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Gros tracteurs et petits revenus

mardi 30 janvier 2024, par Philippe COLLIN

A l’heure où l’on écrit ces lignes, les commentaires vont bon train sur la mobilisation des paysans et les experts de plateaux se relaient sans demander réellement aux intéressés de venir expliquer les raisons profondes de cette crise.

D’une part la crise énergétique dont peu de commentateurs avaient imaginé qu’elle pouvait avoir une incidence sur la production agricole, il est certain que les plantes poussent toutes seules.

D’autre part la conjonction des difficultés financières des paysans, qu’ils soient en agriculture conventionnelle ou qu’ils aient choisi, conformément aux encouragements, de « changer les systèmes de production » et de se convertir en agriculture biologique.

Ensuite la multiplication des directives et de la bureaucratie paperassière pour tracer des modes de production qui est de plus en plus envahissante et pas toujours très lisible.

Enfin, une mise en concurrence internationale avec des systèmes de production hors UE qui ne sont absolument pas soumis aux mêmes règles que celles qui s’appliquent à l’intérieur de l’Union européenne tant d’un point de vue social que d’un point de vue environnemental.

La crise énergétique

Les répercussions de la guerre en Ukraine secouent l’agriculture européenne depuis de longs mois. L’augmentation très forte des prix de l’énergie a, en 2022, plutôt profité aux paysans qui ont un court temps vendu à un prix plus élevé des céréales qui avaient été produites aux coûts de production de 2021.

En 2023, phénomène en ciseau : les prix des denrées agricoles ont chuté plus fortement qu’avant 2022 tandis que se maintenaient à de hauts niveaux les coûts des engrais et des carburants.

Il faut ajouter à ces hausses celles plus durables de tous les intrants liés à la production agricole : transports, emballages, carburants, services, fournitures diverses ainsi que ceux des salaires versés pour ceux qui ont des salariés. Ceux-ci bien que peu payés au regard du reste des salariés, gagnent parfois, voire souvent, plus que leurs employeurs qui ne sont pas tous des affreux patrons fouettant leurs salariés.

La coupure du gaz russe est un élément majeur dans cette crise, la source d’énergie essentielle pour fabriquer des engrais chimiques est le gaz. Il y a donc eu un avant et un après « Nord Stream 2 ». La Russie continue de produire à des coûts faibles et a de surcroît conquis, pour des raisons de prix et pour des raisons géopolitiques, des marchés en Afrique du Nord, marchés qui sont les marchés historiques et naturels de la France en particulier. Hausse des coûts de production d’un côté, faiblesse du marché de l’autre, il n’en faut pas plus pour mettre en difficulté les équilibres financiers souvent fragiles des fermes de l’ouest de l’Europe.

Les paysans de l’est de l’Europe, comme les Polonais ou les Hongrois, vivent depuis plus longtemps cette situation liée de façon de plus en plus visible aux conséquences des importations en provenance de l’Ukraine. Ces importations proviennent d’une part de la seule solution d’export « sécurisée » des céréales ukrainiennes. Il faut peut-être rappeler brièvement de quoi il s’agit. L’Union européenne avait assuré, après les manifestations des paysans et des transporteurs polonais, que les pays de l’Union ne serait qu’une zone de transit, ce que personne n’est en mesure de prouver. Mais surtout, depuis 2016, l’accord de libre-échange Ukraine / Union européenne permet des importations quasiment sans droits de douane faisant de fait de l’Ukraine le 28e état agricole de l’UE.

Pour rappel, avant la guerre, l’Ukraine possédait 41 millions d’hectares de terres agricoles, essentiellement labourées, à la différence de la France qui compte 8 millions d’hectares de prairies permanentes sur les 26 millions d’hectares de surface agricole utile.

Ce potentiel permet à l’Ukraine d’être devenue le premier pays fournisseur pour l’UE, d’œufs , de poulets, d’huile de tournesol… Ces exportations sont essentiellement fournies par les grands exportateurs de la « bande des 4 », ABCD : ADM (Archer Daniels Midland), Bunge, Cargill enfin Louis-Dreyfus, multinationales peu connues du grand public mais qui attirent les fonds des BlackRock et autres rois de la finance mondiale.

Tous les systèmes sont fragilisés

Les paysans conventionnels sont menacés par cette crise de façon directe.

Le fait nouveau est que les paysans en « agriculture biologique » sont plus fragilisés que les paysans en conventionnel.

Ces paysans bio ont été encouragés très fortement depuis 15 ans à (choisir un système qui les expose moins à la vindicte populaire urbaine [mais pas seulement] et surtout à) pratiquer une agriculture sans pesticides ayant un impact environnemental sans commune mesure avec l’agriculture conventionnelle, assurant une protection de fait de la qualité des eaux, de l’air, de la biodiversité. Emmanuel Macron a choisi en 2017 de supprimer la « rémunération des services environnementaux » qui assurait l’équilibre économique des exploitations agricoles biologiques, tout en développant sans limite la conversion des paysans conventionnels en bio, ce qui a entrainé une chute des prix payés aux producteurs de produits biologiques.

Emmanuel Macron a organisé l’asphyxie de l’agriculture biologique en supprimant les aides économiques dont elle bénéficiait et en ruinant le marché sur lequel ces produits s’échangeaient. Depuis 5 ans maintenant, les paysans bio historiques sont ainsi dans une situation handicapante, vis-à-vis des nouveaux convertis qui eux touchent des aides à la conversion et vis-à-vis des autres pays de l’Europe de l’Ouest, principal marché de la bio qui eux distribuent généreusement depuis longtemps des soutiens aux paysans bio. Le gouvernement français ne s’est absolument pas soucié de cette question avant de choisir de laisser les paysans français sans soutiens.

Ainsi, nous avons, en même temps, une surface qui croît très vite, poussée par une sorte de « Gosplan » dont le seul indicateur de succès est le nombre d’hectares cultivés en bio, et des consommateurs dont le pouvoir d’achat est en chute libre.

Il faudrait rajouter à ces phénomènes les importations de produits bio en provenance de l’Ukraine, impossibles à quantifier et à distinguer, les codes douanes ne scindant pas les produits bio des produits non bio.

Les paysans situés dans les zones à faible potentiel comme le Sud-Ouest par exemple sont particulièrement exposés à cette machine à broyer comme d’autres zones du quart nord-est de la France. Ces zones à faibles potentiels sont plus frappées que les autres par les accidents climatiques à répétition qui s’accentuent année après année.

Il y a de fait une convergence d’intérêts aujourd’hui entre les différents modes de production. Ils voient converger leurs difficultés, même si les paysans conventionnels se satisfont avec plus ou moins de retenue de voir les paysans bio en grande difficulté, tandis que les paysans bio n’osent pas dire qu’ils ne s’en sortent pas alors qu’ils ont été érigés en modèles à généraliser. Comment dire que ce modèle ne fonctionne pas sans remettre en cause l’engagement d’une vie de travail ?

Les « développeurs » de la bio (UE, États, institutions, consommateurs, paysans, réseaux de développement de la bio, citoyens) n’ont absolument pas les mêmes agendas ni les mêmes intérêts.

Plusieurs milliers de citoyens, de militants, d’associations, ont manifesté contre un modèle peu durable d’agriculture dépendant de « méga-bassines ». En revanche, on ne voit pas ces militants du développement de l’agriculture biologique manifester avec les paysans, bio ou non, pour qu’ils puissent vivre de leur métier.

Les « normes » ?

L’éloignement des administrations départementales, historiquement proches des paysans, a laissé un grand vide dans les campagnes après la création des grandes régions voulue par François Hollande et Manuel Valls. Les villages sont loin des capitales régionales, parfois à plusieurs centaines de kilomètres avec des moyens de communication inadaptés à ces échanges.

Les conseilleurs, médias, associations environnementales, politiques, disent aux paysans qu’il faut « monter en gamme », « faire de la qualité ». Mais le marché n’absorbe pas cette montée en gamme : label, bio, traçabilité, respect des bonnes conditions d’élevage… La moitié des poulets vendus en France sur le vrai marché, pas le marché décrit par les médias, sont des poulets importés, bas de gamme, qui ne respectent aucune des règles imposées aux producteurs européens. La « demande citoyenne », mise en avant pour demander aux paysans de se mettre au bio, s’accommode très bien de cette situation pourvu que les poulets bas de gamme soient produits le plus loin possible de chez eux !

Comme le souligne avec une certaine ironie François Purseigle[1] dans une interview dans la presse régionale : « lorsqu’un boulanger s’installe dans un village, tout le village est content, mais lorsqu’un atelier de volailles s’installe, tout le monde manifeste son opposition ».

Les paysans ne peuvent ni comprendre ni accepter ces injonctions paradoxales.

L’agriculture est dénoncée quotidiennement comme « émettant X % de gaz à effet de serre » mais jamais il n’est écrit que l’agriculture assure 100 % de l’alimentation d’une planète de plus en plus urbanisée, y compris dans les pays pauvres.

Il n’est pas question ici de dire que certaines pratiques agricoles n’ont pas un impact parfois très fort sur « l’environnement », mais alors si c’est mauvais pour la planète pourquoi accepter encore l’importation des produits issus de cette agriculture condamnable chez nous ? Trop facile de dire « not in my backyard ».

Les échanges internationaux

L’OMC ne reconnaît pas la protection aux frontières des modes de production. Seul le produit est l’objet de règlements quelle que soit la façon dont il a été produit : conditions sociales, environnementales, énergétiques…

Le seul exemple de politique cohérente, mais qui ne pouvait pas durer à cause du « grand marché unique », a été donné par Stéphane Le Foll qui avait interdit un pesticide (le diméthoate) sur les cerises et interdit en même temps l’importation des cerises qui auraient été traitées avec ledit produit.

C’est dans ce cadre que l’UE organise, dans le cadre de l’OMC, une compétition féroce sur le plus bas prix possible et signe sans hésitation des accords de libre-échange avec tous les pays possibles et imaginables.

Après l’accord de libre-échange évoqué avec l’Ukraine, les accords avec le Mercosur sont sur la table. Des accords ont été signés avec la Nouvelle-Zélande qui vont liquider ce qui reste de production laitière et ovine dans l’UE.

Les questions agricoles sont toujours la variable d’ajustement des politiques de développement industriel.

Les autres grandes régions économiques du monde ont su (demandez aux Américains, qui taxent le champagne, comment il faut faire) protéger leurs marchés et quand même un peu leurs travailleurs alors que l’UE organise une compétition féroce et faussée entre des producteurs qui n’ont pas les mêmes règles du jeu.

Comment en sortir ?
Il faut se soucier des questions énergétiques, climatiques, environnementales, tant la situation produit des signaux d’alarme de plus en plus sonores (érosion de la biodiversité liée à l’usage des pesticides et des systèmes agraires trop concentrés : insectes et oiseaux, perte de fertilité des sols qui préoccupe les seuls spécialistes actuellement…).

Il n’est donc pas question de rejoindre les défenseurs des pesticides comme le glyphosate, marqueur d’un système non durable d’une agriculture qui produit elle-même ses propres impasses.

Cette agriculture procure néanmoins aujourd’hui la plus grande part de l’alimentation, n’en déplaise aux défenseurs de la bio dont je suis. Le bas prix de l’alimentation assure une relative paix sociale et c’est même un objectif que Bruno Lemaire a rappelé il y a peu en appelant à faire pression sur les prix à la production avant les grandes négociations annuelles entre les négociants et les distributeurs. Le calcul des coûts de production retenu dans ces négociations n’est qu’une moyenne nationale qui contribue à concentrer encore plus les productions et la transformation dans les régions qui peuvent dégager encore un bon revenu avec ce niveau de prix. C’est une des explications de la concentration des actions de protestation dans les régions à plus faible potentiel.

L’idée du « prix minimum payé » est une bonne idée, mais qui n’élimine pas les effets néfastes décrits ci-dessus.

Il conviendrait donc d’adopter quelques mesures pour améliorer significativement les revenus et donc l’espoir des paysans :

– Sortir du libre-échange qui broie tous les paysans de la planète (voir les impacts du « lait réengraissé » en Afrique de l’Ouest) et mettre en place des mesures de protection aux frontières proportionnées.

– Sortir l’agriculture de l’OMC et autoriser la protection des conditions de production (agriculture biologique, labels…).

– Organiser en conséquence des protections aux frontières pour ne pas mettre en compétition des paysans dont l’efficacité économique, résultant des conditions naturelles de production et de la disparition de l’agriculture paysanne, peut être 100 fois supérieure à celle d’autres.

– Organiser une socialisation de la rémunération des paysans qui rémunère les conditions vertueuses de production (aides directes mieux réparties et peut être en hausse). C’est un lieu commun de dire que la PAC, c’est 33 % du budget de l’UE mais c’est surtout parce que l’UE n’est qu’une machine à produire des directives mais pas nécessairement parce que son budget total est trop important.

– Organiser un accès à l’alimentation qui soit plus socialisé afin de permettre aux classes populaires d’avoir un autre choix que manger des produits de faible qualité nutritionnelle, ayant de forts impacts sur la santé publique puisque hyper transformés, hyper complémentés, toutes les études convergeant sur l’altération de la santé résultant de ce type d’alimentation.

Toutes ces mesures ne pourront voir le jour dans un marché ouvert à tous les vents. Il faut en finir avec « le choix du chômage » résultant de la mise en place du grand marché unique et de la fin des contrôles aux frontières. Il est plus que temps de faire le choix de la protection sociale dans toutes les sociétés, au Nord comme au Sud. Celle-ci dépend en partie de la survie d’une agriculture paysanne.

Philippe Collin

AGRICULTEUR, ANCIEN PORTE-PAROLE DE LA CONFÉDÉRATION PAYSANNE, ANCIEN PRÉSIDENT D’AGRONOMES ET VÉTÉRINAIRES SANS FRONTIÈRES

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