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Quand la loi affaiblit des syndicats

Un coup fatal contre les droits des travailleurs

samedi 27 février 2021, par Antoine BOURGE

« Prête moi une loupe s’il te plaît… Je suis à la recherche d’un syndicat indien ! » Pour les travailleurs si le scenario actuel se poursuit l’Inde fera-t-elle face à un nouveau malheur ? Cette situation paraît inimaginable pour un pays comme l’Inde, avec ses 468 millions d’actifs, ses 16 154 syndicats reconnus et ses nombreux syndicats non reconnus puisque 93 % de la force de travail ressort du secteur informel.

Un point d’achoppement majeur entre les syndicats majoritaires, les fédérations indépendantes, les associations de divers secteurs et le gouvernement du parti Bharatiya Janata (parti du peuple) est l’incapacité de ce dernier d’apporter une réponse aux syndicats et son refus jusqu’à maintenant de dialoguer avec quelque syndicat que ce soit. D’après les syndicats le gouvernement met à rude épreuve le tripartisme. Cela paraît d’autant plus évident que le gouvernement rechigne à organiser la Conférence indienne du travail (CIT). Aucune CIT ne s’est tenue au cours des quatre années passées. A défaut, le gouvernement continue ses attaques agressives contre l’existence et les moyens de subsistance des travailleurs. Les syndicats sont convaincus que le gouvernement fera tout son possible pour modifier le droit du travail et faire en sorte qu’il soit favorable à l’employeur. Et cela ne sera pas sans conséquences. L’attitude du gouvernement s’est traduit par sa précipitation à réécrire 44 lois centrales dans un code en comptant 4, en ignorant les propositions faites par les syndicats. Ces modifications sont faites de telle manière que stabilité et sécurité de l’emploi deviennent des concepts utopiques.

Une vue d’ensemble des politiques, lois, réglementations, les nouveaux codes du travail et les réglementations sur le travail revues et corrigées (encouragées par l’attitude bureaucratique et intraitable du gouvernement indien) révèlent la condition de la classe laborieuse en Inde aujourd’hui.

Nouvelles lois : quels avantages pour les travailleurs ?

Le ministre du travail, en accord avec les recommandations de la 2e Convention nationale pour le travail, a instauré quatre Codes du travail (le Code des salaires, le Code du dialogue social dans l’industrie, le Code des risques professionnels, la santé et les conditions de travail, et le Code de la sécurité sociale) qui simplifient, fusionnent et rationalisent les dispositions existantes prévues par les Lois centrales sur le travail. Les deux chambres (la Lok Sabha et la Rajya Sabha [1]) ont voté en faveur de ces Codes, qui par la suite sont devenus lois après validation présidentielle.

Selon M. Santhosh Kumar Gangwar, le secrétaire d’État à l’emploi et au travail, les Codes du travail ont été adoptés avec l’objectif d’équilibrer les intérêts, les droits et obligations des employés et des employeurs dans le pays et ces textes se révèlent être des jalons pour le bien-être des travailleurs et un changement historique des règles qui permettront d’accorder les besoins des travailleurs, des industriels et des autres acteurs concernés.

Le premier ministre Nerendra Modi a tweeté et a dit à de nombreuses reprises que les réformes du Code du travail encourageront et faciliteront le business et que ces lois futuristes redonneront du pouvoir aux entreprises par la réduction des lois contraignantes, de la surenchère administrative et du contrôle du Raj [2]. A ses yeux, les réformes du droit du travail attendues depuis longtemps et réclamées à cor et à cri vont permettre la maîtrise du pouvoir technologique pour améliorer les conditions de travail des ouvriers et le progrès de l’industrie, assurer le bien-être des ouvriers et donner un coup de fouet à la croissance économique de l’Inde.

Pourquoi alors la classe ouvrière est-elle vent debout contre ces quatre lois ? Refondre 44 régimes de lois sur le travail en 4, c’est ce que le gouvernement a fait en instaurant les nouveaux Codes du travail. Regardons de plus près ce qu’ils contiennent.

Le Code des salaires de 2019 a été publié au Journal Officiel de l’Inde le 8 août 2019. Sa formulation reprenait quatre textes de loi existants : la loi sur le paiement des salaires de 1936, la loi de 1948 sur le revenu minimum, la loi de 1965 sur le paiement des heures supplémentaires et la loi de 1976 sur l’égalité de traitement. Contrairement aux lois précédentes qui ne concernaient que 40 % des personnes employées, le nouveau Code des salaires est supposé encadrer tous les secteurs du salariat, c’est-à-dire environ 50 millions de travailleurs.

Un élément de ce cadre unique revendiqué par le gouvernement est un Revenu National Plancher (RNP) qui serait fixé par le gouvernement central et les gouvernements des États, alors que ceux-ci fixaient déjà un salaire minimum, qui maintenant ne peut excéder le RNP mais pourrait pour des raisons spécifiques à un État être augmenté.

Les syndicats expliquent que le Code des salaires tourne au seul avantage de l’employeur en détournant et diluant presque toutes les dispositions en faveur des droits des ouvriers et des employés. Pour prendre un exemple et dévoiler le boniment du gouvernement, les syndicats pointent du doigt d’une part que le gouvernement annonçait le 10 juillet 2019 que le revenu national plancher était fixé à 178 Rps par jour (soit environ 1,90 €, et plafonné à 4628 Rps pour 26 jours), aucun gouvernement local ne peut fixer un revenu minimum plus bas pour les travailleurs. D’autre part, le Code des salaires, malheureusement, ne prévoit aucune marge de manœuvre de ce genre, et rend obligatoire pour un gouvernement local de se plier au minimum fixé. Déclarer que le salaire minimum soit de 178 Rps est consternant car dans 31 localités (États et territoires rattachés), le salaire minimum en vigueur est bien au-dessus des 178 Rps journalières. Les syndicats craignent que cette annonce gouvernementale ne permette aux gouvernements locaux et aux employeurs d’abaisser le salaire minimum à 178 Rps.

D’autre part, le gouvernement a nommé un groupe de 7 experts pour calculer le montant d’un RNP et dont les recommandations portaient à 375 Rps journalières le RNP et à 1430 Rps l’aide au logement pour les travailleurs résidant en ville. Balayant d’un revers de la main ces propositions, le ministre du travail a tranché en fixant à 178 Rps journalières le RNP, octroyant une augmentation de 2 Rps par rapport au précédent revenu minimum établi à 176 Rps.

« Que dire des appels des syndicats pour un salaire minimum de 18000 Rps mensuelles quand le gouvernement résolument sous l’emprise du lobby des entreprises privées n’a même pas eu l’audace d’appliquer les recommandations de son propre groupe d’experts, comptant parmi eux des bureaucrates triés sur le volet » faisait remarquer le camarade Tapan Sen, secrétaire général du Centre pour les syndicats indiens. Cela est bien faible pour résorber les inégalités de salaires entre les travailleurs quand 57 % des salariés en CDI gagnent moins de 10000 Rps par mois et pratiquement 60 % des travailleurs occasionnels moins de 5000 Rps par mois. Pour permettre à l’employeur d’extorquer sans entrave » le gouvernement va aussi loin qu’il le peut dans l’assignation des ouvriers et employés à vivre dans des conditions inhumaines » a-t-il ajouté.

Le Code sur la sécurité, la santé et les conditions de travail (OSH) de 2020. D’après le ministre de du travail, ce texte a été introduit avec pour objectif principal l’extension de la santé et de la sécurité au travail à tous les travailleurs. L’étendue des dispositions liées à la sécurité, la santé, le bien-être et les conditions de travail touchant neuf secteurs de premier ordre ont été élargies à tous les établissements de 10 employés ou plus dans n’importe quel secteur : industrie, artisanat, commerce, confection ou tout autre métier, dont l’informatique ou les services. Le seul d’application de 10 employés est identique quel que soit le secteur sauf pour les mines et les dockers où le Code sera applicable même pour un seul employé. Pour s’assurer que le Code couvre davantage d’employés, les notions de journalistes en activité et des employés des cinémas en activité ont été modifiées afin d’y inclure les salariés travaillant dans les médias numériques et ceux de la production audio-visuelle en général.

Les centrales syndicales, dans un appel commun, accusent le gouvernement d’être sélectif dans le choix de conserver des dispositions de 13 lois centrales sur le travail en les diluant grossièrement et dénaturant nombre de dispositions relatives aux droits des travailleurs, donnant à l’employeur un ascendant considérable.

« Le Code OSH est totalement anti-ouvrier ; c’est une manœuvre dont le seul but est de satisfaire l’employeur », affirme la camarade Amarjeet Kaur, secrétaire général de All India Trade Union Congress (AITUC) [3]. « En disant que la loi est concerne des établissements de 10 employés ou plus, 90 % des travailleurs du secteur informel : les contrats de sous-traitance, les salariés à domicile, etc. sont tenus hors de ce cadre. De plus, les inspections inopinées des inspecteurs du travail après réclamation d’un employé sur la base de la violation de ses droits sont désormais de l’histoire ancienne. Le code annonce qu’il n’y aura pas d’inspection surprise ; afin d’assurer un suivi de la santé au sein des entreprises, l’employeur devra être averti à l’avance et en bonne et due forme, de manière à gagner assez de temps pour arranger les choses. Si cela n’est pas une parodie, je ne sais pas ce que c’est », moque-t-elle.

Ce Code ne garantie pas une couverture universelle pour l’ensemble des secteurs économiques et de certains types de salariés comme les aides ménagères ou les salariés à domicile, etc. En sont exclus les ouvriers agricoles qui comptent pour 50 % de la population active totale en Inde.

Le Code sur la sécurité sociale de 2020 est une synthèse de neuf lois centrales existantes. Il étend la protection sociale aux intermittents du spectacle, aux employés des plate-formes et aux travailleurs indépendants. Le Comité permanent du travail (2020) recommandait que le Code prévoie un cadre qui permette de mettre en place la sécurité sociale universelle selon un calendrier défini. Il suggérait aussi d’ouvrir la couverture à d’autres entreprises, salariés et types d’allocataires.

La sécurité sociale en tant que droit n’a pas été mise en avant dans le Code, pas plus que les dispositions afférentes, comme cela est prévu par la Constitution. Aucune date d’entrée en vigueur n’est mentionnée, par conséquent ce Code va fragiliser des millions de travailleurs qui n’auront plus de protection sociale. Malgré le tollé le pays tout entier a été témoin des mauvais traitements qu’ont dû subir les travailleurs étrangers pendant la crise sanitaire et le Code n’a rien de plus à proposer pour renforcer la protection sociale de ces travailleurs sans relais pour faire entendre leur voix.

Pour terminer, la pire des réformes – le Code du dialogue social dans l’industrie de 2020 – incorporant les lois Disputes Act de 1947, Standing Orders Act et Trade Unions Act de 1926. D’après le gouvernement, la raison d’être de ce Code est de simplifier des règles sur le travail jugées obsolètes et complexes et par là de faire du milieu des affaires un univers plus rentable et stimuler l’emploi.

Ce Code introduit des modifications à la loi Trade Unions Act de 1926. Auparavant, une entreprise comptant plus de 100 employés devait d’abord demander au gouvernement une autorisation pour mettre la clé sous la porte, licencier ou dégraisser. Tout cela a été amendé pour ne plus concerner que les entreprises de 300 employés ou plus. Ce qui signifie que l’employeur peut embaucher et virer des employés au gré de ses lubies ou envies, et fermer des entreprises sans préavis ou compensation pour les employés. Le Code stipule plus loin que si un syndicat souhaite appeler à la grève il doit prévenir l’employeur 60 jours à l’avance.

Ce Code introduit une mesure concernant « l’emploi à durée déterminé », en donnant aux employeurs la liberté d’embaucher des salariés pour une tâche dont la durée est fixée en fonction de la tâche, qui par définition n’est pas durable. Cela va se solder par le développement accru des contractuels.

De plus, seulement un syndicat réformiste, avec 70 % ou plus de membres inscrits dans les listes du personnel, peut négocier avec les managers sur les conditions de travail.

Un article publié par le CITU (Centre of Indian Trade Unions) critique ces modifications les qualifiant d’irrationnelles, hautement discrétionnaires et dont les dégâts sont extrêmes vis à vis du fonctionnement indépendant des syndicats. Les syndicats ressentent profondément que ces modifications ont la mauvaise intention d’affaiblir les syndicats et de favoriser les syndicats jaunes ou vendus au pouvoir.

Les syndicats protestent bien, mais... !

Le 26 novembre 2020, le mécontentement de la classe ouvrière indienne a trouvé un écho dans la nation toute entière au moment où des millions de personnes ont uni leurs forces pour une journée de grève dans tout le pays. Cette grève est le résultat d’un appel lancé par le programme d’action commun des syndicats centraux afin de protester et faire entendre leur récriminations contre les violations impitoyables des droits. Selon les estimations des syndicats environ 250 millions de travailleurs ont rejoint cette manifestation et donné naissance à une grève générale à l’échelle du pays. « Si l’attitude anti-ouvrière du gouvernement ne change pas, les syndicats indiens vont certainement opter pour la multiplication des grèves de ce genre à l’avenir. La stratégie inflexible du gouvernement est propre à nourrir les protestations », affirme R. Chandrasekhar, le président de l’État du Kerala, membre du Indian National Trade Union Congress et membre de la commission exécutive de l’OIT (Organisation Internatioanle du Travail).

De nombreuses grèves vont certainement avoir lieu. Mais qui s’en souci ?

Sindhu Menon, correspondante


Voir en ligne : International Union Rights


[1Respectivement chambre des députés, dite chambre basse et conseil des États, dite chambre haute. NdT.

[2Ici, cela signifie, avec une connotation péjorative, l’État. NdT.

[3La plus ancienne fédération syndicale d’Inde. NdT.