Le premier risque est celui de l’éclatement d’un Royaume désormais désuni. C’est l’Ecosse bien sûr, inutile d’y revenir, qui veut récupérer sa liberté perdue en 1707 après huit siècles et demi d’indépendance, et qui ne comprend pas la dernière trouvaille pour la lui refuser. On connaissait cette célèbre apostrophe de Rousseau qui disait que le peuple anglais n’est libre qu’une fois tous les cinq ans ; Boris Johnson a annoncé à la nation écossaise qu’elle n’aurait à nouveau le choix que lorsqu’une nouvelle génération serait en âge de voter. On se doutait bien que l’adulation du suffrage universel par les Tories trouverait ses limites idéologiques, mais là ils font très fort : on ne vote qu’une seule fois dans sa vie, l’urne n’est qu’une lampe d’Aladin avec un seul vœu. Les souverainistes ne peuvent toutefois que soutenir la volonté de l’ancien royaume des Stuart, exprimée lors du référendum de 2016 et des élections générales de 2019 – et les Français en particulier en mémoire de l’Auld Alliance – de ne pas se voir imposer une nouvelle fois sa destinée : s’il veut rester dans l’Union Européenne, on pourra toujours y trouver à redire mais c’est son choix souverain.
Nos démocrates new age lui opposent le résultat du référendum de 2016. Mais, même sans particulariser les votes écossais et irlandais, 51,9 % de oui sur 72,2 % de participation font une minorité de 37,5 % des électeurs inscrits favorables au Brexit. Les élections générales de fin 2019 n’ont rien changé : le bloc Johnson-Farage a recueilli 45,6 % des voix, soit moins que le bloc Corbyn-Swinson-Sturgeon qui a totalisé 47,7 %. Pour un taux de participation de 67,3 %, les députés brexiters pur jus représentent donc 30,7 % des électeurs inscrits. Le scrutin britannique, « first past the post », accentue la victoire du parti arrivé en tête dans le maximum de circonscriptions, mais ça ne fait pas pour autant une majorité favorable au Brexit selon BoJo. Peut-on se jeter dans l’incertain avec une telle base électorale ? Pourquoi pas, n’est-ce pas l’art de la politique ? Mais pas au point, comme clament ceux qui masquaient mal leur anti-parlementarisme lors des débats de l’automne dernier, de se réjouir aujourd’hui que les Communes ne soient plus qu’une chambre d’enregistrement. Il ne faut pas confondre les Communes avec notre Assemblée Nationale où sévit une majorité de lapins-crétins. A cet égard l’anti-européisme compulsif de nombre de nos Frexiters est de mauvais aloi, et on a vu le soir du Brexit un aréopage rescapé du casino de Vichy, hystériser la sortie du Royaume Uni sans s’interroger sur l’après. Et l’après, c’est maintenant.
Car il y a l’Irlande. On pourra tortiller du cul tant qu’on voudra, le compromis lâché par Michel Barnier n’a aucun sens : si Londres signe des accords de libre-échange, notamment avec les Etats-Unis, qui ouvrent les frontières à des importations qui ne respecteront pas les normes européennes – et c’est bien ce que BoJo a l’intention de faire –, alors il faudra reconstituer la frontière entre les deux Irlandes. Mais le Congrès américain a déjà prévenu l’été dernier qu’il n’était pas question de torpiller le Good Friday Agreement. Dit autrement, toute signature d’un accord avec les Etats-Unis impliquera côté européen la reconstitution d’une frontière physique, tandis que le Congrès a déjà conditionné cet accord au maintien du statut actuel. Injonctions paradoxales, dont personne ne sait à cette heure comment sortir.
Il y aurait pourtant une solution très simple : la réunification de l’Irlande, en cette année 2021 qui sera le centenaire d’une mutilation territoriale absurde. Les élections aux Communes de 2019 ont vu les nationalistes gagner davantage de sièges en Ulster que les Unionistes qui se sentent lâchés par Londres. Les élections législatives d’Irlande, qui viennent d’avoir lieu, ont vu le Sinn Fein dépasser les deux autres partis traditionnels. La question de la réunification est de nouveau posée, nouvel élément de l’équation que va devoir résoudre BoJo.
Mais il y a une seconde solution, qui se nomme TAFTA. Car il n’y a pas que l’Union Européenne, l’Ecosse ou l’Irlande, il y a aussi ce larron qu’est l’Amérique, en embuscade et bien décidé à user du Brexit pour faire céder la résistance européenne. Trump vient de remettre le sujet sur la table, dans son style inimitable. Et ce serait une faute pour les Anglais que de se croire indispensables dans cette négociation, et encore plus d’envisager de jouer les go-between pour gagner sur les deux tableaux. BoJo va se trouver simple pion dans la négociation entre deux mastodontes, puisque ce qui intéresse Trump n’est pas le marché insulaire mais le marché continental.
Les Américains n’ont de toute manière pas besoin des Anglais pour forcer la porte de Bruxelles, et Londres n’a rien à leur proposer : plus d’industrie si ce n’est déjà sous capitaux étrangers, presque pas d’agriculture, des services financiers par définition non-territorialisés (mettre un drapeau sur des ordinateurs n’a aucun sens). Les Treize colonies d’Amérique du nord ne feront pas de sentimentalisme.
Quant au fantasme d’un renouveau du Commonwealth, seuls les afficionados de The Crown y croient. Quel intérêt l’Australie tournée vers le Pacifique, ou l’Afrique du sud préoccupée de son continent, auraient à privilégier les relations commerciales avec l’ancienne puissance coloniale au détriment de celles avec l’Union Européenne ?
D’autant que Bruxelles profite déjà du Brexit pour relancer un certain nombre de négociations sur des accords bilatéraux, de libre-échange ou à la carte, et couper l’herbe sous les pieds de Londres. La relance éventuelle des négociations sur le TAFTA est dans cette perspective. Alors qu’on aime ou pas l’Union Européenne, et à défaut d’en sortir d’ici le 31 décembre prochain, il va falloir se serrer les coudes pour prévenir cette solution au problème irlandais, que Washington va présenter ainsi : si vous ne pouvez fermer l’entrée à nos produits via l’Irlande, alors faisons simple et acceptez-les partout en Europe !
Avis aux Frexiters mentionnés précédemment : il ne s’agit plus de prouver que les Anglais ont eu raison de sortir, ça les regarde et nous ne sommes pas sujets de Sa Gracieuse Majesté, mais de défendre nos intérêts qui ne sont plus les leurs. Il en va de notre commerce, de notre industrie, de nos services comme de nos normes environnementales ou sanitaires. On entend les cris d’orfraie sur cette Europe émasculatrice, totalitaire, qui se vengera de ce qu’elle n’a pu empêcher et tentera de reléguer la vieille Angleterre en seconde division. Mais il ne s’agit pas de démontrer la faisabilité d’un éventuel Frexit en acceptant le diktat américain. De toute manière nous n’aurions pas ce problème d’une frontière interne et d’une composante historique qui veut reprendre le large, nos cas de figure étant ultramarins. Le précédent britannique ne nous sera pas d’une grande utilité le jour venu.
Européens comme Américains, les premiers pour ne pas réduire à néant un demi-siècle de réglementation, les seconds pour détacher définitivement leur ancien colonisateur du reste du continent, vont plutôt pousser les Anglais dans le corner d’un Brexit no-deal, chacun ayant finalement avantage et intérêt à un isolement et à un éclatement du Royaume Uni. Tout le monde va jouer au poker menteur, BoJo en premier qui s’est mis un compte-à-rebours d’autant plus intenable que le Congrès américain sera aux abonnés absents, élections obligent, fin octobre, et que Londres n’aura que Bruxelles comme contradicteur à deux mois du couperet. Quand bien même Trump serait réélu, le Congrès sortant ne prendra pas le risque de ratifier entre Noël et le jour de l’an un traité conclu à l’arrache. Ainsi même si à la chasse à courre, comme disent les Anglais, le renard a sa chance, il va falloir à BoJo de sacrés talents de barreur.
Surtout qu’in fine il lui faudra revenir aux Communes, ce sont elles qui trancheront, ce sont elles qui, depuis l’arrêt de la Cour Suprême du 24 septembre 2019, détiennent le pouvoir, c’est d’elles que le gouvernement prend ses ordres. C’est comme sous la Convention, le régime parlementaire a ceci de très emmerdant qu’il faut que ça se finisse par un vote des députés. Or il y a à Westminster une majorité diverse, beaucoup d’élus Tories viennent d’anciennes circonscriptions longtemps tenues par le Labour qui savent qu’en cas de Brexit no-deal, il faudra penser à achalander les linéaires des Tesco avec autre chose que du bœuf de Salers ou du Parmigiano Regiano. Il y a surtout les indépendantistes du SNP, sur-représentés par rapport au poids démographique de l’Ecosse, qui savent donner de la voix et qui vont eux-aussi jouer au poker menteur, tout en négociant à Bruxelles et en saisissant la Cour Suprême sur la question du référendum. C’est là l’immense avantage d’une assemblée représentative, que le débat contradictoire ne se limite pas à une campagne électorale. Ça s’appelle la démocratie, et c’est aussi complexe que l’astronomie.
Henri Poincaré avait relevé que la physique à deux corps n’a jamais soulevé de grandes difficultés, à tel point que les modèles pour la gérer sont relativement indifférents. Ainsi les heures de lever et de coucher du soleil peuvent être annoncées sur de longues périodes avec la physique de Ptolémée. Mais quand on passe à trois corps et plus, même la physique de Copernic et Newton est incertaine à long terme. Ce qui va se jouer pour le dénouement du Brexit met en jeu plus une demi-douzaine d’intervenants (en comptant l’Union Européenne pour un seul joueur) mais va se résoudre à Westminster le soir du prochain réveillon. Et personne ne peut prédire dans quel sens.