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Le virus tue, le capital exécute

19 mars – 26 mars 2020

vendredi 27 mars 2020, par Antoine BOURGE

Le point commun entre la loi « d’urgence sanitaire » qui met en pièce le droit du travail en France et les 2000 milliards de dollars mis sur la table par Trump ? Continuer à alimenter le moloch sous peine de voir tout l’édifice économique et financier, déjà fissuré profondément, sombrer.

SPÉCULATION A MORT

Sur tous canaux médiatiques deux bilans s’imposent chaque jour : la variation des indices boursiers et le nombre de morts liés au Coronavirus. En apparence pas de lien ? Détrompez-vous.

Dans la Le Canard Enchaîné du 25 mars, Hervé Martin met en évidence les extorsions auxquelles est en train de livrer le patronat :
« (…) si les cours se sont effondrés, les dividendes, fixés avant la débâcle, sont restés inchangés. Très élevés, donc, l’année 2019 ayant été faste pour le CAC... (…) Tous les grands groupes du CAC 40 s’apprêtent ainsi à verser des dividendes plantureux, et, avec un modeste 9,75%, Total ferait presque pitié. »

Évidemment dans le contexte actuel, il ne faudrait pas le crier sur tous les toits, et le gouvernement fait profil bas, sans toutefois interdire les indécences précitées :
« Méfiance, tout de même : cette générosité pourrait sait-on jamais, donner une image de profiteur de crise. Airbus a donc annoncé, le 23 mars, qu’il annulait cette année tout versement de dividende. (…) « Ce sera notre position dans toutes les entreprises où l’État a des participations », précise [un porte parole de Bercy]. »

Pis. Trouvé sur L’Humanité cet article de Clotilde Mathieu montre jusqu’où la spéculation peut aller, sous couvert des meilleurs intentions :
« (…) les concepteurs du CoronaCoin ont créé 7 604 953 650 « jetons » (actifs – NDLR), représentant la population mondiale, lesquels ont été liés aux données de l’Organisation mondiale de la santé sur le virus. Si bien qu’au fur et à mesure que l’épidémie prend de l’ampleur, plus exactement à mesure que le nombre de personnes infectées ou décédées augmente, le nombre de jetons diminue. ».

Et plus loin :
« Ce « jeu » macabre est révisé tous les deux jours. Et « l’offre est non monnayable », contrairement au Bitcoin, si bien qu’aucun nouveau CoronaCoin ne peut être créé. Ce qui fait qu’à chaque fois que le virus infecte ou tue, le prix grimpe virtuellement. « Certaines personnes pensent qu’une grande partie de l’approvisionnement sera brûlée en raison de la propagation du virus, alors ils investissent », explique l’un des développeurs. Ces investisseurs peuvent ensuite acheter ou vendre les jetons numériques sur les échanges en ligne et remplir les poches des développeurs.
Pour faire passer leur sinistre business pour un geste héroïque, les créateurs ont indiqué que le CoronaCoin avait été lancé pour contribuer à « l’effet de secours ». Et d’affirmer qu’environ 20 % de l’approvisionnement seront alloués à des dons mensuels à la Croix-Rouge. »

Tout cela en dit long sur la crise profonde du capitalisme qui, pour survivre, trouve encore le moyen d’utiliser les morts comme matière à profit.

Les marchés financiers vont-ils fermer ? Bien sûr que non ! La crise n’est pas encore assez grave ! Comme le fait remarquer Jack Dion sur son compte Facebook :
« Le gouvernement a décidé de fermer les marchés ouverts pour protéger du Coranovirus mais il laisse ouverts les marchés financiers qu’ils aurait fallu fermer pour se protéger du Krachvirus. »

On trouve sur Boursorama l’édifiante absence de dilemme que suscite la fermeture des Bourses mondiales chez les financiers de tous bords :
« Il serait irresponsable de fermer le marché ’à chaque fois qu’on n’aime pas la direction qu’il prend’, avance de son côté Quincy Krosby, responsable de la stratégie des marchés chez Prudential Financial. »

La responsabilité n’est visiblement pas la chose la mieux partagée du monde... On pourrait très bien se passer des Bourses et de leur activité parasitaire (lire ou relire à ce sujet « Pour relancer l’économie... Et si on fermait la Bourse... » publié en 2010 et disponible sur le site du Monde Diplomatique) mais on ne peut pas se passer des hôpitaux et des personnels soignants.

DEPOUILLER PUIS RELANCER... ET SE GAVER A NOUVEAU

La lutte contre le coronavirus démontre que les décisions politiques n’ont été inspirées que par la recherche du moindre coût, la réduction au minimum des services publics et aucune vision à long terme.

Dépouiller

Récemment, F. Lordon, sur son blog Monde Diplomatique, pargeait ses réflexions sur les conséquences de la crise économique organisée par les politiques publiques dans le domaine hospitalier et de la recherche :
« C’est bien sûr l’hôpital, en avance sur la finance, qui offre le spectacle le plus saisissant du krach général. Le néolibéralisme y a concentré ce qu’il avait de meilleur. La désorganisation est totale, la rationalité néomanagériale à son sommet d’irrationalité, tout a été méthodiquement détruit. Comme l’explique une tribune récemment parue, le bed management dont s’enorgueillissait Agnès Buzyn il y a peu encore, qui soumet l’organisation au seul critère des flux tendus et du zéro-lit-libre — comme une entreprise lean recherche le zéro-stock, puisqu’il est de soi que gérer des flux de malades (les malades sont des particules de flux) ou de pièces détachées, c’est idem —, le bed management, donc, fait connaître toutes ses vertus : lean mais incapable de reprendre le moindre choc de charge. Bien avant le virus, le monde hospitalier se criait déjà au bord de l’effondrement ; on imagine avec. Il ne faut pas se faire la moindre illusion : le gouvernement ne récupérera ni les 3 milliards d’ISF ni quelque partie des 10 milliards de CICE pour les donner à l’hôpital, mais on peut parier tout au contraire que, l’épidémie passée, et quelques tapes dans le dos distribuées devant les caméras, l’agonie managériale reprendra son cours à l’identique.

Le cas de la recherche, bien sûr est différent, mais pas moins illustratif : on a pu lire ce témoignage de Bruno Canard, spécialiste au CNRS des coronavirus (4), qui raconte les merveilles de la gestion de la recherche « par projet » : incapable de continuité de long terme, soumise aux aléas des sujets « sexy » et aux fluctuations de la mode, soumettant les chercheurs à l’inepte bureaucratie des appels d’offre. Bref : sa recherche sur les coronavirus entamée au début des années 2000 a été mise en cale sèche, privée de financement par le revirement des tendances du glamour académique-institutionnel. En matière de recherche, par définition, on ne sait jamais quoi débouche quand comment, mais on se dit tout de même qu’avec quinze ans de continuité on en saurait un peu plus. Comme à l’hôpital : sitôt la parenthèse fermée, la destruction managériale poursuivra, c’est-à-dire : on surréagira en mettant le paquet sur les coronavirus, mais en asséchant d’autres recherches dont l’utilité perdue n’éclatera que dans une décennie. »

Relancer

En conséquence de la crise liée au coronavirus, l’ensemble des pays dits développés doit aujourd’hui réinjecter des milliards dans le système. Mais à qui profiteront ces milliards ? Une piste de réponse proposée sur Révolution Permanente :
« Il ne fait plus beaucoup de doute, comme l’indique le FMI, qu’en 2020 survienne un épisode de récession au moins comparable à celui qui a suivi la crise des subprimes. À l’échelle mondiale, le PIB pourrait baisser de 1,5 % et jusqu’à 3,3 % dans les pays riches. Ce coup pourrait être particulièrement dur à encaisser, compte tenu du niveau de dette élevé des entreprises, et le chômage massif pourrait encore empirer la situation pour beaucoup d’entreprises. En d’autres termes, c’est le risque d’une dépression de l’économie mondiale qui est aujourd’hui à l’ordre du jour.
Ce jeudi, les pays membre du G20 ont promis un total de 5 trillions de dollars. C’est une véritable pluie de milliards qui est jetée dans ce qui semble être un gouffre sans fond.
Face à cette débauche de moyens financiers, il faut se demander « qui va payer ? » En effet, les milliards d’argents publiques disponibles pour sauver le patronat font suite à des années d’austérité, où, comme le disait Macron, « il n’y a pas d’argent magique », à l’opposé du « l’État paiera ». Les politiques d’austérité qui se sont généralisées ces dernières années étaient elles-mêmes des conséquences des sauvetages des banques qui avait nécessité beaucoup d’argent public.
Les milliards qui sont déployés pour assurer les capitalistes seront amortis, eux-aussi, sur l’ensemble des travailleurs, par un approfondissement des politiques néo-libérales. De la même façon, la volonté d’affaiblir le code du travail pour faciliter la relance de l’économie correspond à une volonté similaire : celle de faire payer le prix de la crise aux travailleurs. »

Se gaver à nouveau

La soudaine conversion du gouvernement au retour de l’État providence est contredit jour après jour par les décisions prises. Les prêches de solidarité et d’unité nationale ne valent pas pour les actionnaires et les banques.

Les aides d’État débloquées ne dispenseront pas les actionnaires de se gaver, comme nous l’explique Martine Orange sur Mediapart :
« Alors que le gouvernement américain prévoit expressément que les entreprises qui procèdent à des rachats d’actions et distribuent des bonus seront exclues du plan de relance de 2 000 milliards de dollars qu’il s’apprête à lancer, que le gouvernement allemand demande à tous les groupes de renoncer à leurs dividendes et à leurs bonus, que le gouvernement suédois a interdit à ses banques de verser le moindre dividende cette année afin de préserver leur trésorerie, le gouvernement français se tait. Il ne demande rien.

« Ce qui me frappe dans le discours de Bruno Le Maire, c’est cette mise en scène de la faiblesse de l’État vis-à-vis de certains. Le gouvernement remet en cause les acquis sociaux, le droit du travail dans les ordonnances. En revanche, il refuse de rétablir l’ISF ou même de remettre en cause les dividendes. Il porte une injustice sociale incroyable, à un moment où il y a besoin de montrer de la solidarité », relève l’économiste et eurodéputée, membre de Place publique, Aurore Lalucq. »

MOURIR POUR SURVIVRE

La incurie du gouvernement français s’illustre sans faille dans le manque de protection de ses agents mobilisés ou encore des salariés de services indispensables comme l’alimentation, les pompiers, la poste... L’appel à la mobilisation générale et au sacrifice n’a d’égal que la morgue à défendre le capital.

Sacrifices publics

On trouve dans Charlie Hebdo un parallèle entre la débâcle de 1940 et les prises de décisions gouvernementales :
« Cette génération de hauts responsables de la santé en France est en train d’entrer dans l’Histoire comme les généraux de l’armée française en 40. Une caste de petits chefs, de techniciens imbus de leur position, de leur suffisance, qui, face au coronavirus, avaient une guerre de retard, comme la plupart des généraux de 1940, qui se croyaient encore en 1918.

Ceux qui en payent le prix, ce sont les morts de plus en plus nombreux, mais aussi les médecins et soignants qui se sacrifient en y laissant leur peau, pour rattraper des erreurs dont ils ne sont pas responsables. C’est toujours le troufion de base qui paye de sa vie la nullité de sa hiérarchie. »

Avec le confinement les forces de l’ordre sont elles-aussi mises à rude épreuve et n’ont aucune garantie pour la protection de leur santé. Lu sur Marianne :
« (…) les consignes du ministère de l’Intérieur interdisent toujours aux policiers de porter des masques sur la voie publique. « Ce n’est pas indispensable », clame Beauvau, qui semble surtout avoir pour objectif caché d’économiser un matériel en trop petites quantités.

Avec le confinement, le décalage entre ces consignes et la communication gouvernementale apparait abyssal. Alors que tous les spécialistes insistent sur le port des masques pour protéger les soignants, les policiers doivent toujours effectuer leurs contrôles nez au vent… Le 19 mars, les sept principales organisations syndicales de la police écrivent un premier courrier à Christophe Castaner, le ministre de l’Intérieur : « Vous persistez à dire que les policiers ne sont pas en risque ! Non seulement ils sont en risque, mais ils sont aussi potentiellement vecteurs de propagation de ce virus, à l’endroit de la population contrôlée, de leurs collègues, de leurs proches, de leurs familles. Ce danger que vous leur faites courir ne peut pas être entendu, encore moins compris, par les personnels que nous représentons. Souhaitez-vous prendre le risque de mettre de nombreux services de police hors d’état de fonctionnement comme cela a été le cas pour le commissariat de Sanary-Sur-Mer ? » (…). »

Les banderoles brandies lors des manifestations des personnels hospitaliers restent dans les mémoires, comme de macabres prévisions : "Vous comptez les sous... On comptera les morts." On trouve dans la Tribune des Travailleurs du 25 mars 2020 un document interne au service de réanimation du centre hospitalier de Perpignan sur la « priorisation des patients », autrement dit choisir qui doit mourir. Contre le serment d’Hippocrate ces pratiques sont indignes :

Du fait de la pénurie de masques FFP2, les agents hospitaliers sont surexposés tant au virus que psychologiquement. Cette information tragique sur 7sur7 souligne la détresse du corps médical, placé dans des conditions d’exercice intenables :
« Daniela Trezzi, 34 ans, travaillait aux départements des soins intensifs de l’hôpital San Gerardo, à Monza (Lombardie, nord de l’Italie). Le stress généré par sa récente contamination l’a sans doute poussée à commettre l’irréparable. »

Et plus loin :
« Selon les statistiques de l’Institut Supérieur de la Santé, publiées ce lundi, 10% des personnes infectées par le coronavirus en Italie sont des professionnels du secteur engagés dans la bataille contre le Covid-19. La Fédération italienne des médecins précisait que 19 d’entre eux étaient décédés de la maladie. »

Sacrifices privés

Pour continuer à faire tourner la machine capitalistique le gouvernement manque moins d’idées que pour protéger ses concitoyens et sauver l’hôpital.

Adoptées fin de semaine dernière, les mesures « d’urgence sanitaire » permettront de renforcer le pouvoir patronal au détriment du code du Travail, déjà attaqué par ce gouvernement. Au-delà de ces dispositions nauséabondes, Marianne souligne combien le capital ne se met jamais en repos et vampirise la masse salariale, quitte à en sacrifier une partie, les patrons font signer des décharges à leurs salariés pour éviter d’être mis en cause en cas de maladie ou de décès :
« ’J’atteste venir exercer mon activité professionnelle de mon propre chef et m’engage à n’exercer aucun recours contre la société XX en cas de contamination par le Covid-19.’ Ce vendredi 27 mars, le Journal du Dimanche fait état de plusieurs documents de cet acabit transmis par des employeurs à leurs salariés. Vous ne rêvez pas : certains patrons font signer des décharges en responsabilité à leurs employés en cas de contamination au travail, afin - croient-ils - d’éviter d’éventuelles poursuites.

Une autre décharge envoyée à nos confrères du JDD laisse le choix au travailleur : prendre des jours de congé (avec ou sans solde), ou bien reprendre le travail “en toutes connaissances de causes et des dangers encourus concernant le Covid-19”, en s’engageant à ne pas se retourner contre l’entreprise “au cas où il/elle serait infecté dans l’exercice de ses fonctions”. Parmi les entreprises soucieuses de ne pas être poursuivies en justice, beaucoup auraient, toujours selon le JDD, été contraintes de reprendre leurs activités sans être couvertes par le chômage partiel, notamment dans les secteur du BTP et de l’industrie.

Comme le précise la jurisprudence dans un arrêt du 22 février 2002 de la Cour de cassation, il s’agit là d’une obligation de résultat : un employeur ne doit pas seulement diminuer le risque, mais l’empêcher, sans quoi sa responsabilité pourra être engagée en cas d’accident ou de maladie en lien avec les conditions de travail du salarié. »

Et les livreurs Uber, Deliveroo... modèles exemplaires du capitalisme libéral. Ils ne sont que de la « chair à canon » comme l’indique Courrier International (26 mars – 1er avril) :
« Dans une grande majorité des cas, « ils n’ont pas d’autre choix que de continuer à travailler car ils ne peuvent pas bénéficier d’indemnités de chômage ou de congés maladie. » Lorenzo Righi, qui travaille pour Deliveroo, s’insurge ainsi : « Nous devons choisir entre rester à la maison et protéger notre santé, sans pouvoir payer les factures, ou continuer à travailler mais en mettant notre santé en danger. »

Et comme nous l’avons vu plus haut, l’hypocrisie atteint son comble quand il s’agit des plus âgés, nos anciens, dont on nous exhorte de prendre des nouvelles régulièrement et qui sont sacrifiés. En effet, plutôt que d’être fournis en masques et gel hydroalcoolique, les Ehpad reçoivent d’autres livraisons prioritaires, comme nous en informe La Montagne :
« Henri Dubreuil, le président de la communauté de communes Pays de Saint-Eloy, gestionnaire des deux établissements [Ehpad]. La journée de mercredi lui a réservé une surprise pour le moins désagréable. Livraison il y a bien eu. Mais pas celle qui était espérée. ’ Ma préoccupation première est l’approvisionnement en masques de protection. Mon sang n’a fait qu’un tour en apprenant que nous venions d’être livrés en housse mortuaires.’ Celles-ci n’avaient pourtant pas été commandées. »

Antoine Bourge
Le 28 mars 2020