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Ce qui est devant nous

samedi 5 août 2023, par Denis COLLIN

Si on veut comprendre l’évolution de nos sociétés et tirer quelques perspectives pour un avenir probable, il est utile de revenir à l’analyse que Marx fait du mode de production capitaliste.

Contradiction du mode de production capitaliste

On sait que, pour Marx, le capital n’est pas une chose, de l’argent, des machines, des marchandises, mais un rapport social. Ce rapport social a cette particularité de se présenter sous une forme totalement obscure : le rapport entre les hommes apparaît comme un rapport entre les choses. Le capital est le grand automate dit encore Marx. Autrement dit les acteurs apparaissent comme les exécutants d’un gigantesque processus anonyme qui les dépasse. A- M-A », c’est la formule magique. Le capital ne peut vivre qu’en s’accroissant. Il ne lui suffit pas de se reproduire, il doit se reproduire sur une échelle élargie. Une fraction du capital qui ne pourrait s’accroitre serait condamnée à disparaitre. Il y a bien entendu de nombreux régimes d’accumulation différents, mais la loi fondamentale est invariable. Que nous soyons en régime « keynésien fordiste » ou dans la phase dite (à tort) « néolibérale », les mêmes lois s’appliquent. Capitaux, croissez et multipliez, c’est la loi et les prophètes !

Mais le capital est une contradiction en acte. D’un côté, il doit toujours plus mettre en œuvre du travail vivant qui seul est producteur de survaleur (les machines ne font que transmettre leur valeur au produit), mais d’un autre côté, il doit augmenter la productivité du travail et donc utiliser toujours plus les machines. Donc l’augmentation du capital constant, relativement à l’ensemble du capital investi tend à faire baisser le taux de profit. L’accumulation du capital produit donc, tendanciellement, une baisse du taux moyen de profit, même si dans tel ou tel secteur le taux de profit croit, et parfois de manière très rapide.

Globalement, l’analyse de Marx, notamment dans le livre III du Capital reste tout à fait pertinente, y compris l’examen que fait Marx des différentes méthodes employées par le capital pour enrayer cette baisse tendancielle du taux de profit. Schématiquement, la dernière période (disons depuis la crise des années 1973 et suivantes) a vu la mise en œuvre de plusieurs méthodes.

  • Baisse des salaires (de la valeur de la force de travail) obtenue grâce aux délocalisations massives — sur ce point, la France bat les records — et enrôlement dans le procès de production capitaliste de centaines de millions de travailleurs à bas coût (Chine, évidemment, mais aussi Inde, Vietnam, Indonésie, Philippines et Afrique). La concurrence « libre et non faussée » à l’échelle mondiale a permis de faire pression sur les salaires dans les pays avancés. L’inclusion dans la valeur de la force de travail de marchandises dont la valeur baisse (alimentation, biens d’équipement domestiques) a permis de lisser cette baisse des salaires réels.
  • Le développement des nouvelles techniques de l’information et de la communication d’un côté, de la robotique de l’autre, a permis une augmentation de la productivité du travail et, par-là, une augmentation de la survaleur relative, tout en ouvrant de nouveaux champs d’accumulation du capital — par exemple, dans la production de matériel informatique.
  • Accélération de la vitesse de rotation du capital, ce que permet le développement prodigieux du commerce mondial, la mondialisation de la finance, une planète sur laquelle le soleil ne se couche jamais, les systèmes interbancaires comme le système SWIFT, basés sur des réseaux informatiques de plus en plus puissants et de plus en plus gourmands en ressources.
  • Développement sans précédent du « capital fictif », que soit par le moyen classique du crédit ou des sociétés par actions, que ce soit par toutes trouvailles plus ingénieuses les unes que les autres de la spéculation financière, laquelle peut se résumer en un mot : encaisser la survaleur future dès maintenant. Les grandes « bulles », bulle des valeurs de la « nouvelle économie » en 2002, bulle des fonds d’investissement avec la chute de Lemon Brother, en 2007, etc., sont simplement des rappels au réel : les valeurs virtuelles ne valent qui ont a des chances raisonnables qu’il y aura, au bout du compte, des valeurs réelles, de « vraies » marchandises, produites par un « vrai » travail.

Détruire, disent-ils

Dans son livre sur L’accumulation du capital, Rosa Luxemburg avait proposé une théorie de la crise finale du mode de production capitaliste. Ayant conquis le monde entier, l’accumulation du capital devenait impossible, puisqu’il n’existait plus de secteurs non capitalistes capables de réaliser la valeur des marchandises produites en surplus (le delta A’-A). Mais contrairement à ce que pense Kant, il arrive que quelque chose soit faux en théorie, mais parfaitement vérifié en pratique (en fait, selon Kant, il est impossible qu’une thèse soit théoriquement juste, mais pratiquement fausse). Rosa Luxemburg critiquait les développements (inachevés) du livre II du Capital, consacré à la reproduction. Les marxistes ont dépensé des tonnes de papier et de ressources intellectuelles pour démontrer que Rosa s’est lourdement trompée. Mais son erreur pointait quelque chose de vrai : l’accumulation illimitée du capital est impossible parce que le monde est fini. Seul un fou ou un économiste peut croire le contraire.

Quoi que pensent les ingénieux escrocs de la « nouvelle production de valeur », si je prête un euro à mon voisin et qu’il me les rend tout de suite, on n’a aura créé aucune valeur additionnelle. Il y a toujours un moment où il faudra passer à la caisse ! Le secteur des services ne produit rien : il concourt seulement la réalisation de la valeur des marchandises produites dans le secteur productif et permet aux capitaux investis dans ces secteurs d’accaparer une part croissante de la survaleur. La plateformisation du commerce (voir les articles que j’ai consacrés à ce sujet) est la fois un puissant moyen d’accélérer la rotation du capital et le carte magique qui permet aux businessmen de ce secteur d’empocher une part considérable de la survaleur produite ailleurs — la capitalisation des GAFAM en est un bon exemple.

Donc, en dernier recours, il faut produire et pour produire, il faut des ressources naturelles, des moyens de travail et des travailleurs. Mais si le ressources naturelles menacent de manquer, si les moyens de travail sont de plus en plus gourmands et si on ne peut plus envisager sérieusement une multiplication de la population telle qu’elle s’est faite au cours des trois derniers siècles, alors on doit arriver à un moment où le « saut périlleux » de la marchandise (Marx) devient un saut mortel. Il semble bien que nous soyons arrivés à ce moment.

Pour sortir de cette impasse, à deux reprises au cours du siècle dernier, le capital a laissé tomber Mercure ou Hermès pour Arès ou Mars. La guerre a permis de rebattre les cartes et de reconstruire un nouveau capitalisme sur les décombres de l’ancien. La « troisième guerre mondiale », la guerre froide, s’est conclue par la défaite du « capitalisme » bureaucratique et la pleine conversion de la Chine au capitalisme sous surveillance étatique, et le capital, à l’échelle mondiale, a bénéficié d’un répit. Mais le « nouvel ordre mondial » pacifique, prédit par les commentateurs et futurologues ne s’est pas réalisé. Comme le disait Lénine, contre Kautsky, le « super-impérialisme » est impossible et les tensions entre les puissances capitalistes ne peuvent que s’aiguiser chaque jour un peu plus. La guerre OTAN-Russie, qui se déroule sur le territoire ukrainien, a pour enjeu le contrôle du gaz, du pétrole et des céréales. Derrière ce conflit se profile le conflit entre les États-Unis et la Chine, peut-être, demain l’Inde. La vieille Europe est laminée et en voie d’annexion de fait par les États-Unis qui ont en feront une monnaie d’échange. D’autres lignes de fractures apparaissent avec des nations qui veulent leur part de gâteau. La Turquie, alliée au Qatar, et appuyée sur les réseaux « fréristes » s’oppose à l’axe Arabie Saoudite, Émirats et Égypte, des pays qui ont décidé, pour l’instant de se débarrasser des « Frères » et veulent jouer leur propre partition, indépendamment des États-Unis. Israël est partiellement un membre de cette alliance implicite. Le Maroc s’est fortement rapproché d’Israël et bien éloigné de la France. Ceux qui lisent la situation internationale avec les lunettes d’hier sont évidemment à côté de la plaque ! Des nouvelles guerres potentiellement très destructrices sont maintenant à l’ordre du jour qui ne se limiteront peut-être pas à quelques champs de bataille très délimités comme ce fut le cas à partir de la première guerre du Golfe (1991).

Capital et technologie

Dans le même temps, le capital est lancé dans une course technologique folle qui induit des modifications profondes de la condition humaine. Les manipulations du vivant avec les techniques de « ciseaux » à ADN permettent d’envisager les possibilités les plus folles et les plus terrifiantes. Le posthumanisme n’est pas une invention issue de l’imagination d’un auteur de science-fiction, mais une orientation possible de développement du mode de production capitaliste. De ce point de vue, ce qui se joue autour du « transgenre » n’est nullement une simple question « sociétale ». Il nous faut apprendre à être amicaux avec les transgenres parce que nous devons apprendre à accepter les nouveaux humains qui pourront être fabriqués demain pour les besoins du mode de production capitaliste. On travaille également d’arrache-pied pour faire sortir la procréation du hasard de la méiose et des servitudes de la maternité. La fécondation in vitro, débarrassée de ses limites thérapeutiques et complétée par l’ectogenèse ouvre les portes du « meilleur des mondes ». Il faut bien comprendre qu’il s’agit là de développements complètement conformes à la logique du capital. Plus un seul compartiment de la vie humaine ne doit échapper à la marchandise et sa transformation en capital. Plus rien ne doit échapper à la planification stratégique de la « croissance » qui n’est que la croissance du capital. « L’eugénisme libéral » dont parlait Habermas dans l’ouvrage L’avenir de la nature humaine (2000) est entré en résonance avec les revendications de groupes dits de « minorités sexuelles », c’est-à-dire des divers « syndicats » de perversions sexuelles (j’emploie ici le terme perversion dans son sens freudien). Ces groupes eux-mêmes, en essentialisant les individus au nom du « libre choix » apportent leur contribution à la dislocation de toutes les communautés humaines et à la formation de la « société liquide » (Zygmunt Bauman). Il s’agit bien de changer la nature humaine et de produire des humains conformes à des visées technoscientifiques. À terme, c’est l’idée même de la liberté qui disparaîtrait.

D’autres aspects des évolutions contemporaines pourraient être analysés et notamment ce qui se trame autour des neurosciences et leur utilisation dans une perspective de réification complète des individus, conforme à la logique du capital. On pourrait également enquêter sur le business médical : le rôle des laboratoires (Pfizer, Sanofi, etc.) et la transformation des hôpitaux en éléments de trusts de la santé (par exemple le groupe Ramsay), et la complicité nécessaire et bien rémunérée d’une partie particulièrement corrompue du corps médical. Mais tous vont dans le même sens : une prise de contrôle complète de l’individu par le « système ». J’insiste : par le système et non par quelques individus particulièrement pervers. Mettre de l’argent dans un groupe qui travaille sur l’ectogenèse, ce n’est rien d’autre que vouloir gagner de l’argent, c’est-à-dire se conduire en bon fonctionnaire du capital. Les conséquences à moyen et long terme ne concernent jamais l’investisseur qui cherche à maximiser on placement et ceci est vrai quel que soit l’investisseur — les fonds de pension ou les mutuelle qui gèrent l’argent des salariés se comportent ou finiront par se comporter comme des capitalistes rapaces ordinaires. Le système impose sa loi et il apparaît comme indépendant des agents. Ce qui n’empêche pas certains de ces agents de jouir de leur soumission au système et d’autres (la majorité) d’en souffrir).

L’informatique et les communications constituent (parfois en lien avec le précédent) un autre secteur de développement du capital. Les « big data » sont le produit de l’informatique de gestion la plus traditionnelle, mais elles permettent maintenant l’essor fulgurant de la soi-disant « intelligence artificielle » (IA) qui n’est qu’un ensemble de techniques de traitement massif des données. Il s’agit à la fois de produire des nouveaux moyens de surveillance individus et même de prévoir, autant que possible, leur comportement, un peu comme dans la nouvelle de Philip K. Dick, Le rapport minoritaire, dont la police prédictive qui se développe aujourd’hui est une version encore très imparfaite. Le vieux fantasme de la planification totale, défendu jais par le système stalinien, fait un retour en force avec des moyens autrement puissants que ceux de la bureaucratie soviétique, mais qui conduiront presque aussi certainement au chaos. Ce système d’information mondialisé coûte une fortune en câbles, satellites, data centers… et défaillances techniques. Mais qu’importe !

J’ai abordé ailleurs la question de l’écologie et de la crise climatique. On peut ici voir comment elle s’insère dans la crise globale du mode de production capitaliste. Dans la bonne vieille stratégie du chaos, cette crise prend toute sa place : elle donne l’occasion d’une restructuration, d’un global reset du mode de production capitaliste. La restructuration de l’automobile en donne un bon exemple. Sous l’injonction du « tout électrique en 2035 », l’industrie automobile draine des sommes considérables d’aides publiques — par exemple les aides publiques aux véhicules électriques sont massivement tombées dans les poches d’Elon Musk, producteur des Tesla. La fusion PSA-FCA qui a donné naissance au groupe néerlandais (!) Stellantis. Celui est engagé dans une opération de « dégraissage » qui va particulièrement toucher l’industrie automobile française vouée à une existence résiduelle, avec des transferts de production vers l’Espagne, l’Italie, la Pologne, la Chine ou l’Inde ! Un tiers des concessions du groupe PSA en France vont disparaître. On parle de vendre les autos en ligne. La réindustrialisation de la France n’est qu’un mot creux pour meubler les discours des politiciens. Il reste moins de 10 % de la population active française dans l’industrie et les quelques industries qui sont annoncées sont souvent chinoises…

Mais, à la différence des grandes restructurations précédentes qui ont surtout touché la classe ouvrière, cette fois sont menacées aussi toutes les professions intellectuelles intermédiaires qu’on se prépare à remplacer par des dispositifs du genre « chatGPT ». Même des professions aussi qualifiées que les radiologues pourraient être remplacées par des IA, sans oublier les développeurs informatiques ou une partie de professeurs. Cette transformation en cours va produire une paupérisation massive et une stratification nouvelle de la société, dont une partie ne survivra plus que par la forme moderne de l’antique anone des Romains.

Nouvelle configuration des classes sociales

Se dessine une nouvelle configuration des classes. La bourgeoisie, en tant que classe des propriétaires du capital est ravagée. Elle a été très largement épurée par les restructurations successives du capitalisme (pensons par exemple au textile du Nord). Survivent quelques grandes familles comme les Peugeot ou les Agnelli mais qui doivent déléguer leur pouvoir à des « managers » (en l’occurrence Carlos Tavares). La mangerial revolution de Burnham est passée par là. Le pouvoir suprême est détenu non plus par les vieilles bourgeoisies française, italienne, allemande, britannique, mais par la TCC, la « transnational capitalist class » décrite par Leslie Sklair voilà une vingtaine d’années. Cette TCC n’a plus grand-chose à voir la vieille bourgeoisie patrimoniale qui ne survivre précisément qu’en s’intégrant à la TCC, par exemple les Mulliez, champions de la reconversion après l’effondrement du textile du Nord qui ont réussi à constituer un trust familial multinational, ou encore les Agnelli qui contrôlent une société financière qui contrôle FCA qui contrôle Stellantis. Les managers, issus des écoles prestigieuses ou de la haute fonction publique s’échangent sur le marché du capital comme les joueurs de foot vedettes sur le « mercato ». Des alliances plus ou moins informelles de nouent comme celle qui a permis l’élection de Macron : milliardiaires des médias et de l’internet, hauts fonctionnaires (Bercy), magistrats (le parquet financier), conseillers du prince (Attali) ont conjugué leurs efforts pour faire élire un président à leur goût, une opération qui n’est pas rappeler celle qui a mis Berlusconi au pouvoir dans les années 1990 à la suite de l’opération « manipulite », une opération où les mains n’étaient pas aussi propres qu’on bien voulu le dire.

À l’autre extrémité, la classe ouvrière, disloquée comme classe par les restructurations industrielles, est noyée dans le « précariat » moderne, livreurs de pizzas, chauffeur « uber », autoentrepreneurs, titulaires du RSA, adultes handicapés, retraités aux retraites amaigries, petits artisans qui tiennent à peine la tête hors de l’eau. Toute cette nouvelle classe dont une partie s’était mobilisée avec les « Gilets jaunes ». On pourrait comparer cette couche sociale d’en bas à la plèbe romaine. Entre les deux la classe dite moyenne est laminée. Elle qui devait être le noyau central dans la vision giscardienne se voit menacée d’être précipitée dans la plèbe. Il suffit dire qu’un professeur commence avec 1,2 SMIC pour voir combien le Capitole est proche de la Roche tarpéienne ! La France semble en pointe dans cette « tiers-mondisation » des pays capitalistes avancés. Avec un salaire médian à 1850 € et un taux de pauvreté de 20 %, en France, de nombreux ménages sautent régulièrement un repas parce qu’ils ne peuvent plus joindre les deux bouts. L’inflation consécutive au déclenchement de la guerre en Ukraine est ravageuse. Qu’est-ce qui unit cette « classe d’en bas » ? La précarité des conditions de vie et la nécessité de travailler. Même les mieux installés risquent un licenciement, une restructuration, un accident de la vie familiale et peuvent à tout redégringoler. La condition juridique salariale n’est pas ici le facteur déterminant : après tout, Carlos Tavarès avec ses 60 millions l’année est aussi un salarié, pendant que celui qui vit en « autoentrepreneur » de petits boulots ou l’infirmière libérale sont des « travailleurs indépendants ». Le point commun finalement, c’est le travail, le travail fatigant, le travail qui demande de la sueur et qui permet tout juste de vivre. Mais aussi le travail sans lequel tout le monde s’effondre. On peut se passer des trois quarts des managers, DR de quelque chose, auditeurs, bavards prétendument experts, journalistes préposés à l’intoxication des cerveaux disponibles. Mais ni les éboueurs, ni les infirmières, ni les aides à domicile, ni les plombiers ou les électriciens, ni les paysans ou les manutentionnaires ne disparaitraient sans des dommages considérables pour toute la société. Les « premiers de corvée » comme on les a appelés pendant l’épisode Covid.

Il faut dire un mot de la population dite des « cités » qu’on amalgame à tort sous l’étiquette « immigrés », alors qu’une partie, née en France, n’est pas immigrée du tout ! Une partie de cette population est rigoureusement semblable aux populations « de souche » et d’ailleurs ils se retrouvent soit dans les Gilets Jaunes, soit dans d’autres mouvements sociaux comme les grèves des femmes de ménage des grands hôtels. La division entre le peuple de la « France périphérique » (Guilluy) et le peuple des « cités » est donc largement arbitraire, mais soigneusement entretenue au nom de la bonne vieille maxime « diviser pour régner », la classe dominante recevant dans cette entreprise l’appui constant et fidèle d’une partie de la gauche, comme LFI. La spécificité de ces cités tient à qu’elles ont clairement un caractère néocolonial. La classe dominante délègue aux « indigènes » le soin d’administrer les indigènes, comme c’était souvent le cas dans les colonies jadis. Ici les caïds de la drogue et de l’islamisme jouent ce rôle. Moyennant la mansuétude judiciaire et policière, ils restent les maîtres de ces territoires perdus de la république, qui leur rapporte des sommes coquettes. L’organisation interne des cités ressemble beaucoup au système féodal et à sa version plus moderne qu’est la mafia.

Perspectives probables et improbables

Le plus probable, compte tenu des rapports de forces entre les différentes classes sociales, est une aggravation de la crise sociale et une offensive de grande ampleur des classes dominantes pour réduire la plèbe aux conditions de la survie. La réforme des retraites pilotées par Macron n’était qu’une « mise en bouche », préparant des offensives contre la sécurité sociale, les conditions de travail et les salaires… et une nouvelle réforme des retraites ! Tout est annoncé. Des discours répétés préviennent que la sécurité sociale, même avec les mutuelles, ne suffira pas et que chacun devra prévoir un budget « santé » dans ses dépenses du mois. Le modèle est connu : c’est le modèle américain. Dans tous les secteurs, des licenciements massifs sont à prévoir et cela entraînera une précarisation accélérée des rapports salariaux. Comme il faut faire face à la baisse naturelle de la population dans les pays industriels, l’immigration massive est à l’ordre du jour. Bien qu’on attribue à « l’extrême droite » la thèse du « grand remplacement », on doit reconnaître que les instances suprêmes de l’Union européenne lui sont entièrement acquises et que seules les nations résistent encore un peu, mais peut-être pour peu de temps encore. Une population immigrée dépourvue de traditions de lutte, soumise à un contrôle administratif et policier rigoureux pourrait agréablement remplacer les travailleurs « blancs », dont les plus anciens ont encore en tête l’idée de syndicat, de droits sociaux, etc. Pour éviter d’avoir à former des travailleurs qualifiés ou hautement qualifiés, on prévoit un recrutement de médecins et d’ingénieurs formés dans les pays plus pauvres. Dans ces conditions, la résistance sociale sera bien plus difficile.

L’évolution la plus improbable est celle sur laquelle mise ou feint de mise une partie de la gauche, celle d’un retour à une forme ou une autre de keynésianisme social, un retour au mode de régulation qui a connu ses jours de gloire dans les années 1945-1970. Les conditions qui ont présidé à cette phase exceptionnelle ont disparu. L’effondrement de l’URSS et de ce que les élites prenaient pour une « menace communiste » libère les classes de dominantes de devoir amadouer les puissantes classes ouvrières des pays riches. Il n’y a plus aucune menace communiste ou socialiste qui pèse sur plus riches : pourquoi devraient-ils céder une partie de leurs surprofits aux travailleurs. L’explosion des inégalités et l’accumulation de fortunes gigantesques suffisent pour comprendre qu’on ne reviendra pas en arrière vers les années 1950 et 1960. L’énergie bon marché, essentiellement le pétrole, ne sera plus qu’un souvenir. La concurrence internationale d’un tiers-monde qui n’était rien et voudrait bien maintenant être tout, comme on doit naturellement s’y attendre, bloque les possibilités de renouveler le contrat des « trente glorieuses ».

Qu’un renouveau du keynésianisme social à l’ancienne soit à peu près improbable n’empêche une forte intervention de l’État dans l’économie. La « néolibéralisme » est une fable : nulle part on n’est revenu au « régime manchestérien », tant est-il qu’il ait jamais existé. Le modèle chinois représente une variété du capitalisme d’aujourd’hui et on le retrouve à des degrés divers un peu partout. La Russie, la Turquie, les pays arabes sont des pays où l’État est directement lié au capital. Les « fonds souverains » sont une autre forme d’implication de l’État. Et partout les systèmes d’incitation, les marchés publiques ou l’économie d’armement constituent autant d’interventions indirectes de l’État. Mais ces interventions étatiques ne sont pas motivées par quelque souci que soit du « social » ou de la concurrence avec le « communisme ». Le temps où Pompidou se disait partisan d’un « socialisme à la suédoise » et où Chirac se présentait comme « travailliste » est vraiment très loin !

Demain sera, quoi que l’on fasse, plus difficile qu’aujourd’hui. Aujourd’hui est déjà bien plus difficile qu’hier pour une large partie de la population qui n’a pas la chance de se faire entendre, qui est absente des médias, du cinéma, des séries… et des préoccupations des politiciens, même de gauche. La seule chose qui se discute est de savoir comment les difficultés vont être réparties et qui décidera des restrictions et pour qui.

Pour continuer…

Il est nécessaire de sortir de la logique du capital, si on veut éviter un effondrement de la civilisation ou une transformation de la vie humaine telle qu’elle sera privée de toute valeur. Cette issue possible du développement du mode de production capitaliste n’est pas certaine. Il peut y avoir une série de destructions qui pourraient donner un nouveau souffle au capital, comme l’ont été les deux grandes guerres mondiales du xxe siècle. Mais quoi qu’il en soit, aucune de ces perspectives n’est moralement envisageable et chacun, pourvu qu’il fasse usage de sa raison pratique sait que notre devoir est de tracer une autre direction et d’agir pour que, collectivement, nous puissions commencer à marcher dans cette direction. La difficulté est que nous devons tout repenser et que la tradition « révolutionnaire », principalement celle du marxisme, ne nous est d’aucun secours, bien au contraire. Pouvons-nous effectivement déterminer cette voie nouvelle et nous y engager ? Voilà la question la plus urgente.

Le 4 août 2023