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Hubris occidental et reconfiguration du monde

samedi 26 mars 2022

Nous publions ici un texte de Georges Kuzmanovic, paru sur sa page Facebook. Nous en partageons les analyses pour l’essentiel. Kuzmanovic est un excellent observateur des affaires internationales et notamment de la Russie. Ses idées méritent d’être largement diffusées.

Les sanctions pourraient nous coûter très cher, géopolitiquement et économiquement.
Hier, le Kremlin a dévoilé la première contre-sanction russe majeure : Poutine exige que les achats des pays européens menant une guerre économique à la Russie soient payés en roubles. Il vise prioritairement les achats dont l’Union européenne est dépendante, à savoir le gaz, le pétrole et charbon. Cela concerne également les autres matières premières (le titane par exemple ou l’uranium) ou les produits manufacturés.
Cette exigence à laquelle les pays de l’Union européenne doivent se soumettre sous une semaine fait suite à la volonté de la Russie de payer sa dette souveraine en roubles.
Conséquence : soit l’UE se coupe du gaz russe et détruit l’économie de toute la zone euro, soit elle s’exécute et saborde 4 semaines de sanctions contre la Russie.
C’est à ce stade que l’on constate la compétence et la capacité d’anticipation de notre ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, qui voulait « déclencher une guerre économique contre la Russie et la mettre à genoux » – pour ce qui est de la guerre économique, nous l’avons ; quant à savoir qui va devoir mettre des genouillères, le combat est incertain…
L’un des principaux problèmes de l’Union européenne est qu’elle importe 40% de son gaz depuis la Russie, et aussi des quantités faramineuses de pétrole, d’uranium, de charbon, etc., et ne peut réorganiser ses approvisionnements avant longtemps.
La dépendance de l’Allemagne est encore pire : 55% ! Et pas que pour le chauffage – réduire le nombre de douches ne suffira pas à régler le problème –, c’est surtout son industrie (comme l’industrie italienne) qui en dépend.
Et pour s’approvisionner ailleurs, il faut pouvoir négocier des parts de marché, alors que la demande est, sur tous les produits, déjà forte. Et puis il faut des infrastructures nouvelles. L’Allemagne par exemple, comme elle avait mis en place, dans son seul intérêt et sans demander son avis aux autres membres de l’UE, les gazoducs Nord-Stream 1 & 2 pour s’approvisionner directement en gaz russe, ne possède pas de terminaux méthaniers aptes à recevoir du gaz liquéfie (GNL). Le GNL est ce que produisent les Etats-Unis ou le Qatar : il faut liquéfier le gaz pour le transporter dans des navires spéciaux, les méthaniers, puis le ramener à l’état gazeux dans des terminaux méthaniers (en allant au plus vite, il faut 18 mois pour les construire, et les salles de réunion de la France Insoumise, bien que gazeuse, ne peuvent rien y faire non plus). Passons sur les conditions écologiques abominables, contraires à toute régulation de la production de CO2, dans lesquelles ce gaz est produit aux USA par la fracture rocheuse… Hé oui, c’est du "gaz de schiste", celui-là même que Donald Trump a autorisé, alors dans les cris d’orfraie de tous les soi-disant écolos (je me demande vraiment parfois comment Yannick Jadot gère toutes ses contradictions).
De toute façon, pour remplacer le gaz russe, il faudrait en plus largement augmenter la flotte de méthaniers disponibles, une autre paire de manches.
C’est également à ce moment que l’on applaudit tous les visionnaires qui, dans leur programme, ont l’idée géniale de "sortir du nucléaire" – c’est un positionnement idéologique qui se heurte au mur du réel.
On le voit, rien de cela n’est possible dans l’immédiat et l’Union européenne devra accepter. Le principal effet de cette mesure sera donc… un soutien de facto du cours du rouble par une UE qui ne peut choisir de saborder son économie.
Malgré les rodomontades, l’UE est dans la main de Poutine sur ce coup et d’autres contre-sanctions plus graves encore pourraient suivre... comme par exemple l’arrêt volontaire des livraisons de gaz russe.
Ce serait l’effondrement assuré de la zone euro où les économies nationales sont largement tertiarisées, financiarisées, dépendantes du tourisme.
Mais même sans cette menace ultime, sanctions et contre-sanctions créent les conditions d’une potentielle double crise financière et économique.
L’économie mondialisée et financiarisée compte beaucoup trop de bulles financières, bien des banques systémiques sont branlantes, comme la Deutsch Bank, qui menaçait déjà de s’effondrer AVANT la crise de la guerre en Ukraine. Les dettes souveraines sont importantes, mais, pire encore, les dettes des entreprises et des ménages, en particulier en France, sont colossales. Tous les éléments sont en place pour un embrasement et le moins que l’on puisse dire, c’est que les Etats européens jouent avec des allumettes à côté d’un baril de poudre avec ces sanctions mal préparées contre une Russie qui, elle, s’est largement préparée depuis 2014 à ce qui arrive et dont la structure de l’économie est celle d’une économie de guerre, donc nettement plus résiliente que les nôtres.
La France en particulier est fragile avec un déficit de la balance commerciale de 85 milliards d’euros en 2021 et en nette progression par rapport à 2020 (77 milliards) et prévu à 95 milliards en 2022 !
Nous n’avons tout simplement plus aucune souveraineté industrielle sérieuse. La crise de la covid a rendu cette triste vérité compréhensible à tous. La guerre en Ukraine pourrait avoir des conséquences très sévères pour notre pays en raison même de cette désindustrialisation qui nous a rendus très peu résilients. Nous sommes très fragiles et c’est pourquoi un Etat fort, stratège organisant la réindustrialisation est urgent !
Mais cela ne peut évidemment se faire dans l’urgence et surtout pas le couteau sous la gorge.
Or, une Russie gorgée de ressources et une Chine usine du monde, c’est une alliance terrible contre l’Occident et en particulier contre les pays désindustrialisés.
Les USA, eux, sont beaucoup plus solides : 330 millions d’habitants sur un pays continent, regorgeant également de richesses, ayant tout de même conservé beaucoup de ses industries, 1ère puissance militaire mondiale, protégé par deux océans et très très loin de ces guerres qu’il fomente ou attise en Europe, souvent au détriment de celle-ci.
Car ne nous y trompons pas, nous sommes bien en guerre – économique. Nous avons (et les États-Unis plus encore) largement nos responsabilités dans l’actuelle guerre en Ukraine que la Russie a envahie. Mais si l’on allonge la focale plus loin que le drame que représente cette guerre et la quasi-certitude maintenant que l’Ukraine sera partitionnée en deux, ce n’est sûrement que le premier mouvement d’une tentative, par les BRICS (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud), de reconfiguration en profondeur de la mondialisation. Leur objectif est de bâtir un monde multipolaire, éventuellement dominé par la Chine, sur les décombres d’une mondialisation dominée de manière hégémonique par les Etats-Unis et leurs proches alliés.
Ainsi, l’exigence de payer en roubles est d’abord une attaque directe contre le dollar, arme principale de cette hégémonie. La soi-disant sanction "Armageddon" de sortir les banques russes du système SWIFT est surtout une rafale dans le pied. D’abord, cette sanction ne s’applique pas à l’essentiel, les échanges sur le gaz et les autres hydrocarbures, elle ne s’appliquera certainement pas sur les céréales au risque de provoquer des famines et des troubles sans fin dans le monde entier. Ensuite, la Russie et la Chine s’y sont préparées en mettant en place des systèmes bancaires de contournement, le CIPS en particulier – les Russes ont leur propre système interne et avant le conflit, 84% des Russes étaient détenteurs de cartes de crédit anti-SWIFT. Enfin, la Russie a largement dédollarisé son économie et commerce avec la Chine avec la règle d’or de ne jamais faire aucun échange en dollars.
D’ailleurs, la nouvelle exigence russe fait suite à une série d’accords commerciaux passés ces trois dernières semaines OSTENSIBLEMENT hors du dollar et de l’euro.
➡️Chine et Russie développent leurs partenariats commerciaux, visant l’équivalent de 200 milliards de dollars d’échanges en 2024 mais libellés au mieux en euros et le plus souvent en yuan-rouble.
➡️L’Iran et la Russie ont signé un accord commercial sur l’échange fruits-légumes (Iran) contre blé-viande (Russie) en rial-rouble.
➡️ L’Inde vient de signer un accord pétrolier important avec la Russie en roupie-rouble.
Contrairement à ce que l’on entend communément et de manière fausse dans nos médias, la Russie est peu isolée, à l’exception de l’Occident (ce qui est évidemment beaucoup). Cette image inversée de la réalité est une sorte d’auto-hypnose dans laquelle les pays atlantistes s’enferment. Elle est le fruit d’une vision géopolitique trop nombriliste et sûre de soi qui empêche de comprendre les mouvements tectoniques majeurs en cours.
Hier, Lavrov, ministre des affaires étrangères de Russie, rencontrait les ambassadeurs des #BRICS. Or les BRICS coopèrent dans de nombreux domaines, mais depuis longtemps œuvrent pour casser la domination occidentale sur l’économie mondiale en créant par exemple, dès 2016, la New Development Bank qui a été conçue comme une alternative à la Banque mondiale et comme l’instrument d’une gouvernance globale des pays dits émergents.
Nos dirigeants refusent de voir l’offensive internationale contre l’hégémonie des États-Unis et de leurs alliés en matière de mondialisation.
De facto, l’ensemble des BRICS ne sanctionnent pas la Russie, comme la plupart des pays du monde, y compris ceux qui, à l’ONU, ont condamné formellement l’invasion de l’Ukraine – au contraire, ils s’empressent de tisser des liens commerciaux et géopolitiques alternatifs avec la Russie. Plus de 34 pays, et pas des moindres, comme la Chine, l’Inde ou l’Afrique du Sud, se sont mêmes abstenus de condamner cette invasion alors même que la Russie a objectivement violé le droit international. C’est colossal.
Dans le même temps, la France se fait sortir de l’Afrique par une Chine et une Russie en étroite coopération sur ce dossier-là également.
L’Organisation de coopération de Shanghaï (fondée par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan) se renforce, au point d’accueillir depuis 2016 des pays ennemis comme le Pakistan et l’Inde et depuis 2021 l’Iran (merci aux génies qui ont rompu les accords de Vienne sur le nucléaire iranien).
A force de vouloir faire plier la Russie, d’étendre l’OTAN malgré les avertissements de grands stratèges et géopoliticiens comme Henry Kissinger, Georges Kennan ou John Mearsheimer, et tant d’autres, nos élites dirigeantes, inféodées à une Amérique elle-même aveuglée par la mission messianique de "LA nation utile" qu’elle s’est auto-attribuée, ont commis une erreur stratégique lourde de conséquences.
Quand il y a trois puissances comme les États-Unis, la Chine et la Russie, on ne commet pas l’erreur de pousser la Russie dans les bras de la Chine. C’est la base.
Les mois à venir seront déterminants pour notre avenir et celui du monde. L’hubris qui nous anime est la plus mauvaise conseillère, or l’Occident s’y plonge avec délectation.
N’oublions jamais que l’Occident (États-Unis, Europe, Japon et Australie) représente 11% de la population mondiale mais consomme 70% des ressources. La situation hégémonique est agréable (quoique fort peu démocratique et très injuste) mais suscite bien des convoitises, bien des haines, légitimes ou pas, et surtout nous rend très fragiles.
Il est urgent de penser le monde de demain et la manière de résister, dans un pays comme la France, aux multiples crises qui se précisent. Notre classe politique semble perdue dans le monde d’hier.

Messages

  • bonjour
    je vois que vous êtes d’accord avec Bruno Guigue qu’on peut entendre sur le magazine "investig’action" de M. Colon :...."les sommités du « monde libre » tels kissinger, G. kennan ont dit : si vous faites entrer l’Ukraine dans l’Otan vous prenez un énorme risque avec la Russie.
    D’anciens secrétaires à la défense comme William Perry ou Robert gate l’ont même écrit. Ce sera tenu par Moscou pour une ligne rouge , si vous faites entrer l’Ukraine dans l’Otan ce sera la guerre. le dernier ambassadeur britannique en US l’avait dit également.
    Ce qui est intéressant c’est que ces gens le disent quand ils ne sont plus aux affaires ; quand ils ne sont plus obligés d’appliquer la doxa du moment, et ayant « une certaine surface intellectuelle » et - allez-savoir- un certain souci de ce que la postérité dira à leur sujet, ils disent dans leurs mémoires ou à l’occasion, ce qu’ils pensent vraiment. Il ya donc au plus haut niveau aux USA ( il y avait) la conscience que ce qui a été fait par les USA et l’OTAN à l’égard de la Russie a crée le ferment de la guerre actuelle".....

    Et en plus nos élites ou prétendues telles, prennent , comme elles l’ont fait à l’époque soviétique, les russes pour des imbéciles, comme si Poutine était seul , décidait seul.... On pourrait se souvenir que les Russes jouent aux échecs, les américains aussi, certes, mais surtout au poker....
    D.D.

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