La séquence, courte et violente, qui vient de se dérouler à Westminster restera dans les annales constitutionnelles. Elle a opposé un stratège de bac à sable, ni meilleur ni pire que toute sa génération (et on passera très vite sur Cameron, dont on ne sait où il cache son ridicule depuis qu’il a initié ce référendum de confort de 2016 et déclenché la crise), et ce qu’il faut bien encore qualifier – mon anglophilie dut-elle se trahir – de plus vieux parlement du monde dans la plus vieille démocratie représentative. Mais je ne ferai pas l’éloge de ce que Churchill qualifiait de meilleur système par défaut, ni n’en détaillerai les inépuisables ressources comme les failles irrésolues.
Ce qui nous importe, outre le modèle dont notre parlement-croupion ferait bien de s’inspirer, est que cette crise, suivie en direct par beaucoup de Français – je ne me serais jamais imaginé, et je ne suis pas le seul, suivre deux soirs de suite en direct les débats aux Communes, même pour rattraper mes déficiences en anglais – a donné lieu à des prises de position pour le moins dérangeantes.
Disons-le tout de suite : je suis favorable au Brexit et même au Frexit. Mais pas au prix de l’abandon de principes essentiels et de fondations indispensables qui nous ont coûté, de part et d’autre du Channel, trois siècles d’efforts, de prises de Bastille et de têtes royales coupées, de serment du jeu de Paume et de guerre civile.
Le malaise est apparu immédiatement lorsque, à l’annonce de la suspension du Parlement britannique, de nombreux analystes ont applaudi Boris Johnson des deux mains pour s’être décidé, enfin, à mettre en œuvre le résultat du référendum de juin 2016. Et tout de suite, premier problème. Vu de France, le résultat a donné un petit 52 % au Brexit. Mais pour les Britanniques, où le décompte est fait entité par entité, c’est différent : si Galles et Angleterre ont voté oui dans ces proportions, Irlande du nord et surtout Ecosse ont voté contre le Brexit à respectivement 56 et 62 %. Et ne parlons même pas de Gibraltar. Plus significatif : toutes les circonscriptions écossaises ont voté contre, et la carte du vote trace la frontière géographique et politique de l’ancien royaume des Stuart, tandis qu’en Ulster les circonscriptions bordant la frontière avec l’Eire ont également voté dans ce sens. Il y a donc un problème qui transcende le résultat du vote. Dire cela n’est pas nier la démocratie, c’est soulever une question restée irrésolue.
Pour identifier la voix de majorité, il faut au préalable définir l’entité sur lequel ce calcul va être effectué, circonscription et liste électorale. Prendre le Royaume Uni dans son universalité n’est pas choquant en soi : il a voté à 52 % pour le Brexit, ses quatre nations constitutives sont considérées avoir voté globalement. Sauf que le « globalement » ne veut rien dire, il n’y a pas qu’en rugby que le Royaume Uni n’existe pas sur le podium. Dans un contexte d’autonomie et de référendum sur la question de son indépendance, on ne peut pas noyer l’Ecosse comme on noie son chien, elle qui n’a pas attendu le XXème siècle pour exister en tant que peuple et même en tant que nation (elle aurait pu avoir le dessus sur l’Angleterre, et les rois de France ont d’ailleurs tout fait pour), et mettre sous le tapis le fait qu’elle refuse clairement le Brexit, au risque de précipiter un délitement du Royaume Uni. Quel arbitrage opérer, entre le vote de l’entité Royaume Uni et celui, contraire, de l’entité Ecosse ? C’est un choix, et c’est ce choix qui détermine le résultat du Brexit. Et encore une fois ce n’est pas nier le principe démocratique, tout au contraire, que de dire que les urnes ne sont alors d’aucun secours, puisque selon la question qu’on leur pose elles nous répondent différemment à partir des mêmes bulletins de vote dépouillés, pour autant qu’un vote démocratique ce n’est pas seulement un décompte après vingt heures, c’est aussi la manière dont la question est posée aux électeurs dans le cadre d’une campagne contradictoire. Sinon, c’est un plébiscite comme les autocrates les adorent. Que certains en France considèrent ce problème comme accessoire voire inexistant n’est pas conséquent. Que diront-ils si demain il s’agit du Québec, voire de la Corse ?
D’autant que les mêmes, tels les cabris mimés par Charles de Gaulle, n’ont eu de cesse de sauter sur leur siège en criant « 2016, 2016, 2016 », et ont, dès l’annonce de l’ajournement du Parlement, chanté les louanges de Boris Johnson, un homme qui en a et qui, enfin, va faire prévaloir la volonté du peuple. Je ne reviens pas sur l’impérieuse nécessité de définir liminairement ce qu’est un peuple, la solution Mouffe qui consiste à rester dans les limbes et à le trouver dans les listes d’émargement les soirs de scrutins, comme d’autres fouillaient les entrailles des bêtes sacrifiées, ne mérite même pas qu’on s’y arrête. Bienheureux les simples d’esprit… mais tout de même. Comment, voilà un libertarien, neo-thatchérien – on ne se disputera pas sur la qualification exacte – dont la famille politique ne cesse de gerber sur le suffrage universel, vous savez ce monstre qui perturbe depuis deux siècles et demi le despotisme de la raison cher aux Physiocrates et la loi naturelle du marché adulée par les Hayeckiens ; le voilà qui vient, tenant la plume d’une très vieille dame visiblement plus soucieuse du concours de coucheries de ses petites brus que de l’avenir du royaume, réactiver une prérogative monarchique dont on nous dit à juste titre qu’elle est aussi constitutionnelle que le seconde dissolution de la Chambre par Charles X en juillet 1830, éjecter le Parlement au moment même où il faut prendre des décisions pour l’avenir du pays ; le même annonce jusque dans le débat devant les Communes, que le déficit budgétaire nécessite de toute manière des réductions aussi drastiques que du temps de la Baronne Thatcher ; c’est encore lui qui se gausse de ce que, sans vote des Britanniques, les Etats-Unis déverseront dans leurs assiettes après le 1er novembre leurs bœufs hormonalisés, leurs poulets javélisés et leurs vins frelatés, parce qu’il faudra bien bouffer ; en un mot voilà un monsieur qui annonce qu’il surfera sur un « état d’urgence et de nécessité » économique et social pour imposer un ultra-libéralisme encore plus échevelé que celui de Reagan et Trump réunis, sans se préoccuper de ce qu’en pensent ni les sujets de Sa Gracieuse Majesté ni les Honorables membres du parlement renvoyés chez eux comme Louis XIV le fit des nôtres : et c’est lui que nos souverainistes applaudissent des deux mains, vu que les Britanniques auraient voté pour tout ça en juin 2016 ?
La ficelle était tellement énorme que les Communes, qui étaient – qui le restent et le resteront – à l’image de toutes les assemblées élues, le seul et unique objectif visé par les libéraux pour en finir enfin avec cet emmerdement qu’est le droit, y ont mis rapidement un terme. Sans surprise. Et c’est tant mieux. D’où le désarroi des souverainistes. Mais quand on tente d’avoir la peau en trois jours de ce que trois siècles de luttes ont érigé, qu’on se précipite dans les bras de l’homme providentiel et qu’on distille, je l’espère bien inconsciemment, un discours antiparlementaire du plus mauvais étiage, on se prend le mur. Et fort heureux pour l’avenir de nos libertés. Le Brexit, demain, qu’il va falloir faire, personne ne dispute là-dessus, et qui servira de modèle aux autres nations européennes dont la France, ne peut se faire au prix de la disparition du régime parlementaire.
On aurait compris, à la rigueur, ce positionnement antiparlementaire dans le cas de la France et de son parlement totalement inexistant (en contradiction, d’ailleurs, avec la Constitution de la Vème, mais c’est un autre débat). Le précédent du Congrès annulant le référendum de 2005 est revenu comme un refrain : c’est ne rien comprendre au problème britannique, qui n’a rien à voir avec le déni de démocratie d’il y a quinze ans. D’autant qu’en l’espèce il s’agit des Communes, autrement dit, depuis la quasi-neutralisation des Lords en tant que chambre politique, d’un régime d’assemblée ou moniste comme on dit à Sciences Po, de cabinet comme préfèrent de beaucoup les constitutionnalistes, enfin un système dont on ne peut trouver qu’un seul équivalent chez nous : la Convention nationale, ce sommet de l’Histoire comme écrivait Hugo. Et ce sont ces mêmes Communes qui se voient qualifiées d’organe antidémocratiques parce qu’elles tentent de mettre en musique le résultat d’un référendum aux résultats contradictoires, et bloquent un No Deal « do or die » (marche ou crève), pour citer Johnson lui-même, dont les Britanniques n’ont jamais été saisis, qui aurait rabaissé le Royaume Uni au rang de 51ème état américain – pour nous, mais pour nos cousins d’outre-manche de 14ème colonie, en référence à leurs anciennes dépendances.
Il faut faire le Brexit autrement, puisqu’il y a toujours une majorité favorable aux Communes (inutile de refaire des élections, ce sera encore du temps perdu), ni comme May qui ne savait que photocopier les diktats de Bruxelles en annonçant en cas de rejet des nuées de sauterelles et la mort subite des chatons, ni Johnson qui, après avoir tenu la plume de la reine, n’était que celle de Davos. Il faut le faire en rédigeant un draft avec les Ecossais et les Irlandais, soumettre ou non ce draft au référendum, et aller, mais seulement à ce moment-là, le mettre sous le nez des ayatollahs de Bruxelles.
Mais que cette séquence serve aussi, au-delà des enseignements constitutionnels, de leçon politique, et terminons par là où nous avons commencé. Il y a les institutions, l’histoire, le droit et le libre arbitre des nations, qui sont venus se télescoper. Mais il y a aussi la nullité crasse de cette caste dirigeante incapable de gouverner, incapable de décider, inepte et inculte, celle des Macron, Cameron, Trump, Johnson et de tous les Lacombe Lucien de la finance internationale, qui est en train de précipiter la crise, d’enfoncer nos nations dans un chaos dont ils sont les premiers et les seuls responsables. Ils fonctionnent sur un logiciel totalement périmé et le chaos qu’ils dénoncent, l’incertitude dont ils se plaignent, n’est que leur défaut de perception de la réalité. Johnson a, très remarquablement, tout fait à l’envers, tout fait de travers, s’est chaque heure de ces trois jours enferré dans la nasse, aujourd’hui coincé – mais il aura peut-être quitté le 10 au moment où ces lignes seront mises en ligne – avec un ordre de route voté par un parlement qu’il a lui-même mis en vacances. On ne peut rien attendre de nos gouvernants, cela n’a rien à voir avec les institutions, rien à voir avec leur orientation politique : ils sont nuls, totalement nuls. Et ils ne savent rien faire parce qu’on ne leur apprend rien. Il fut un temps où les élus avaient un métier, Robespierre avocat, Clemenceau médecin, de Gaulle soldat. A Montereau en 1814, Napoléon, en pleine bataille, descendit de cheval et montra à de jeunes artilleurs comment pointer une pièce de huit. Mais quand on ne sait même pas changer une ampoule ou recoudre un bouton, on n’entre pas à Downing Street.
Pour cette crise de Westminster, nous ne pouvons que nous réjouir que la démocratie n’ait été attaqué que par un branquignol. Mais que dire pour d’autres circonstances, si ces gouvernants paniquent et craquent aussi vite devant l’adversité qu’un état-major français devant une ruée de panzers ? Je l’ai déjà écrit plusieurs fois à propos de la défaite de 1940 : avec des Johnson ou des Macron au gouvernement à cette date, il n’aurait pas fallu cinq semaines mais cinq jours aux Allemands pour entrer dans Paris. Mais je me demande, vu ce à quoi nous venons d’assister, si ce n’est pas plutôt cinq heures.