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Ne pas se raconter d’histoires

lundi 24 janvier 2022, par Denis COLLIN

Un vieux camarade, ancien responsable syndical, m’écrit : « Je suis catastrophé que l’on ne comprenne pas l’état de déliquescence du monde du travail. » Cette réflexion est assez typique de ce qui se dit couramment dans les milieux de « gauche ». Un peu partout, on se désespère : tout fout le camp, mon bon monsieur. Même chez les « révolutionnaires », le cœur n’y est plus. La litanie des sondages, tous aussi catastrophiques les uns que les autres, la montée du vote dit « d’extrême droite », le climat dépressif engendré par deux ans de pandémie du Covid 19, tout cela disperse les meilleures bonnes volontés et on ne voit pas comment on pourrait lutter contre la morosité ambiante. M’en tenant au bon vieux principe de Spinoza, je vais essayer de ne pas rire, de ne pas pleurer, mais de comprendre la situation dans laquelle nous sommes.

J’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de montrer pourquoi droite et gauche sont devenues des catégories politiques inutilisables. Je voudrais poursuivre ici le travail de dégrisement idéologique.

Une époque est achevée

Il faut clairement tirer les leçons des dernières décennies. Une époque historique est achevée qui a commencé avec les révolutions « bourgeoises » du XVIIIe siècle et qui s’est terminée avec l’effondrement des régimes prétendument socialistes, en réalité des dictatures bureaucratiques qui se sont effondrées sur elles-mêmes à la première « pichenette » : il suffit de reprendre le récit de la chute du mur de Berlin en 1989 pour s’en rendre compte. Une époque historique qui fut marquée par l’idée de révolution. La violence est l’accoucheuse de l’histoire, disait Marx, et c’est certainement vrai, en général, mais cette violence n’est pas toujours la violence révolutionnaire. C’est aussi celle des guerres et des contre-révolutions.

Selon le schéma classique et faussement rassurant du marxisme standard, la bourgeoisie renversait le féodalisme par des révolutions bourgeoises, puis le prolétariat devait à son tour renverser la bourgeoisie pour établir sa propre domination. Marx n’a pas peu contribué à populariser ce schéma que, cependant, on ne peut pas déduire des analyses géniales du Capital et des autres grandes œuvres de cet auteur éminent. En vérité, les révolutions bourgeoises ne sont pas très nombreuses. L’Angleterre, la France, les États-Unis, si on veut. Mais en Allemagne, en Italie, dans les pays scandinaves, la « révolution » a été faite par en haut, c’est-à-dire par les classes dominantes qui se sont transformées et se sont adaptées à un nouveau cours du monde qui leur semblait finalement avantageux.

Pour les révolutions ouvrières, il n’en va pas mieux. Nulle part la classe ouvrière n’a pris le pouvoir en un siècle et demi. La « révolution ouvrière » que fut la Commune de Paris fut un solo qui se termina en chant funèbre, comme Marx l’avait prévu. En Allemagne, la révolution née sur le terreau de la défaite militaire en 1918 fut écrasée dans le sang et finalement la seule révolution allemande victorieuse fut la « révolution brune ». En Russie, la classe ouvrière n’a jamais pris le pouvoir. Le parti bolchevik, parti de la petite-bourgeoisie intellectuelle et de l’élite ouvrière, a réussi un coup de force et, en raison des circonstances exceptionnelles, ce coup de force, au lieu de se terminer en défaite comme les autres révolutions ouvrières en Europe, a donné naissance à un régime bureaucratique, ayant de nombreux traits du « despotisme asiatique », mais un despotisme asiatique qui se serait donné la mission d’industrialiser le pays. La dissolution de l’URSS en 1991 met fin à l’expérience. On est passé du capitalisme balbutiant d’avant 1917 au capitalisme d’État oligarchique de la Russie de Poutine. Il n’y a pas eu de révolution dans les pays de l’Est, sauf dans trois cas : l’insurrection des travailleurs de la Staline Allee à Berlin-Est en 1953 ; la révolution hongroise de 1956 ; et la révolution ouvrière polonaise de Solidarność. Dans les trois cas, la révolution fut écrasée par les chars soviétiques et les forces armées locales des partis dits communistes.

Quant aux révolutions des pays capitalistes à développement retardataire comme la Chine, Cuba, le Vietnam, etc., j’ai tenté d’en donner une compréhension nouvelle d’abord dans mon Cauchemar de Marx (Max Milo, 2009) puis dans mon article du numéro 1 de la revue Socialisme pour les Temps nouveaux, intitulé « Les métamorphoses de la petite bourgeoisie radicalisée. »

Les révolutions bourgeoises ont réussi parce que la bourgeoisie détenait déjà le pouvoir. Et les révolutions ouvrières ont toutes échoué parce qu’une classe dominée ne devient pas une classe dominante ! Une fraction de la classe dominée peut se faire sa place parmi les classes dominantes, mais alors elle s’assimile d’une manière ou d’une autre aux classes dominantes déjà en place.

Tout cela est resté longtemps invisible. D’une part, la classe capitaliste elle-même, encore liée de mille façons au monde d’avant, croyait dur comme fer au danger révolutionnaire et a pris d’ailleurs toutes les mesures nécessaires pour prévenir ce danger. D’autre part, les organisations issues du mouvement ouvrier, syndicats et partis, entretenaient la mythologie qui était le fondement de leur propre pouvoir… et des privilèges afférents ! Tout le décor de la « lutte révolutionnaire » s’est effondré entre 1989 et 1991. La Chine « rouge » est devenue la grande usine du capital mondial. Le Vietnam, sous la direction « éclairée » de son parti communiste est lui devenu un maillon de la division mondiale du travail. Cuba est sur la même voie. Et je laisse de côté toutes ces expériences lamentables de dictatures militaires prédatrices qui développent un anti-impérialisme de bazar qui ne sert qu’à maintenir les castes gouvernantes en place — ceci vaut pour l’Algérie, le Venezuela et quelques autres du même acabit.

L’écrivain cubain Leonardo Padura, dans son très beau livre L’homme qui aimait les chiens, tente de raconter cette effroyable tragédie qui a détruit la grande utopie révolutionnaire. Mais son approche ne va pas à la racine des choses. Il ne suffit pas de raconter comment un révolutionnaire communiste espagnol devient l’assassin de Trotski. La grande utopie était morte depuis déjà un bon moment : en 1914, alors que l’Internationale était aux portes du pouvoir, elle s’est écroulée, emportée par la guerre mondiale qui a produit les pires massacres de l’histoire — les pires pour un monde qui se voulait civilisé, éclairé, etc., car il y eut aussi d’énormes massacres dans le passé, Gengis Khan figurant sans doute en bonne place dans ce concours des « barbares » les plus sanguinaires.

La vérité est que ce qui s’est présenté comme « socialisme » ou comme « communisme » au cours des cent dernières années n’a jamais attiré la masse des travailleurs. Les ouvriers chinois ne doivent pas avoir un très fort désir de « communisme ». La théorie du « marxisme révolutionnaire » qui n’est plus revendiquée que par quelques groupuscules paléontologiques est entièrement démentie par les faits et la tragédie du siècle dernier a laissé place à quelques farces assez lamentables. La vérité, c’est que les grands partis ouvriers n’ont jamais cru à leurs beaux discours des dimanches et jours de fête, de la Rose ou de l’Humanité. Ils ont toujours réclamé que l’école donne à tous une chance égale de s’élever, de prendre « l’ascenseur social », pour que les enfants d’ouvriers puissent devenir ingénieurs, médecins ou traders ! Autrement dit, ils n’ont jamais cru que la classe ouvrière était la classe appelée à faire changer le monde de base. Du reste, les ouvriers dans leur grande masse ne croient plus un seul mot de toutes ces calembredaines.

Le capital est révolutionnaire, mais pas la classe ouvrière.

La classe ouvrière, j’entends par là la classe des travailleurs salariés, y compris une bonne partie des techniciens et des encadrants, auxquels il faudrait ajouter les uberisés, est largement majoritaire un peu partout. Mais elle n’est pas une classe révolutionnaire. La construction théorique qui conduit de l’analyse de l’exploitation capitaliste et de la dynamique du capital à la constitution d’une classe ouvrière comme sujet révolutionnaire est un pur acte de foi. Les arguments rationnels, j’en conviens, ne peuvent pas grand-chose contre un acte de foi. Il y a bien toujours des gens qui croient que la Terre est plate.

La classe ouvrière du XIXe siècle pouvait sembler une classe révolutionnaire parce qu’elle comprenait de nombreux éléments qui venaient d’être arrachés, souvent violemment, à leur condition de travailleurs indépendants (artisans, paysans) et qui subissaient la condition prolétarienne comme une dégradation insupportable. Dès la fin du XIXe siècle, les ouvriers commencent à obtenir un certain nombre de conquêtes sociales et savent aussi qu’aucun retour en arrière n’est plus possible. Lénine se félicitait que le capital ait réussi à discipliner la classe ouvrière, ce qui, selon lui, la préparait au mieux pour le socialisme… L’intellectuel révolutionnaire est toujours prêt à commander aux armées de prolétaires disciplinés ! Avec le taylorisme et le fordisme, il y a bien une révolution, mais ce fut une « révolution passive » pour employer la formule de Gramsci, une révolution où le capital se révolutionna lui-même.

Car, - Marx l’avait déjà dit, mais on ne lit jamais assez Marx - la classe révolutionnaire par excellence n’est pas la classe ouvrière, mais la classe capitaliste, entièrement soumise au mouvement de ce grand automate qu’est le capital. Diego Fusaro distingue trois phases du mouvement du capital, calquées sur le schéma hégélien, le capital abstrait, le capital dialectique et le capital absolu. Le capital abstrait est celui qui se pose lui-même dans l’accumulation primitive ; le capital dialectique est celui qui rencontre sa propre contradiction en générant une classe qui s’oppose à lui ; le capital absolu est celui qui a supprimé cette contradiction interne et peut se déployer sans frein dans son propre mouvement. Nous sommes bien dans cette troisième phase où le capital n’est plus entravé par ce qu’il gardait de formes antérieures de son propre développement, par exemple la propriété patrimoniale et la famille. Tout cela Marx l’avait analysé, prédit, décortiqué. Et maintenant c’est là, devant nous. Totalement inhumain.

Par rapport à ce mouvement, la petite bourgeoisie éclairée vient en éclaireur du capital. Elle propose l’abolition définitive de la famille, la suppression de la sexualité dissoute dans les genres fluides, le nomadisme mondialiste (voir Deleuze et Negri) et tout ce qui broie l’humanité humaine pour préparer une posthumanité, une humanité qui sera débarrassée de l’humanité des hommes. Contre les solidarités, elle invoque les minorités et l’explosion de la nation en sous-groupes de plus en plus minuscules.

Ceux que Christophe Guilluy appelle les « gens ordinaires » ne veulent rien révolutionner. Ils veulent seulement conserver et améliorer ce qu’ils ont. Ils ne rêvent pas d’être « dictateurs » même prolétariens ! Ce qu’ils demandent, c’est une vie décente. Un travail reconnu et convenablement rémunéré, un logement assez confortable, la sécurité de leurs perspectives de vie, d’être garantis contre les aléas de la santé, de pouvoir élever leurs enfants et de ne pas être réduits à la misère dans leur vieillesse. Vie décente et dignité. C’est déjà beaucoup ! Et parfois ce minimum demande une véritable action révolutionnaire : des grèves, des manifestations, des occupations, des comités ouvriers élus… De projet révolutionnaire, de sujet révolutionnaire, il n’y en a pas ! Il est fort probable que, face au rouleau compresseur du « capitalisme absolu », la défense de la vie digne exige que des coups sérieux soient portés aux rapports de propriété capitaliste. La protection sociale, les services publics, la gratuité de l’école et l’accès pour tous à la culture, tout cela est profondément antinomique à la logique du capital et l’expérience le montre. Mais on conviendra que la défense de qui semblait acquis, du moins en principe, dans les principaux pays capitalistes avancés pendant les décennies postérieures à la Seconde Guerre mondiale, ne constitue pas à proprement parler par un « projet révolutionnaire ».

Le capital est par nature mondial. Quand des « révolutionnaires » se prétendent « mondialistes », ils indiquent par là qu’ils sont des partisans du capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui. La « classe capitaliste transnationale » déteste les nations, déteste l’enracinement, adore aller chez son coiffeur à New York et se prélasser au bord de sa piscine sous quelque paradis tropical. Les sous-fifres de cette classe espèrent partager un jour ce mode de vie. En attendant, la pratique du « globish » et le désir de cocher sur une carte les destinations touristiques qu’ils ont « faites », l’illusion qu’ils sont de n’importe où, anywhere, suffisent pour qu’ils méprisent les « ploucs », les gens qui sont de quelque part, somewhere. L’extrême gauche « sans-papiériste » est la parfaite expression de cette classe moyenne supérieure, de ces soixante-huitards attardés qui forment la pire classe sociale de l’histoire, selon la formule du regretté Costanzo Preve.

Au contraire, « ceux d’en bas » veulent pouvoir « vivre et travailler au pays » comme on disait avant. Ils veulent avoir un « chez soi », un lieu où ils peuvent trouver un abri contre les tempêtes du monde capitaliste. La famille est souvent perçue comme le dernier refuge (voir le livre de Christopher Lasch, Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée) et la nation est le cadre où s’opère la redistribution qui permet justement de garantir l’accès aux soins et à l’école. On s’étonne : les ouvriers seraient devenus « nationalistes » depuis que le parti de Mme Le Pen est devenu le premier parti ouvrier. On ne devrait pas s’en étonner, car il en a toujours été ainsi. Les partis socialistes et communistes étaient des partis patriotes. Le PCF défendait Jeanne d’Arc et Victor Hugo. Le PCI respectait fort les sentiments catholiques de la population italienne et ceux qui prétendent avoir lu Gramsci feraient bien de le relire sur cet aspect des choses. Il est donc naturel que les gens d’en bas craignent la venue massive des travailleurs. Ils savent bien presque d’instinct que ces nouveaux venus sont des concurrents sur le marché du travail et de l’aide sociale. Ils craignent aussi la mise en question de leur mode de vie, de leurs mœurs et de leurs libertés de base. Là encore ce n’est pas nouveau. Jaurès défendait un « socialisme douanier » et dénonçait la concurrence exercée par l’immigration. Quand Georges Marchais à la fin des années 1970 demandait l’arrêt de l’immigration, c’était l’époque où le PCF avait encore de larges ramifications dans la classe ouvrière. La classe moyenne supérieure qui n’est pas confrontée à l’immigration — sauf pour la « nounou » des enfants — ne comprend rien et méprise les travailleurs qui ne votent plus ou votent pour le RN-FN. Elle est à la recherche d’un substitut à qui on peut prodiguer sa charité : l’immigration est parfaite pour cette fonction. Mais si les vieux partis ouvriers n’avaient pas été colonisés par les intellectuels bourgeois, Mme Le Pen serait restée avec ses quelques pourcents de nostalgiques de Vichy ou de l’Algérie française. Que l’immigration soit stoppée et que les immigrés deviennent des Français comme les autres, c’est-à-dire qu’il y ait une véritable politique d’assimilation, comme le Danemark s’y essaie, voilà qui permettrait de redonner espoir à « ceux d’en bas ».

Les rapports sociaux de production et la lutte des classes restent le noyau de toute compréhension du réel.

Rien de tout cela n’invalide ce qui reste le noyau véritablement scientifique de la pensée de Marx, à savoir que c’est la manière dont les hommes entrent en rapport pour la production de leurs conditions matérielles d’existence qui est le facteur conditionnant l’ensemble du développement historique. L’évolution du mode de production capitaliste est conforme à ce que Marx avait prédit. La centralisation et la concentration du capital atteignent des sommets. La mondialisation étend ses ravages. L’abolition du salariat est en marche avec l’uberisation et le développement des autoentrepreneurs effectuant des « missions » en lieu et place des salariés.

Mais si elle a changé d’expression politique, la lutte des classes se poursuit, impitoyable : la lutte du capital contre les travailleurs, revendiquée par Warren Buffet (« la lutte des classes existe, mais c’est ma classe qui est en train de la gagner ! »). mais aussi la lutte des travailleurs qui cherchent les voies et les moyens de la résistance aux empiétements croissants du capital. Le mouvement des « Gilets jaunes » a été une expression spectaculaire de cette résistance. Mais aussi, comme le remarque Guilluy, il y a l’instrumentalisation des partis existants pour semer le désordre chez l’ennemi de classe : Boris Johnson a recueilli les suffrages des bastions travaillistes pour imposer le Brexit, duquel est directement issue la vague actuelle d’augmentation des salaires. Quand les travailleurs français votent RN, c’est un excellent moyen de dire aux élites BCBG ce qu’ils pensent d’elles et aussi de rappeler que les ouvriers avaient massivement voté « non » à Maastricht et renouvelé ce vote « non » en 2005. Que Mme Le Pen ait remballé ses propositions anti-UE pour regagner la faveur d’une aile de la bourgeoisie ne change rien à l’affaire. Le vote RN populaire n’est pas un vote d’adhésion à des idées, mais un vote instrumental.

Pour corroborer ces analyses, on pourrait s’appuyer sur les sondages d’opinion qui montrent que la majorité de nos citoyens est favorable à la Sécurité sociale, à la retraite par répartition, aux services publics et à la laïcité et ce dans des proportions supérieures à celles que l’on pouvait mesurer il y a vingt ou trente ans. Autrement en dit, en appliquant les mots du passé, la France reste massivement « à gauche ». La déconfiture de la « gauche » est simplement la conséquence de son ralliement à la bourgeoisie cosmopolite et aux « élites mondialisées ». Les velléités de reconstruire « l’union de la gauche » sont des balivernes. Il faut rompre complètement avec la « gauche » et avec son aile « radicale » en premier lieu. Qu’ils s’en aillent tous, comme aimait à le dire Mélenchon, à cette différence qu’aujourd’hui il fait partie de ceux qui doivent s’en aller.