Le Brésil est connu comme un des pays de référence de la Théologie de la libération, tendance catholique ayant une de ses sources dans le catholicisme de gauche français. Jean-Paul II a systématiquement mis à mal cette tendance si forte au cours des années 70 avec au Brésil une figure comme Frei Betto.
Il se trouve qu’à partir des années 2000 la montée des évangélistes est devenue un phénomène de société au moment même où le Parti des Travailleurs devenait le parti majeur du pays.
Les évangélistes gagnant pas à pas des appuis dans le peuple, le Parti des Travailleurs a toujours pensé qu’en caressant dans le sens du poil ce courant religieux il résoudrait le problème posé.
Je n’avais aucune connaissance du phénomène et il m’est arrivé au cours d’un compte-rendu électoral d’un témoin d’une présidentielle brésilienne, de poser la question passée sous silence : « Et les évangélistes ? » Et j’ai été marqué par la réponse : « Oui, c’est un phénomène politique important ! ». Puis on passe à la suite…
La puissance montante des évangélistes au Brésil comme dans bien d’autres pays aurait une explication simple : ils sont une puissance financière venue des USA. Tout comme les islamistes sont une puissance financière venue du pétrole. Et si j’évoque ici les islamistes ce n’est pas seulement par le hasard financier, mais par cette attitude de la gauche préférant plutôt regarder ailleurs que d’analyser le phénomène qui est identique dans les deux cas.
Or dans les deux cas nous sommes face à des mouvements religieux aux ambitions politiques affichées, affirmées, officielles, ambitions radicalement opposées aux objectifs de la gauche ! Aussi l’explication par la finance si elle est nécessaire n’est pas suffisante.
Rien de nouveau
En octobre 2016, un sénateur évangélique qui diabolisait il y a quelques années catholiques et homosexuels, Marcelo Crivella, a été élu maire de Rio avec 60% face au candidat du PT. Dès ce moment là, la défaite du PT en 2018 était annoncée mais sans savoir qui tirerait les marrons du feu. Malgré ce coup de semonce, le PT a continué à présenter Lula comme le sauveur, plutôt que de chercher à revoir toute sa stratégie. En particulier face aux évangélistes. Face au pouvoir économique la réponse est connue, traditionnelle : dénoncer les riches et aider les pauvres. Face aux évangélistes que faire quand on sait qu’ils ont leurs appuis chez les pauvres ?
Ils ne sont bien sûr qu’une des faces de la crise politique mais c’est celle qui joue le rôle de bascule.
Quelle est l’origine de ce courant religieux ?
Les évangélistes représentent un vieux rejet du caractère routinier de la pratique religieuse. Dès la fin du XIXe siècle, l’évangélisme s’est affirmé comme une forme typiquement nord-américaine du protestantisme : égalitariste, individualiste, prosélyte, à la fois mystique et terre à terre, avec une propension au littéralisme biblique. Il existait, jusqu’à l’élection de Jimmy Carter en 1976, un évangélisme de gauche face à celui de droite. Tout va changer avec les télévangélistes. Une fois de plus nous croisons les médias sur le chemin de la réflexion. Au Brésil, l’Église universelle du royaume de Dieu d’Edir Macedo possède la deuxième chaîne télévisée du pays et beaucoup d’autres. R7 est le premier portail sur Internet. Il a une infinité de radios. Sa force de pénétration est incroyable. Des fidèles n’écoutent que des médias évangéliques. Ce milieu fermé a empiré avec l’existence des réseaux sociaux, notamment WhatsApp.
Adaptées au mode de vie suburbain, les méga-églises ressemblent à des centres commerciaux. Dans le monde entier, l’évangélisme coïncide avec la diffusion des modèles culturels nord-américains.
Pour une religion qui ne connaît pas la hiérarchie propre au catholicisme, la télé devient le cœur fédérateur et le message est clair : en tant que “religion des pauvres”, tout tient dans la promesse de richesse et la réussite. En Chine les convertis seraient 10 000 par jour !
S’ils ont une puissance financière forte, ils savent l’utiliser par des messages prenant en compte le désarroi populaire. Face au capitalisme de consommation, leurs revendications politiques portent sur les “valeurs chrétiennes” (hostilité à l’avortement et à la recherche sur les embryons, au mariage homosexuel, à l’euthanasie) que le dit capitalisme veut détruire. Comme pour l’islamisme, la religion est la face inversée d’un capitalisme « moderne » ce qui ainsi évite toute remise en cause du fond social. Le Parti des Travailleurs, et Lula en particulier se retrouvaient très bien dans ce refus des « valeurs chrétiennes » et avaient donc de nombreux évangélistes dans leur entourage. En 2010, la présidente Dilma Rousseff a écrit une lettre bien gentille aux évangéliques de crainte de perdre leur vote.
Lamia Oualalou, « Jésus t’aime. La déferlante évangélique ». Les éditions du Cerf, 286 pages, 20 euros.
En France la journaliste de référence sur de telles questions et qui à présent est interrogée ici ou là est Lamia Oualalou.
Elle indique : « [l’évangélisme] Il a beau avoir été importé des États-Unis dans les années 1910, il n’est pas une franchise de l’évangélisme américain, comme en Amérique centrale, mais un produit local. »
Et elle ajoute au sujet des pasteurs qui peuvent d’eux-mêmes se décréter pasteur : « À une autre époque, ces tribuns auraient pu être syndicalistes. » Pourquoi, le syndicalisme n’est plus de saison ?
Dans le face à face église catholique/évangélistes, les autorités catholiques savent très bien que la destruction des communautés de base pour cause de théologie de la libération a favorisé leur prise en main par des évangélistes et leur théologie de la prospérité. Aujourd’hui ajoute Lamia Oualalou : « ces églises permettent de trouver des emplois, des logements, elles prétendent même guérir le cancer par l’imposition des mains. Quand obtenir un rendez-vous à l’hôpital exige 8 mois d’attente, même si on ne croit pas au miracle, on va quand même essayer les dons du pasteur, face au désespoir, c’est la seule solution. »
De plus cette religion plus souple a été capable d’évoluer avec l’urbanisme nouveau. Le catholicisme reposait sur des liens classiques de sociabilité qui se perdent irrémédiablement quand les habitants quittent la campagne pour les villes périphériques.
Repenser la civilisation libérale et sa critique
Ces quelques notes montrent qu’il n’y a de réaction possible qu’en repensant les questions d’urbanisme ou de religion, les questions sociales et sociétales, les questions des médias et des du spectacle etc. La riposte doit être multiple et ne pas se limiter à un axe : l’antifascisme.
Face à un phénomène qui a débuté il y a près de quarante ans, en raison d’une transformation sociale et sociologique, la subite indignation face à l’actualité présente n’apporte rien. Durant les mandats du président Lula, la vie des pauvres s’est considérablement améliorée mais sur la base de la théorie consumériste qui fait le jeu… des évangélistes !
L’élection de Bolsonaro doit moins nous faire pleurer que réfléchir. Elle confirme les nombreuses erreurs du Parti des travailleurs, durant treize ans au pouvoir. Le PT n’est pas éliminé de la vie politique, il peut se relancer en tirant les leçons de l’expérience passée. A vouloir échapper aux conflits de classe, à se couler dans les habitudes jusqu’à la corruption, et à en rester au culte du leader, on ne construit pas un alternative émancipatrice. Avec une pensée particulière sur la question religieuse : là comme partout si tout n’est pas mis en œuvre pour développer une laïcité combative, la politique devra se soumettre aux prêcheurs divers et variés. Et sur les questions strictement religieuses comment ne pas en revenir à la citation entière de Marx qui a été trop souvent limitée à la conclusion :
« La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales, d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple." (Critique du droit hégélien p.198 sur une édition de 1975 achetée à La Librairie de France in Rockefeller Center 610 firth Ave. New York).