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Le libéralisme est-il vraiment un danger pressant ?

samedi 18 février 2023, par Denis COLLIN

Le libéralisme est-il vraiment un danger pressant ?

Depuis plusieurs décennies, la dénonciation du capitalisme a été remplacée par la dénonciation du libéralisme. Le libéral, voilà l’ennemi ! Gauche et droite se retrouvent aisément sur ce terrain : la gauche qui dénonce le « libéralisme économique », plus facile à clouer au pilori que le capitalisme ; la droite qui voit dans le libéralisme les horribles libéraux-libertaires, c’est-à-dire, en vérité, la chienlit. La société permissive et la liberté de s’enrichir condamnée de concert !

Tout cela n’est que du folklore. Voilà plus d’un quart de siècle que j’ai dénoncé ce folklore dans La fin du travail et la mondialisation (L’Harmattan, 1997). N’étant ni un chaud partisan de la « société permissive », ni un nostalgique de la morale victorienne, étant plus républicaniste que libéral — à moins que l’on entende par là le socialisme libéral de Rosselli — je vais essayer, une nouvelle fois et sans un espoir démesuré d’être entendu, de préciser les choses.

Thèse 1. Le capitalisme et le libéralisme ne peuvent être confondus et le capitalisme depuis au moins 1914 n’est plus libéral.

Le capitalisme a assis sa domination sous le drapeau de la liberté, la liberté du commerce, la liberté du marché, et notamment du marché du travail, condition d’une concurrence « libre et non faussée », la liberté de n’être pas rançonné par un État dépensier et quelques autres libertés du même genre. Pour prendre le contrôle de toute la société, il a dû faire bloc avec les défenseurs du libéralisme politique, ceux qui réclamaient la fin de l’absolutisme, la liberté de penser, de publier ses pensées, la liberté de religion, les droits de l’individu et le contrôle populaire du pouvoir. C’est ce bloc qui a fini par l’emporter au cours du xixe siècle, face à une autre tendance, celle qui pensait que les intérêts du capitalisme ne pouvaient être bien défendus que par un État autoritaire. Précisons tout de même que le capitalisme libéral ne l’était que très modérément. Ce n’est pas la liberté du marché qui a permis le développement du mode de production capitaliste, mais bien plutôt le développement du capital, notamment par la mondialisation du commerce, soutenue par les flottes royales et la conquête du monde (choses fort peu libérales en elles-mêmes) qui ont permis le développement du libre marché. En outre la démocratie libérale capitaliste se réduisait le plus souvent à la « démocratie de la race des seigneurs », ainsi que l’exemple américain le montre à l’état chimiquement pur. Les libertés individuelles et la démocratie ne sont élargies que sous les coups des mouvements populaires.

On peut admettre que capitalisme et libéralisme ont coexisté pacifiquement jusqu’à la Première Guerre mondiale. Mais 1914 sonne le glas du capitalisme libéral qui va céder la place à l’intervention massive de l’État dans l’économie de guerre, et après la guerre soit au keynésianisme libéral, soit à toutes sortes d’États bureaucratiques, fascistes, nazis, ou même prétendument communistes. La troisième « mondialisation », celle des années 1980, n’est nullement un retour en force du libéralisme économique, puisqu’elle est entièrement menée par les États soi-disant libéraux. On a pu qualifier les « reaganomics » de keynésianisme antisocial. La liberté du commerce mondial s’est accompagnée d’un renforcement des États. Si on pense que l’intervention de l’État est toujours bonne pour les travailleurs, comme le pensent la plupart des gens de gauche qui prétendent être encore « 100 % à gauche », on ne peut pas comprendre ce qui s’est réellement passé, et donc on a baptisé « libéralisme économique » quelque chose qui n’a plus aucun rapport avec le vieux libéralisme du xixe siècle. Cet aveuglement m’a toujours profondément étonné, mais c’est un fait idéologique qu’il faudrait expliquer — j’ai mon idée sur ce point, mais j’y viendrai à un autre moment.

Bref, lutter contre le libéralisme aujourd’hui, c’est un peu être comme Don Quichotte qui prend les moulins à vent (les moulins à vent de l’idéologie bourgeoise) pour des géants.

Thèse 2. Nous ne souffrons pas d’un trop plein de libéralisme, mais plutôt d’un manque de libéralisme.

Le méchant Poutine est bien pratique : il permet aux divers gouvernements occidentaux de se faire passer, à bon compte, pour des « défenseurs de nos valeurs ». Les valeurs en question ne sont que les valeurs mobilières, mais en vérité la ligne générale sur laquelle évoluent tous les gouvernements des pays capitalistes est celle qui conduit à la Russie ou à la Chine. La vraie différence est que les gouvernements européens et américains (mais pas toujours dans ce dernier cas) sont plutôt des défenseurs de la cause gay et de la mode « trans », alors que Chinois et Russes trouvent cela plutôt répugnant, mais en ce qui concerne le contrôle des populations, la restriction des libertés publiques et privées, la prééminence du pouvoir exécutif et des forces polices, les différences ne sont pas de nature, mais seulement de degrés. J’avais écrit à plusieurs reprises pour analyser cette convergence des régimes politiques. On trouvera tout cela sur l’ancien site de La Sociale (https://la-sociale.viabloga.com) ou sur le site actuel. Ce n’est pas l’exercice pratique du macronisme qui va me démentir : entre la violence de la répression des Gilets jaunes, le contrôle social « à la chinoise » dans la période Covid ou l’abaissement systématique du Parlement et des « corps intermédiaires », on n’a que l’embarras du choix. L’abolition progressive de toutes les garanties protégeant la vie privée, le contrôle de la presse et notamment des médias publics, la généralisation du fichage, voilà autant d’éléments qui montrent que le régime Macron n’est pas un régime libéral, mais bien un régime antilibéral.

Nous manquons de séparation des pouvoirs. Nous manquons de liberté de la presse. Nous manquons de parlementarisme. Nous manquons de protection des droits individuels. Nous sommes de plus en plus enserrés dans des réglementations étouffantes et jamais la bureaucratie n’a eu autant de poids dans nos vies quotidiennes.

Thèse 3. Nous ne sommes pas menacés par l’hédonisme.

Nous serions, à en croire de nombreux commentateurs, soumis à l’influence croissante des « libéraux libertaires ». Les hédonistes soixante-huitards auraient imposé leurs idées et seraient à l’origine des politiques actuelles en matière d’école, de mœurs, de vie quotidienne. Sans aucun doute, une partie des délires soixante-huitards ont été recyclés par les divers gouvernements de droite, comme de gauche, en France et à l’étranger. L’évolution de certains des soixante-huitards célèbres corrobore cette analyse. Mais, sauf dans certains milieux, ce n’est pas l’hédonisme débridé qui menace nos sociétés. Le capitalisme se moque pas mal de séduire les individus. La destruction de l’industrie n’a pas ouvert la voie au « droit à la paresse ». Pour la majorité des jeunes, ces années ont surtout été des années de « galère » et l’absence de perspectives de stable mine la santé physique et mentale d’une partie des jeunes générations. Pour toutes les classes d’âge, la qualité de la vie au travail s’est considérablement dégradée. Les frasques des quelques pour cent des classes moyennes supérieures ne sont pas la norme.

Il y a un autre aspect. Mai 1968 fut, en partie, marqué par toute une série de revendications visant une plus grande liberté sexuelle. Et sur ce plan, reconnaissons que les réformes ont été faites qui sont positives. Personne ne peut vouloir revenir à la pénalisation de l’homosexualité ni à la notion de « chef de famille ». Les avancées législatives qui ont permis l’égalité juridique des hommes et des femmes doivent être préservées. Mais ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui, c’est à un retour en force de « l’ordre moral » à l’ancienne, mais avec d’autres normes : glorification de l’homosexualité et du « trans », dénonciation de la sexualité (rebaptisée « hétérosexualité »), développement tous azimuts de la censure woke. Sous De Gaulle, on interdisait l’adaptation de La Religieuse de Diderot par Rivette. Aujourd’hui on interdit Eschyle, on prive Lucky Luke de sa cigarette et on commence à brûler des livres inconvenants, comme cela a été fait dans une école canadienne. Les livres anticolonialistes étaient interdits et Maspero criblé d’amendes sous De Gaulle et Pompidou. Aujourd’hui les postcoloniaux et décoloniaux font la loi et refoulent toute pensée un peu différente.

Nous sommes normés, formatés, nos plaisirs sont réglementés et le droit d’être heureux est soumis à la stricte étiquette du « politiquement correct ». Travailler pour tenter de gagner de l’argent pour acheter des gadgets de plus en plus débiles, voilà le prétendu hédonisme contemporain. Marcuse avait dénoncé la « désublimation répressive », c’est-à-dire une prétendue libération pulsionnelle qui ne visait qu’à soumettre Éros au principe de rentabilité. Nous y sommes. Éros mis au service de la pulsion de mort : tout notre monde est là.

Le 18 février 2023