut garder vivants les idéaux de l’humanisme et des Lumières, alors il faut mettre fin à la domination du capital et construire une autre société, fondée sur la coopération consciente des individus et la destruction des mécanismes de domination. Cette voie ayant été (provisoirement) obstruée par l’échec sanglant du mouvement ouvrier du XXe siècle, le mode de production capitaliste a pu développer sans entrave toutes ses tendances destructrices et mortifères. Deux guerres mondiales, le développement d’un totalitarisme technologique effrayant, dans tous les domaines (transformation de l’homme en objet technologique, fabrication industrielle sur programmation des bébés, contrôle de la vie de chacun et soumission à un système de surveillance total), et la perte, un peu partout, du peu de démocratie, c’est-à-dire de pouvoir souverain du peuple, au profit des oligarchies : telle est la réalité du « capitalisme absolu », d’un capitalisme qui semble avoir éliminé toute contestation interne, tout conflit sérieux qui pourrait le mettre en cause.
Tout cela se traduit sur le plan culturel par la destruction et le saccage de la « grande culture ». Les arts plastiques cèdent la place à la « vidéo, installation, performance » (VIP) qui est la négation même de l’œuvre. Le catalogue du « foutage-de-gueule » se remplit à chaque grande exposition de l’art contemporain (type FIAC). On ne peut que donner raison à Jean Clair quand il décrit L’hiver de la culture (Flammarion, 2011) soulignant d’abord comme cette mise à mort de la culture est étroitement liée à l’invasion du vocabulaire du « management » (« ressources humaines ») dans l’ensemble de la vie sociale. La musique contemporaine est très largement inaudible et du reste, presque personne ne l’écoute — si on met de côté les grands compositeurs russes de l’époque soviétique comme Prokofiev et Chostakovitch, mais ceux-là commencent à dater ! Le roman se survit, mais pour combien de temps encore ? Car, ce qui est en voie de s’accomplir, c’est la désalphabétisation de la jeunesse, vouée à la vidéo (jeux, Youtube, séries) et à la perte de la langue, la langue maternelle, quelle que soit celle-ci, au profit d’une langue nouvelle (une novlangue) construite à partir du jargon de l’informatique et du « globish » ce sous-anglais pour analphabètes, qu’il faut parler pour avoir l’air dans le vent.
Dans ce capitalisme absolu, l’homme est de trop. Il en faut toujours beaucoup pour contraindre ceux qui travaillent à accepter leur misère, mais globalement, c’est l’humanité qui est surnuméraire. L’idéal du capital, c’est la mort, un monde de machines, d’artifices en tous genres. Tout ce qui permet de substituer l’inerte au vivant, les artifices à la nature, est immédiatement exploité. Le point suprême : se débarrasser de la pensée humaine pour faire place à « l’intelligence artificielle ». Encourageant toutes les formes d’obscurantisme et l’obscurantisme religieux en premier lieu, le capital est par ailleurs férocement matérialiste, de ce matérialisme métaphysique bête depuis si longtemps critiqué par les plus grands philosophes. L’homme-machine de La Mettrie, tel est l’homme de la société du capitalisme absolu.
Cette société où le spectacle remplace la vie (voir Debord), il faut organiser les grandes mises en scène du sacrifice des idéaux universalistes. On a eu l’occasion de montrer comment le posthumanisme et ses variantes transgenres étaient parfaitement adéquats au stade actuel du mode de production capitaliste : ni homme ni femme, mais des créatures changeantes, mobiles, souples, adaptées à l’impératif catégorique de la mobilité qui est celui du capital à son troisième âge — voir le livre collectif La transmutation posthumanisme¸ 2019, éditions « QS ? ». La fragmentation de l’humanité selon des critères biologiques est une autre stratégie où l’on retrouve souvent les mêmes acteurs. Nous avons appris qu’il y a désormais des « vies noires » (que peut bien être une vie noire ?) et des « privilèges blancs ». La lutte des races s’organise, dans les rédactions des médias dominants, dans les milieux de la culture et dans le lumpen, mêlant les rebuts de toutes les classes sociales. Les universités sont peu à peu vidées de tout contenu un tant soit peu objectif au profit des élucubrations insensées de bandes de fanatiques décérébrés et de petits malins qui savent faire leurs affaires de ce chaos. À bas l’humanisme ! à bas la culture ! à bas l’universalisme ! à bas la démocratie ! vive la barbarie ! tels sont les cris que poussent ces fauteurs de guerre civile, en réalité des bandes de voyous dont la mission est d’en finir avec le mouvement ouvrier et démocratique d’antan.
Comment tout cela finira-t-il ?
Tout cela finira très mal, évidemment. La colonisation de la gauche américaine par les cinglés de tous poils et de toutes couleurs est le principal atout de Trump. Les folies françaises servent Madame Le Pen qui n’a rien à faire pour récolter les fruits de ses agents inconscients. L’indécence commune prépare la réaction, car les sociétés n’aiment pas vraiment mourir sans rien faire et parce que le chaos absurdissime organisé par les « genristes », « décoloniaux » et « racisés » est proprement invivable. Le carnaval « queer », c’est bon pour le carnaval, mais pas pour la vie de tous les jours ! Il est à craindre qu’après que la décence commune a été bafouée par tous ces guignols et ces bourgeois encanaillés, quelque pouvoir tyrannique ne vienne siffler la fin de la récréation, au grand soulagement de la « majorité silencieuse ». Toute la « vieille gauche » qui a détourné son regard de la classe ouvrière pour se réfugier dans les « combats sociétaux » et « l’intersectionnalité des luttes » terminera son agonie. Et là, il ne sera plus temps de pleurer.
Il y a peut-être encore une autre solution. Il faudrait un parti qui arrache le drapeau tricolore des mains de Le Pen, ce qui ne devrait pas être bien compliqué si on se donnait la peine de s’y mettre, en montrant que le RN veut en réalité l’euro, le néolibéralisme et la défaite des ouvriers. Un parti qui cesse de flatter la petite bourgeoisie décomposée pour s’adresser aux prolétaires, aux gens qui se lèvent tôt le matin, qui travaillent et tirent le diable par la queue, pas un parti qui fait ami-ami avec les marchands de came et les petits voyous qui terrorisent leurs quartiers. Un parti laïque qui refuse la prise de contrôle des quartiers par les « barbus », pas un parti qui défile derrière les imams hurlant « Allaouh Akbar ». Un parti qui dise clairement que ceux des étrangers qui veulent vivre en France doivent vouloir devenir Français et s’assimiler, mœurs et histoire comprises, et, dans le cas inverse, dire que personne ne retient ceux qui ne nous aiment pas. Un parti défendant l’instruction publique, la grande culture classique (celle qu’on doit enseigner dans les classes), un parti qui redonne à chacun les couleurs de la France, comme disait Aragon. Un parti défendant et élargissant « l’État social », les entreprises et services publics et les dispositifs sociaux qui garantissent l’égalité, un parti limitant drastiquement l’enrichissement des riches, un parti de « partageux », mais aussi un parti résolument anti-UE, anti-euro qui nous redonne la perspective d’être maîtres chez nous. Un parti populiste ? Si on veut. Mais surtout un parti résolument socialiste, laïque et républicain. Bref, reprendre là où elle a été laissée l’espérance qu’avait soulevée la campagne Mélenchon de 2017 avant que LFI ne soit dissoute de l’intérieure par les « indigènes » et les élucubrations solitaires du « chef génial ».
Une telle perspective est-elle possible ? Sans aucun doute : les forces sont encore là. Mais le temps est maintenant compté. Machiavel terminait son opuscule intitulé Le Prince par un appel à « libérer l’Italie des barbares ». Comment nous libérer de la barbarie engendrée par le capital ? Essayons sérieusement de répondre à cette question.
Le 23 juin 2020. Denis Collin

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