L’avis du Conseil d’Étatporte aussi bien sur la forme – il dénonce la précipitation du gouvernement qui interdit au Conseil de travailler avec la sérénité requise et le recours aux ordonnances pour une loi qui modifie un élément central du contrat social – que sur le fonds. La presse est unanime : « avis sévère » dit le Figaro, avis « très critique » disent les Échos qui titrent le Conseil d’État « fustige le gouvernement ». « Le Conseil d’État tacle la réforme », selon le Parisien. Pour Libération, le Conseil d’État « étrille le gouvernement ». « Le Conseil d’État torpille le gouvernement » affirme L’Humanité. Cette unanimité suffirait à souligner la gravité de la situation pour le gouvernement.
Tout d’abord le CE note que :
« L’étude d’impact initiale qui accompagne les deux projets de loi est apparue, pour certaines dispositions, insuffisante au regard des prescriptions de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009. Le Conseil d’État rappelle que les documents d’impact doivent répondre aux exigences générales d’objectivité et de sincérité des travaux procédant à leur élaboration et que chaque document élaboré pour un article ou groupe d’articles doit exposer avec précision tous les points énumérés à l’article 8 de la loi organique du 15 avril 2009. »
En termes choisis, dans le langage diplomatique de l’institution, il est dit que gouvernement a présenté les choses de manière biaisée. Est pointé le manque d’objectivité et de sincérité et la non-conformité à la loi organique d’avril 2009 – merci Sarkozy ! Les compléments qu’a apportés le gouvernement depuis la saisine laissent les projections « lacunaires ». Le CE se plaint de l’urgence et de la quasi-impossibilité dans laquelle le gouvernement s’est mis de prendre en compte les avis qu’il a été obligé de solliciter. C’est un coup de force qui est dénoncé « mezzo voce » :
« Il [le Conseil d’État] appelle l’attention du Gouvernement sur la nécessité d’assurer le respect de méthodes d’élaboration et de délais d’examen des textes garantissant la qualité de l’action normative de l’État et souligne l’importance de cette recommandation pour l’examen des nombreuses ordonnances prévues par les projets de loi. »
Concernant le recours aux ordonnances :
« Le Conseil d’État souligne que le fait, pour le législateur, de s’en remettre à des ordonnances pour la définition d’éléments structurants du nouveau système de retraite fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme et, partant, de sa constitutionnalité et de sa conventionnalité. »
C’est aussi le chaos législatif et l’incompétence qui sont sous-entendues :
« Par ailleurs, pour l’une de ces ordonnances, particulièrement cruciale pour la protection des droits des assurés, le Conseil d’État estime nécessaire d’ajouter une disposition précisant qu’en l’absence d’intervention de l’ordonnance prévue, la loi ne s’appliquera pas aux assurés concernés. »
Rien que pour la forme, on a envie de dire « la cour est pleine ». Mais le Conseil d’État va plus loin. Après avoir souligné que le système actuel est l’un des meilleurs de OCDE, c’est la justification même de la réforme qui est attaquée :
« Le projet de loi intervient dans un contexte de relative solidité du système français de retraite, en raison notamment des réformes des années récentes qui ont permis de sécuriser son financement. »
Le Conseil d’État démontre également que le discours du gouvernement sur le « régime universel » est de la fumisterie :
« Toutefois, le projet de loi ne crée pas un « régime universel de retraite » qui serait caractérisé, comme tout régime de sécurité sociale, par un ensemble constitué d’une population éligible unique, de règles uniformes et d’une caisse unique. »
Et de montrer la persistance, de facto, de plusieurs régimes distincts et de plusieurs caisses distinctes.
Le fond de l’affaire est également souligné :
« Le Conseil d’État constate que le projet a pour objectif de stabiliser la dépense liée aux retraites à 14% du PIB. Or le nombre de personnes de plus de soixante-cinq ans étant appelé à augmenter de 70% d’ici à 2070, il appelle l’attention du Gouvernement sur la nécessité, pour le cas où le maintien du niveau relatif des pensions individuelles serait assuré par une élévation de l’âge de départ à taux plein, d’appréhender l’impact de telles évolutions sur les comptes de l’assurance-chômage, compte tenu du faible taux d’emploi des plus de 65 ans, et les dépenses de minima sociaux, toutes données qui sont absentes de l’étude d’impact du projet de loi. »
Le CE rappelle encore l’exigence constitutionnelle de la solidarité à l’égard des retraités et rappelle :
« que le gouvernement ne saurait toutefois en procédant ainsi, sans motif d’intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations dans des conditions contraires à la garantie des droits proclamée par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (Conseil constitutionnel, décision n° 2013-682 DC 19 décembre 2013, cons. 14 ; Conseil constitutionnel, décision n° 2017-685 QPC du 12 janvier 2018, cons. 9). »
Le CE note encore que derrière de discours sur le régime universel, se cache une détérioration potentielle de la situation de toute une série de retraités :
« les régimes d’assurance vieillesse qui sont maintenus au sein du système universel de retraite voient leur consistance réduite à leur plus simple expression, celle du rattachement juridique que constitue l’affiliation des assurés. Le Conseil d’État considère que la disparition des solidarités financières internes à chaque régime comme celle des corpus de règles spécifiques dont aucune ne pouvait être envisagée isolément, remet ainsi en cause les conditions d’application de la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme du Conseil d’État qui, en principe, retient comme inopérante l’invocation du principe d’égalité pour contester les différences de traitement opérées entre assurés relevant de régimes distincts (ex. Conseil constitutionnel, décision n° 2001-4). »
La deuxième partie de l’avis n’est pas moins intéressante. Le Conseil d’État commence par soulever une « petite » question : l’institution d’une caisse nationale de retraite universelle conduit à modifier le périmètre de la Sécurité Sociale et la juridiction administrative suprême suggère que le gouvernement ne bénéficierait peut-être pas de ce droit ! Concernant le financement, le Conseil d’État fait également remarquer que le gouvernement a introduit de nombreuses mesures dont la constitutionnalité n’est pas garantie.
La suite, plus technique confirme les généralités exposées dans la première partie. Nous nous contenterons de ce premier coup d’œil, bien plus précis que celui que l’on peut trouver dans la presse, pour conclure que le Conseil d’État valide, de fait, les critiques émises par les organisations syndicales et en particulier les positions très argumentées de la CFE-CGC. Logiquement, donc, la réforme des retraites a du plomb dans l’aile et la sagesse voudrait que le gouvernement retirât sans plus attendre sa copie pour permettre au pays de retrouver un peu de calme. Mais on ne peut guère s’attendre à une telle issue. Les premières réactions du gouvernement à l’avis du Conseil d’État conduisent à s’interroger sur la santé mentale des gens qui nous gouvernent. Le gouvernement adopte son projet de réforme en Conseil des ministres, comme si de rien n’était – l’avis du Conseil d’État n’est que consultatif – et plusieurs membres du gouvernement se félicitent de cet avis qui va leur permettre de donner des réponses ! Macron et ses séides ne sentent tenus par rien et s’essuient les pieds sur les institutions de la république et sur les « corps intermédiaires ». Macron nous proposait « d’essayer la dictature ». C’est très exactement ce qui est engagé : un essai de dictature.
Il faut prendre la mesure de ce qui arrive. Avec l’avis du Conseil d’État, c’est une fraction de « l’État profond » qui lâche Macron. On sait que Macron n’est seulement le pantin des milliardaires des médias. Il est surtout le candidat d’une fraction de l’État, l’inspection des finances, une bonne partie de la magistrature et tous les membres corrompus de la haute fonction publique qui trouvent dans le macronisme un moyen de réaliser ce que la bureaucratie soviétique avait fait au moment de la chute de l’URSS, obéissant au vieux slogan de Woody Allen : prend l’oseille et tire-toi !
L’avis du Conseil d’État atteint en plein cœur ce consensus technobureaucratique ; le Conseil d’État souligne, dans la langue euphémisée des conseillers, que cette réforme pourrait violer la Constitution et mettre à bas le « contrat social », c’est-à-dire la norme fondamentale sur laquelle repose, en théorie, la république.
Deux conclusions s’imposent :
Poursuivre la mobilisation pour obtenir le retrait du projet de réforme
S’organiser pour défendre la république contre le coup d’État sournois de la clique macroniste.
Messages
1. De la crise sociale à la crise institutionnelle, 25 janvier 2020, 21:12, par jean bachelerie
Excellente analyse de l’avis du conseil d’état, soulignant la gravité des atteintes aux droits des salariés, des retraités, à la constitution, le creusement des inégalités qui modifiera en profondeur la vie de notre pays.