Il y a vingt ans, Michel Houellebecq publiait Plateforme, un roman qui a pour terme l’organisation mondialisée du tourisme sexuel, en liaison avec un grand groupe hôtelier. Cet aspect du processus de production de la plus-value, s’il a certainement pris pas mal d’ampleur avec internet, n’est certes pas le secteur principal de l’accumulation du capital, mais la forme de rapports sociaux qu’il implique s’est passablement généralisée. Le mode de production capitaliste aujourd’hui est largement dominé par les plateformes devenues les plus grands centres d’accumulation. Comme les proxénètes branchés du roman de Houellebecq, les plateformes mettent en relation acheteur et vendeur, et encaissent la part du lion des fruits de ce commerce. On accordera que le marché de la prostitution n’a rien d’un marché libre où acheteurs et vendeurs se rencontrent et passent librement contrat. Il en va de même avec la plateforme.
La première idée qui est venue quand le réseau internet a commencé à se déployer fut de vendre des services. La chose avait été testée en France par l’intermédiaire du Minitel, dont on rappellera qu’un des secteurs les plus lucratifs fut le « minitel rose » qui a permis à Xavier Niel, fondateur de Free, de faire fortune. Le Minitel offrait trois types de services, des services gratuits (services publics, essentiellement ou services de connexion au système de commandes d’un vendeur, des services bon marché, taxés à la connexion et des services payants taxés à la durée, ce qui était le cas du « 3615 ». La première idée fut de transposer ce modèle sur internet en généralisation de service payant. Mais l’explosion de la « bulle internet » au début des années 2000 montra que ce modèle ne marcherait pas et qu’il fallait faire autre chose. Les sociétés opérant directement sur internet proposent un service gratuit [par exemple un service de recherche des sites et des pages, comme Google], lequel service gratuit utilise les données de l’utilisateur pour les revendre à un marchand qui pourra s’en servir pour faire de la prospection. Les « réseaux sociaux » fonctionnent sur un principe semblable.
La phase suivante a été la transformation des marchands en ligne en plateformes commerciales. Amazon n’est pas seulement un supermarché qui offre ses rayons à l’acheteur qui vient flâner sur le WEB. C’est aussi un fournisseur de musique, une plateforme vidéo, une plateforme d’abonnement à des plateformes vidéos (type OCS, Starz), etc., mais c’est bien plus que cela : le groupe de Jeff Bezos est à lui seul un marché [le « marketplace »] puisqu’Amazon sert d’intermédiaire à de très nombreux revendeurs qui vendent leurs produits par l’intermédiaire du réseau Amazon. Si vous voulez acheter une tondeuse à gazon, vous pouvez la commander sur Amazon mais elle sera vendue par un autre site de vente en ligne [type « espace-bricolage »] qui lui-même revend les produits d’un grossiste. Mais si les critiques visent d’abord Amazon, toutes les enseignes qui font de la vente en ligne procèdent de la même manière : la FNAC, ManoMano, But, Darty, tous sont des plateformes de vente en ligne où viennent d’autres vendeurs qui eux-mêmes sont souvent des revendeurs.
On n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. La plateforme produit ou plus exactement supervise la production de petites mains qui viennent alimenter la plateforme : ainsi Amazon par l’intermédiaire du système KDP-Amazon [Kindle-Direct-Publishing] publie des livres en autoédition en s’assurant le plus souvent l’exclusivité sur le titre. Ainsi un livre autoédité chez s’est retrouvé dans la première liste du Renaudot 2018. Est-ce que cela ira plus loin ? Netflix est bien à Cannes, pourquoi pas Amazon au Goncourt, au grand dam de ces maisons d’édition qui ont monopolisé le prix depuis des décennies.
La plateforme est aussi une donneuse d’ordre. Le « Amazon Mechanical Turk » est une plateforme où des tâches sont offertes par des demandeurs [par exemple vérifier la correction de la numérisation d’un paquet de dossiers] et où des individus viennent proposer leur service, généralement à des prix très bas. Pourquoi ce « Turc mécanique » ? En référence à la machine du baron von Kempelen, cette machine-canular censée jouer aux échecs, alors qu’un nain était caché à l’intérieur de la machine et commandait directement le déplacement des pièces par un jeu de miroir. Amazon, sachons-lui en gré, révèle ainsi un des secrets de l’intelligence artificielle des réseaux : il y a quelqu’un dans le ventre de la machine et ce sont les millions de petites mains qui viennent aliment le monstre.
Ces plateformes informatiques jouent d’ores et déjà un rôle économique considérable et nous n’en sommes peut-être qu’au début. Le développement du télétravail et de la société sans contact a fait naître de nouveaux besoins et ce n’est pas sans raison que l’une des têtes pensantes du Forum économique mondial de Davos voit dans la pandémie de Covid 19 une « fenêtre d’opportunité » permettant d’opérer le « great reset », la grande réinitialisation du système dont le « numérique » sera la colonne vertébrale.
Les plateformes sont des machines à centraliser le capital.
On évoque souvent le poids des GAFA ou plus exactement des GAFAM, puisqu’il ne faut pas oublier la petite entreprise de M. Gates. Voici les six plus grosses capitalisations boursières au monde à la fin de l’année 2020 (en milliards de dollars) : 1 : Apple, 2244, USA ; 2 : Saudi Aramco, 1865, Arabie S., pétrole ; Microsoft, 1684, USA, technologie ; 4 : Amazon, 1592, USA, technologie ; 5 : Alphabet (la maison mère de Google), 1175, USA, technologie ; 6 : Facebook, 761, USA, technologie.
Une seule société qui n’est pas une société de l’internet, la Saudi Aramco, la compagnie pétrolière saoudienne, figure dans ce peloton de tête. En 7e position, on trouve un géant chinois de l’internet, Tencent et en 9e une plateforme chinoise géante, Alibaba ! À titre de comparaison, le premier constructeur automobile, Toyota, ne figure qu’à la 31e position, la multinationale du pétrole Exxonmobil à la 57e et Total est à la 100e position ! La capitalisation de Total est à peu près égale au 1/20 ème de celle d’Apple. Les sociétés comme Apple ou Microsoft dominent le marché du logiciel et de la marque, mais font construire ailleurs leurs machines.
Le plus étrange est que ce classement n’a aucun rapport avec celui du chiffre d’affaires. Wallmart, géant de la distribution, arrive en tête alors qu’il ne figure pas dans le « top 100 » de la capitalisation. On retrouve dans le classement du chiffre d’affaires des choses plus habituelles comme Toyota, VW, les compagnies pétrolières, etc. Pour les bénéfices, c’est Apple qui est en tête, mais c’est l’exception. Aucun des autres géants de l’internet de fait des bénéfices particulièrement faramineux. Et au nombre de salariés, c’est Wallmart qui est en tête avec 2300 000 salariés, Amazon en 10e position avec 566 000 salariés.
Tous ces chiffres vont faire retourner à l’école les marxistes vulgaires ! il n’y a pas de rapport direct entre la valeur produite et la capitalisation ! Le capital productif permet d’extraire la plus-value, mais c’est un capital « improductif » (l’intermédiaire) qui empoche le profit. En effet, l’organisation du mode de production capitaliste ne peut se comprendre que d’un point de vue global. La plus-value n’est pas produite individuellement par chaque capitaliste dans son entreprise, mais globalement et elle est répartie, par l’intermédiaire du marché en fonction de toutes sortes de critères que Marx avait partiellement détaillés dans le livre III du Capital et qui incluent la productivité du travail, mais aussi toutes sortes de dispositifs institutionnels et les rapports de force entre États et entre fractions de la classe dominante.
Ce qui a changé et qui donne une drôle de tête à ce fameux « libéralisme » ou « néolibéralisme » qui a tant obnubilé les esprits, c’est que le marché est pour une bonne part un « pseudomarché ». La plateforme est un marché à elle toute seule et c’est elle qui contrôle l’accès au « marché » d’une myriade d’entreprises de toutes tailles. Si nous étions dans un mode de production capitaliste entièrement libéral, les capitaux n’afflueraient pas vers l’entreprise de Jeff Bezos, mais plutôt vers des entreprises capables de verser des dividendes à leurs actionnaires, parce que s’y produisent des marchandises avec une bonne productivité. Amazon ne doit pas sa fortune à sa rentabilité propre, mais au fait qu’elle peut obtenir un monopole et éliminer ou asservir tous les petits acteurs des divers marchés couverts par cette firme. Mais, globalement, la production de la plus-value étant insuffisante pour l’ensemble des secteurs du mode de production capitaliste, la production de capital fictif vient y suppléer : on achète une action non parce que l’entreprise gagne de l’argent, mais parce que son action monte et promet encore de monter — c’est typiquement le cas de Tesla, modeste producteur d’automobiles qui, pour l’heure, n’a pas gagné un dollar avec ses véhicules électriques de grand luxe. Tout le monde sait que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel, mais en attendant, chaque petit sou doit être pris. Ce système est condamné à terme. Mais à terme, nous sommes morts, comme le faisait remarquer Keynes.
Reféodalisation du monde
Il y a bien un lieu dominé par le marché, mais c’est un marché spéculatif dans une économie dominée par les plateformes qui vassalisent de nombreuses autres entreprises en leur donnant un accès à un plus large éventail de consommateurs. Cette évolution des plateformes s’inscrit clairement dans la « reféodalisation » du monde diagnostiquée par plusieurs auteurs comme Alain Supiot. Certaines des entreprises qui contrôlent le marché de l’informatique sont de véritables monopoles jouissant de rentes ahurissantes. Sur chaque PC vendu dans le monde, Microsoft empoche entre 145 € et 265 € ! Apple s’est constitué son marché, avec des produits qui sont surtout des marqueurs d’appartenance sociale et qui sont sur le même créneau que la Rolex ou les Ray ban, mais comme la Rolex ne donne pas une meilleure heure qu’une montre à 30 €, la quincaillerie d’Apple, fabriquée au même endroit que les autres quincailleries, ne rend pas un meilleur service. Marx parlait du fétichisme de la marchandise : ici nous sommes dans les formes les plus archaïques de ce fétichisme.
Cette place prédominante des plateformes contribue à la désagrégation de la classe ouvrière qui devient de moins en moins capable de résister aux assauts du capital. Uber, Deliveroo et tutti quanti sont des principales têtes de pont d’une offensive antisociale de grande envergure. Le prolétariat comme « sujet révolutionnaire » [du moins le croyait-on] cède la place à un « précariat » qui n’est qu’une plèbe mondialisée, où, à côté d’ouvriers salariés « à l’ancienne », figurent des travailleurs à temps partiel, des travailleurs à façon, des travailleurs « uberisés », des indépendants qui n’ont d’indépendants que le nom. En face de ce prolétariat, il n’y a plus une classe bourgeoise liée par une certaine vision du monde et des « valeurs » plus ou moins solides, mais une nouvelle classe de seigneurs, qui ont évincé ou sont en voie d’évincer la vieille bourgeoise, se sont octroyé les services d’une classe moyenne supérieure qui vit des miettes [abondantes tout de même] de la « mondialisation capitaliste » et a pour fonction de mobiliser au service du capital un lumpenprolétariat « progressiste » qui sert de bélier pour briser tout ce qui pourrait résister au rouleau compresseur capitaliste.
Si on ne tient pas compte de la structure du mode de production capitaliste aujourd’hui, on ne comprend rien à ce qui se passe sur l’arène de la politique. On vit encore avec des schémas d’il y a un demi-siècle ou un siècle. Ce qui explique la décomposition accélérée ces dernières années des organisations ouvrières traditionnelles, décomposition d’autant plus rapide qu’une partie importante des sommets de ces organisations sont intégrés au fonctionnement d’ensemble de la machine à exploiter le travail.
Denis Collin — 29 avril 2021