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Le socialisme, c’est la république jusqu’au bout

lundi 23 janvier 2023, par Denis COLLIN

Jean Jaurès répondait ainsi à ceux qui semblent

craindre souvent que le socialisme soit une diminution de la liberté, qu’il contraigne ou resserre la personne humaine et qu’il soumette les individus ou à la discipline étouffante de l’État ou au despotisme brutal d’une classe nouvelle longtemps sevrée des joies de la vie et s’enivrant soudain d’un mélange grossier de civilisation et de barbarie. J’ose dire qu’il y a là une erreur fondamentale. Le socialisme, au contraire, et j’entends le socialisme collectiviste ou communiste, donnera le plus large essor à la liberté, à toutes les libertés : il en est, de plus en plus, la condition nécessaire.

Voilà qui est parfaitement clair. Jaurès critique ce qu’il appelle le « socialisme d’État » qui n’est rien d’autre que ce que sera plus tard le « welfare state », l’État keynésien du « bien-être » qui maintient en place la domination du capital tout en offrant un certain nombre de protections et de garanties aux ouvriers. Le vrai socialisme rappelle Jaurès dans ce texte de 1898 est celui qui permet l’épanouissement de la liberté des individus, ce qui nécessite l’abolition du patronat et du salariat.

Mais ce n’est pas seulement d’un idéal pour demain dont il s’agit. Il s’agit du combat immédiat. La liberté n’est pas seulement un but, mais aussi un moyen. L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, disait Marx. Ce mot d’ordre souvent répété a été rarement pris au sérieux, malheureusement. Les organisations ouvrières (partis et syndicats), toutes sans exception, ont été et sont encore des organisations caporalisées. L’idée a été théorisée par Kautsky et Lénine : le parti, c’est l’inculcation de la discipline à la classe ouvrière. Les ouvriers doivent obéir aux chefs éclairés qui, eux, connaissent le vrai chemin de l’émancipation… Les mouvements « gazeux » d’un type nouveau (genre LFI) se révèlent d’ailleurs pires que les vieilles bureaucraties. Dans les pays prétendument socialistes (la Chine, Cuba, le Vietnam aujourd’hui), l’ordre règne. Nulle part les ouvriers n’ont la parole indépendamment du parti unique qui surveille et dirige toute la vie de ces nations. En vérité, on le sait bien, ces États « socialistes » sont des États capitalistes d’un genre spécial et rien d’autre, une de ces formes du « socialisme d’État » que critiquait sévèrement Jean Jaurès.

À des degrés divers, toutes les nations vivent sous la domination d’oligarchies qui usent, en des proportions diverses, de tous les moyens permettant d’assurer leur domination et d’écarter les gens ordinaires de toute participation aux affaires publiques. Ainsi, le contrôle des grands moyens d’expression publique : journaux, télévisions, réseaux sociaux (où les « trolls » au service des grands partis sont souvent très actifs). Produire du consentement à la domination par le lavage de cerveau, c’est quelque chose qui finit par ne même plus se voir. Ainsi le langage est au service de la domination : quand on parle de « coût du travail » pour désigner ce qui est une des deux sources de la richesse (l’autre étant la Terre), on participe de cette invisibilisation presque achevée de la classe ouvrière. Le mépris de classe affiché et devenu presque normal dans l’expression publique en est un autre aspect. L’urbanisme et l’organisation du territoire jouent également leur rôle dans les mécanismes de domination. La transformation des partis en systèmes féodaux ou mafieux, ou les deux, écarte durablement les classes populaires de l’activité politique. On pourrait aussi parler de l’indépendance très relative des syndicats qui dépendent pour leur financement de la classe dominante et sont de plus en plus intégrés à la domination capitaliste notamment via la Confédération européenne des syndicats. C’est ainsi que nos prétendues démocraties sont les démocraties de la race des seigneurs. Quand les choses se tendent, d’ailleurs, c’est-à-dire quand des mouvements populaires menacent leur pouvoir, les dominants n’hésitent et font tirer sur la foule, votent des lois liberticides, et organisent un contrôle et une surveillance de tous les instants. Entre une France, qui se dit encore démocratique, et la Chine, il y a toutes sortes de gradations, mais de moins en moins de ruptures franches. Le Covid a été l’occasion de tester une sorte de « crédit social » chinois repeint aux couleurs de la France.

Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que les classes dominantes ne pourraient pas indéfiniment se goinfrer de profits, mettre en coupe réglée les travailleurs sans ces diverses méthodes de maintien de l’ordre, dans les têtes et dans la rue. Il s’en déduit aisément que la lutte pour la liberté sous toutes ses formes est non seulement indissociable des luttes sociales en général, mais qu’il en est même à certains égards la condition sine qua non.
En second lieu, on comprend aisément que les « modèles » de socialisme connus historiquement ont durablement écarté les classes populaires de l’idéal socialiste. Tous ces régimes, sans exception et à des degrés divers, excluent la population dans son ensemble et la classe ouvrière en particulier de toute participation à la vie publique. On convoque les « masses » à des meetings pour applaudir les discours interminables des chefs. Mais toute critique, toute contestation, toute revendication est réprimée. C’était vrai des ex-pays socialistes (URSS et PECO), mais cela reste vrai des pays qui se disent encore socialistes (Chine, Cuba, Vietnam, Laos).
Si on doit refuser les entreprises guerrières contre la Russie ou la Chine, on ne peut pour autant considérer comme dommages collatéraux la manière dont ces pays traitent les libertés démocratiques de base. On n’exporte pas la démocratie par les armes, mais on doit savoir se défendre et apporter notre soutien à ceux qui luttent pour les libertés partout dans le monde. En Algérie, en Chine ou à Cuba, autant qu’en Iran ou aux États-Unis. Il peut être tentant que laisser quelque tyrannie régler nos comptes avec nos propres classes dominantes, mais c’est non seulement un crime, mais aussi une bêtise.

Cette question de la liberté se trouve également au centre des programmes politiques que l’on pourrait développer aujourd’hui. Une grande partie de « gauche radicale » a fait du « libéralisme » ou du « néolibéralisme » l’ennemi, en prenant pour la réalité des discours des dirigeants des partis capitalistes. C’est une erreur grave. L’ennemi c’est le capital et non un vague « libéralisme ». En réalité le capitalisme libéral n’existe nulle part. Jamais l’État et les sommets des grandes entreprises n’ont été autant intriqués. Jamais le capitalisme n’a été autant réglementé. Pour le plus grand profit des capitalistes, évidemment. Le modèle « gosplan » continue cependant de fasciner une bonne partie de la gauche radicale. Or c’est avec cela, autant qu’avec un fantomatique libéralisme, qu’il faut rompre. Les « pères fondateurs », Marx et Engels, n’ont jamais été des partisans du « socialisme d’État », sous toutes ses formes. Ce à quoi aspirent les travailleurs, c’est une plus grande indépendance, une plus grande maîtrise de leur propre travail, ce que la planification centrale sous contrôle de la bureaucratie ne peut leur donner. L’émancipation des travailleurs n’est possible que de bas en haut, à partir du mouvement coopératif et en assurant une assez large liberté d’entreprendre — avec, donc, un marché dont les limites devraient être discutées.

Pour conclure, le socialisme doit être une extension de la liberté, à tous les niveaux, au travail autant que dans la vie politique. La loi n’a pas pour fonction de restreindre la liberté, mais de la protéger, selon le principe républicaniste de la liberté comme non-domination. Les institutions doivent donc être adaptées à cette perspective. Une démocratie parlementaire complète et non une monarchie déguisée comme l’est la Ve république, avec la représentation la plus large de toutes les sensibilités politiques, c’est l’urgence. Elle devrait se combiner avec une large « décentralisation » et donc le développement de l’autogouvernement des collectivités locales, en premier lieu les communes. L’unicité de la loi sur le plan de la nation peut parfaitement s’accommoder de ces gouvernements locaux qui sont autant de foyers de démocratie.

On peut résumer le projet ainsi : démocratie de bas en haut et dans toutes les sphères de la vie sociale.

Bibliographie : Denis COLLIN, Revive la République, Armand Colin, 2005

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