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La question militaire

Actualité et retour sur un vieux débat

jeudi 15 février 2018, par Denis COLLIN

Le service national est de retour. Une promesse de campagne nous dit-on. Trois ou six mois et ce sera le travail de l’Armée. Alors que la nation est de facto mise hors jeu par l’intégration européenne, alors que nous ne pouvons plus librement décider de notre budget, voilà que les gesticulations tentent de remplacer une véritable politique d’indépendance nationale.
Il est cependant utile de se poser sérieusement ces questions militaires. Elles ne sont pas des affaires de spécialistes. Mélenchon a défendu un certain nombre de thèses qu’on pourrait dire, sans jugement péjoratif, qu’elles sont plutôt "néo-gaullistes". Mais je crains que la grand majorité des militants de la FI en soit totalement ignorante. Les "no border" niçois qui défilaient sous le drapeau de la France Insoumise doivent difficilement s’accomoder de l’idée de défense nationale ! Pour entamer ce débat, nous publions un article de 1996 paru dans la revue Le Marxisme Aujourd’hui, une revue aujourd’hui disparue et qu’animait Pierre Broué, historien trotskiste réputé.

Dans le numéro 24 de LMA, Pierre Broué nous appelait à prendre la plume sur les questions soulevées à l’occasion de la décision de Chirac supprimant la conscription. C’est en effet une question centrale sur laquelle « la gauche traditionnelle conserve un silence étourdissant ». J’ajouterai qu’il en va presque de même pour la gauche non traditionnelle, y compris les groupes qui se réclament du trotskysme et qui ont, en général, oublié l’insistance du fondateur de l’Armée Rouge sur la nécessité absolue d’une politique militaire du prolétariat.

Plusieurs questions sont ici entremêlées que je vais essayer de traiter une par une.

Quelle est la signification de la décision de Chirac ? Dans quelle politique générale s’inscrit-elle et que révèle-t-elle sur la stratégie à moyen et long terme des gouvernements bourgeois ?

Quelle doit être en général notre attitude à l’égard de la question de la « défense nationale » ? Pouvons-nous nous contenter de quelques slogans sur le « défaitisme révolutionnaire » ?

Quelles revendications précises, susceptibles d’être largement comprises, devons-nous défendre si nous ne voulons pas nous satisfaire du simple rétablissement de la conscription ?

Signification de la décision de Chirac

La suppression de la conscription et l’orientation vers une « armée professionnelle » correspond à plusieurs nécessités stratégiques et non pas comme cela a été dit à un simple besoin d’une armée plus économique ; une armée professionnelle risque en effet de coûter beaucoup plus cher que l’actuel système.

Il s’agit d’abord d’accélérer la réintégration de la France dans le dispositif unifié de l’OTAN. La soi-disant « défense européenne » ne joue dans ce cadre qu’un rôle supplétif comme tout cela avait d’ailleurs été fort bien expliqué dans le traité de Maastricht.

La suppression de la conscription correspond également à un changement des missions de l’armée à l’extérieur. Il ne s’agit plus principalement de mener des guerres classiques du type guerre impérialiste traditionnelle ou guerre coloniale. Dans le cadre du « nouvel ordre international » sous direction américaine, les bataillons français doivent participer aux diverses opérations de maintien de l’ordre et de pacification, de la guerre du Golfe à l’ex-Yougoslavie. Pour cela, l’armée de conscription est particulièrement inadaptée et on a pu tester en ces diverses occasions la difficulté pour l’armée française de mobiliser de manière opérationnelle un effectif un tant soit peu conséquent.

La politique de défense nucléaire française a changé. De la dissuasion du faible au fort, qui suppose un armement nucléaire de terreur massive, on est passé au nucléaire tactique et aux « armes de théâtre » utilisables dans des conflits limités. Cette orientation engagée par Mitterrand1 est poursuivie par Chirac et c’est le sens de l’arrêt des essais nucléaires grandeur nature – la dernière campagne de Mururoa n’a servi que d’écran de fumée pour masquer le sens réel de la politique chiraquienne.

Une des préoccupations essentielles des dirigeants occidentaux est le maintien de l’ordre intérieur. Les dangers d’émeutes urbaines, type Los Angelès, sont prises au sérieux par les états-majors. Des plans « secret défense » définissent les modalités et de répression de ces émeutes éventuelles et de manipulation de l’opinion publique par le contrôle des médias. Pour ces tâches, l’armée de conscription est particulièrement inadaptée – chez les ganaches on doit encore avoir le souvenir des braves pioupious du 17e !

La question de la défense nationale

L’exposé rigoureux du sens de la politique des classes dirigeantes ne saurait nous dispenser d’avoir une réflexion sérieuse sur la question de la défense nationale et du patriotisme. Le nationalisme et l’exaltation chauvine que pratiquent les classes dirigeantes quand le besoin s’en fait sentir n’est une simple intoxication de l’opinion publique aux de guerres impérialistes. D’une part les classes dirigeantes renoncent volontiers à la défense de la patrie quand leurs intérêts sont en cause. Des nobles émigrés pendant la Grande Révolution jusqu’à la divine surprise pétainiste en passant par l’écrasement de la Commune de Paris, les élites n’ont jamais manqué de sacrifier l’amour de la patrie à l’auri sacra fames et le peuple de France a eu maintes fois l’occasion de lier d’un lien solide son patriotisme et la défense des revendications sociales.

Il faut donc distinguer le patriotisme du peuple et le nationalisme des dirigeants. Le patriotisme du peuple a un contenu social libérateur. La défense de la patrie – cet amour de la patrie dont Rousseau disait qu’il est le sentiment nécessaire à tout peuple qui veut un régime démocratique fort – signifie la défense des siens, de son travail, de sa vie, de ses acquis sociaux et même aussi de toutes ces particularités nationales à travers lesquelles se forge une identité. C’est cette arène réelle que nous devons mener le combat, pas dans l’arène imaginaire du mondialisme. Nous sommes prêts à défendre la patrie, mais ce doit être notre patrie, pas celle des « 200 familles » et des trusts et « marchés ». Et pour défendre notre patrie, l’armée doit être notre armée et nous devons avoir notre propre politique militaire et notre propre politique étrangère.2 Evidemment aujourd’hui ni la patrie ni la démocratie ne semblent menacées par une invasion militaire étrangère, mais elles le sont par la soumission des classes dirigeants (« socialistes » compris) à l’impérialisme US. La situation pourrait, en outre, changer du tout au tout, si un gouvernement « vraiment de gauche » entreprenait de rompre avec Maastricht, de sortir de l’OTAN et d’exproprier les trusts « multinationaux ». Un tel gouvernement aurait besoin de tous les moyens, y compris militaires, pour assurer son indépendance nationale.

Il faudrait discuter sérieusement dans ce cadre de notre attitude spécifique à l’égard de l’arme nucléaire. La tartufferie des traités de non-prolifération doit être dénoncée : on réserve aux titulaires officiels de cette arme (par ailleurs membres du Conseil de sécurité de la « caverne des brigands » qu’est l’ONU) le monopole d’une arme qui n’a même plus l’excuse de l’équilibre de la terreur et qui est ouvertement destinée au maintien de l’ordre et à la dissuasion à l’égard du « Sud ». Je ne crois pas non plus que le nucléaire stratégique de l’ancienne doctrine gaulliste puisse être défendu. Le général Copel a montré, il y a quelques années, que ce n’était qu’une nouvelle ligne Maginot.3 En tous cas, il faut nous demander ce que nous ferions du nucléaire si nous arrivions au pouvoir. J’avoue ne pas avoir de position complètement ficelée, mais je voudrais souligner l’importance qu’il y a à nous poser ces questions maintenant.
La question de la conscription

Il faut d’abord tordre le cou à la vieille idée que l’armée de conscription est un héritage révolutionnaire et qu’elle serait, en soi, démocratique. A Valmy, comme on le sait, ce sont des volontaires qui ont combattu et la conscription correspondit aux besoins des guerres extérieures impérialistes. L’armée chilienne de Pinochet n’était pas uniquement une armée de métier. Si Trotsky demandait qu’on ne s’oppose pas à la conscription américaine en 1940, c’était dans une situation assez particulière. Et je voudrais rappeler que l’opposition à la conscription a été un puissant facteur de développement du mouvement anti-guerre aux USA pendant la guerre du Vietnam, tout le mouvement des rappelés en France pendant la guerre d’Algérie. Dire « on rétablira la conscription en 98 », comme le proposent certains de nos amis, c’est faire l’économie d’une réflexion sérieuse.

La conscription n’a pratiquement aucun soutien dans les jeunes générations et ses anciennes justifications (brassage social, etc.) ne correspondent plus à rien. L’idée de service civil en remplacement ou en complément du service militaire est une idée réactionnaire dont le seul but est de procurer du travail gratis supplémentaire et d’accroître ainsi les difficultés des jeunes. Dans les lycées, on remplace les MI/SE par des appelés du contingent ! Pour tous, le service militaire, c’est essentiellement perdre un an, sans aucune formation militaire réelle. C’est aussi souvent le lieu des brimades, des humiliations et de l’embrigadement de la jeunesse.

Pourquoi la gauche au pouvoir n’a-t-elle pas réduit le service militaire au temps des classes (1 à 2 mois) complété par des périodes de 4-5 jours tous les ans qui n’ont aucun besoin d’être effectués dans des casernes à 500 ou 1000 km de chez soi ? Pourquoi pas une organisation systématique de la défense civile et une formation de toute la population aux techniques de résistance passive ? Ce serait là un moyen d’assurer la défense du pays de manière efficace et de rendre difficile toute invasion classique. Pour les capitalistes, ce serait évidemment inacceptable car serait le spectre du « peuple en armes » qui se dresserait, mais ce serait un vraie école de civisme et de politique.

Il faudrait évidemment maintenir une armée de métier. Mais là encore de profondes réformes de structure permettrait de la démocratiser, incluant, aux moins en temps de paix, l’existence de tous les droits démocratiques dont bénéficient les fonctionnaires (y compris les droits syndicaux, car le militaire de métier doit aussi gagner sa vie, s’occuper de sa famille, etc.) et la mise en place de commissaires élus à tous les niveaux pour contrôler cette institution spéciale qui détient le monopole des armes. Il faudrait également des procédures de contrôle démocratique des écoles militaires.

Voilà de bons moyens de réconcilier l’armée et la nation. Mais ils supposent la rupture avec les classes dirigeantes et leurs conseillers et experts.