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Le pont Morandi, métaphore du capitalisme

vendredi 17 août 2018, par Denis COLLIN

L’effondrement du pont de Gênes sur l’autoroute A10, le pont Morandi du nom de son constructeur, est une tragédie pour l’Italie. Mais la tristesse de tous, le malheur des proches des victimes – 39 morts et peut-être 10 ou 20 disparus sous les décombres – et le désespoir de ceux qui habitent sous le pont et doivent abandonner logement et biens personnels, tout cela se combine à la colère. Le Fatto Quotidiano résume la situation : « nous payons, les ponts s’écoulent, ils encaissent ». Ce titre de « une » annonce un dossier consacré à la gestion privée des autoroutes et au principal actionnaire de la société Autostrada, le groupe Benetton. En France les journalistes macronisés (c’est-à-dire décervelés) s’intéressent à la récupération politicienne du drame et ne manquent pas une occasion de s’en prendre au gouvernement Conte. Car l’affaire est sérieuse et pourrait bien ne pas concerner que l’Italie. Un rapport qui vient d’être rendu public déplore le mauvais état des infrastructures dans notre pays. Les infrastructures allemandes sont également dans un état déplorable. L’effondrement du pont Morandi est un symbole de la crise d’ensemble du mode de production capitaliste, une crise qui n’a pas d’autre cause que la dynamique même de ce mode de production.

Les infrastructures de transport font partie de ces biens communs indispensables non seulement pour les citoyens mais pour le capitalisme lui-même. On le sait, dans les choix de localisation de leurs investissements productifs, les capitalistes font de la qualité des infrastructures publiques un élément central de décision. Mais en elles-mêmes ces infrastructures publiques sont un monopole de fait et elles représentent un véritable scandale pour le doctrinaire : comment cela, il y aurait du commun ? Vous ne seriez pas un peu communiste pas hasard ! Depuis quelques décennies, le capital a cherché à combler sa pénurie de secteurs de production de plus-value en dépeçant les États et évidemment les infrastructures de transport routier se sont retrouvées dans le viseur, après les télécommunications et le rail. C’est ainsi qu’a été engagée dans l’espace de l’Union européenne, à la fin des années 90, la privatisation des autoroutes. Toutes construites par les pouvoirs publics et financées par l’impôt en très grande partie on a décidé qu’il fallait concéder leur exploitation à des compagnies privées qui, tels les bandits de grand chemin d’antan vont pouvoir faire les poches des automobilistes. En France, c’est le gouvernement de la « gauche plurielle » (PS toutes tendances, PCF et Verts) qui a engagé la procédure de privatisation. En Italie, c’est un autre gouvernement de gauche, dirigé par Romano Prodi qui a concédé les autoroutes italiennes à une société, Atlantia, appartenant au groupe Benetton, dont Autostrade d’Italia est une filiale. Pour Benetton comme pour Vinci en France, les autoroutes sont des affaires juteuses. Les tarifs autoroutiers ont augmenté bien au-delà de l’inflation au motif des investissements à venir. Comme le remarque le Fatto Quotidiano, « depuis 20 ans l’État a fait cadeau à Atlantia de profits milliardaires sans exiger les investissements promis ». C’est normal : pour Benetton, l’usager n’est qu’un pigeon à plumer et seul l’actionnaire doit être bichonné. Tant que le pont tient, inutile d’engager des frais alors même que l’état de ce pont avait fait l’objet de rapports alarmants. Cette affaire est une nouvelle preuve, s’il en fallait encore, que le capitalisme est structurellement incapable penser à long terme, incapable de prendre sérieusement en compte les intérêts de la société dans son ensemble et même incapable de penser sa propre survie. Le pont Morandi, c’est le mode de production capitaliste.

Pour comprendre la tragédie italienne, il faut donc commencer par remonter la « chaine de commandement » et donc remonter à l’UE qui exige privatisations et coupes dans les services publics. Le premier ministre italien a annoncé que les coupables seraient trouvés et punis. On doute un peu qu’il remonte jusqu’à l’UE où siègent toutes sortes de criminels de bureau, qui prennent des décisions catastrophiques et se lavent les mains de leurs conséquences. En Grèce, 4000 postes de pompiers ont été supprimés dans le cadre des « plans d’ajustement » imposés par les sbires du capital à ce malheureux pays et on a vu l’impuissance des pouvoirs publics face aux incendies de cet été. On a un autre exemple de la même politique criminelle dans la catastrophe qui touche toute l’Italie.

L’entreprise mise en cause n’est pas n’importe laquelle. On connaît la publicité « United Colors of Benetton ». Benetton, c’est l’entreprise « sympa », multiculturelle et antiraciste. En réalité c’est un groupe énorme qui contrôle des sociétés dans tous les secteurs : le transport, l’habillement, les télécommunications, l’édition… Benetton possède à 99% l’aéroport de Rome et à 40% celui de Nice-Côte d’Azur. C’est aussi un annonceur publicitaire majeur, ce qui explique que la presse italienne ait du mal à parler nommément de Benetton dans l’affaire du pont Morandi. Mais ce qui rapporte le plus à Benetton, c’est la rente sur les infrastructures, bien plus juteuse que les pull-overs de toutes les couleurs. Notons que ce n’est pas la première fois que Benetton est indirectement mis en cause pour des drames sur l’autoroute : en 2013 un bus de pèlerins a heurté une rambarde sur un pont, la rambarde n’a pas tenu : 40 morts sur les 49 passagers, le pire accident routier d’Italie. « United dolors » : c’est le titre que Marco Travaglio donne à son éditorial du 17 août.

La tragédie du pont Morandi montre aussi que la gauche n’est plus qu’un tas d’immondices. Le journaliste Gianni Barbocetti note la naissance d’un « sanfédisme de gauche ». Le sanfédisme était un mouvement populaire manipulé par l’Église contre la république de Naples. La gauche a aujourd’hui cette fonction : défendre les puissants et les exploiteurs devant le peuple. Ce qui inquiète les commentateurs de gauche (sur les réseaux sociaux, par exemple), c’est la défense de la société Autostrade d’Italia, les cours de la Bourse de Milan, fortement secouée par la chute de 22% du cours d’Autostrade d’Italia, les pénalités à payer en cas de révocation de la concession, etc. Les dirigeants du PD ont même trouvé le coupable : le mouvement « Cinq étoiles » qui s’était prononcé, il y a quelques années, contre la construction d’un nouveau contournement de Gênes, la Gronda (« l’avant-toit »). D’avoir critiqué un projet pour lequel le premier coup de pioche n’a pas été donné les rendrait responsable de l’écroulement du pont. Alors que le gouvernement Gentiloni a renouvelé la concession en 2017 avec en cadeau la possibilité de faire faire 40% des travaux de maintenance sans même faire d’appel d’offres, car on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Qu’un sale type comme Salvini, qui a festoyé comme si de rien n’était avec ses amis le soir de la catastrophe et commence à dire que Conte y va trop fort avec Benetton, qu’un homme comme lui puisse gouverner l’Italie, la faute en incombe fondamentalement à cette gauche pourrie qui a utilisé l’opération Mani pulite pour faire main basse sur l’économie, de la même manière que les bureaucrates staliniens se sont appropriés l’économie soviétique…

Il y a dans cette affaire un dernier aspect : la privatisation des autoroutes s’inscrit dans une stratégie de « reféodalisation ». C’est à la société Atlantia (donc à Benetton) que Madame Royal (encore la gauche !) avait concédé l’exploitation des portiques écotaxes qui ont d’ailleurs donné lieu, après leur abandon, à une indemnisation de près de 1 milliard en faveur de Benetton. Ne discutons pas ici du bien fondé de l’écotaxe. L’important est de remarquer que le gouvernement (de gauche) avait décidé de confier la collecte d’un impôt à une société privée … suivant le bon vieux principe des fermages dans l’Ancien Régime. De la même manière, on peut discuter du bien-fondé des péages autoroutiers, mais les confier à Vinci ou Benetton, c’est précisément une pratique de type féodal. Mais nous n’en sommes plus à cela près. Avec la TVA, une partie importante de l’impôt est de facto collectée par les entreprises et à partir de 2019, c’est la collecte de l’impôt sur le revenu, avec toutes les informations sur la vie privée des individus, qui est confiée aux employeurs. Le capitalisme ultramoderne, c’est Don Salluste de Bazan dans La Folie des Grandeurs !