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Solitude de BHL

jeudi 4 avril 2024, par Jean-Philippe IMMARIGEON

C’était une pile d’un livre de Bernard-Henri Lévy posée par terre en bout d’un linéaire de la FNAC Forum à Paris, je ne me rappelle plus s’il s’agissait De la guerre en philosophie (Prix Botul 2010) ou bien La Guerre sans l’aimer (2011), c’était en tous les cas l’ouvrage où il recopia – mes connaissances ne me permettant pas d’identifier d’autres emprunts – intégralement et sans en rien changer ni bien sûr citer sa source, un paragraphe entier de Témoins de John Norton Cru. La pile était haute d’une quinzaine d’exemplaires et la couverture de celui du dessus était déjà poussiéreuse, personne n’ayant pris la peine de le feuilleter. Les chiffres de fréquentation des films du quidam et de vente de ses ouvrages sont connus, tout comme mériterait de l’être le nombre de lecteurs de sa tribune hebdomadaire dans Le Point. Mais c’est sans importance puisque l’homme d’affaires et de relations n’a jamais eu pour objectif de vivre de sa plume, mais d’écrire encore et toujours le même ouvrage.

Certes, on pense toujours de soi et sur soi, local pour agir global et non l’inverse, mais Bernard-Henri Lévy, dans Solitude d’Israël, réussit de nouveau cet exploit que, partant et parlant de lui, il ramène encore et toujours tout à lui, même lorsqu’il s’érige en gardien d’Israël et se lance dans un plaidoyer pro-domo pour l’Etat hébreu. Il y a le nombril de BHL et sa règle du Je, et puis tous les autres y compris les Juifs d’Israël et de la diaspora qu’il réduit à son judaïsme infatué, lui qui se veut l’héritier spirituel et le continuateur de Benny Lévy.

Son propos est bien au-delà du narcissisme et s’il fallait créer un néologisme, on parlerait plutôt de puérilisme tant il pêle-mêle citations attrape-gogo et déresponsabilisation infantile. Car il est clair d’emblée que le massacre du 7 octobre 2023 n’est pour lui qu’un MacGuffin pour refourguer ses obsessions déclinées depuis Le Testament de Dieu (1979) et L’idéologie française (1981), et poursuivre ses règlements de compte avec les Lumières françaises, la laïcité, la gauche socialiste, le marxisme, la Perse ou Poutine, en un mot, le Mal.

Tentant d’imiter Theodor Herzl sortant de l’Ecole Militaire au soir de la dégradation de Dreyfus, il voit dans le 10/7 – adoptons le modèle américain par analogie avec le 9/11 – la confirmation qu’il ne sera jamais de terre qui soit un jour un abri pour les Juifs, mais ne l’en qualifie pas moins d’évènement : selon la formule galvaudée, rien ne sera plus comme avant, il y a un avant et un après. L’emphase est à la mesure du contresens, pour autant qu’on ne peut à la fois identifier un prétendu renversement historique tout en le replaçant dans la longue histoire de la judéophobie. Le 10/7 n’est donc pas un évènement au sens de rupture historique – pour peu que les attentats de New York en aient été un eux-mêmes. Le seul angle qui permettrait de le qualifier de tel est qu’Israël serait de nouveau menacé ; sauf que n’étant en péril ni militairement ni humainement, cette menace supposée existentielle ne peut résider que dans la résurrection d’une question palestinienne jusqu’alors reléguée en bas de bilan de defeasance du processus de normalisation oriental. Les Palestiniens ont en effet basculé en vingt-quatre heures du statut de sacrifiés à celui de nœud gordien. C’est donc le débat sur la Palestine qui redevient dangereux pour Israël, davantage que les attaques terroristes.

Pour se sortir du piège dans lequel il s’est mis, et comme à son habitude, Bernard-Henri Lévy, qui naguère préfaça une réédition du Philosophe ignorant de Voltaire, triture les faits, s’arrange avec la réalité, ne retient que ce qui improbe sa démonstration, mélange tout, confond tout, brouille tout avec une telle persévérance dans l’erreur conceptuelle, logique, politique et bien sûr juridique, qu’après un demi-siècle on ne peut que lui accorder le bénéfice de la bonne foi et de la sincérité. Ainsi quand il oppose à ses objecteurs la nature démocratique du régime parlementaire israélien, ignorant qu’une démocratie c’est, avant un décompte à la sortie des urnes, le respect de l’état de droit. Il n’est aucun autre Etat qu’Israël qui viole davantage le droit et les résolutions onusiennes, qu’il s’agisse des détentions arbitraires, des vols de la terre et de l’eau des territoires occupés, des expropriations jusqu’au cœur de la vieille ville de Jérusalem, de l’annexion du plateau syrien du Golan, des violations des obligations qui incombent à une armée d’occupation au titre de la Quatrième convention de Genève, sans même parler des crimes de guerre, documentés depuis le rapport Goldstone de 2009, commis à Gaza contre des civils et des non-combattants. Et que répondre à BHL qui justifie ces violations, assumées par le gouvernement israélien, par l’attitude des autocraties jordaniennes, égyptiennes ou syriennes qui autoriserait Israël à se comporter comme ses voisins en violation de ses supposées propres valeurs ? Belle démocratie en vérité que celle qui se retranche derrière les ignominies des autres pour justifier les siennes, oubliant qu’on n’est jamais que responsable de soi-même.

Ce renversement de responsabilité se déploie également dans l’argument que les Palestiniens auraient refusé toutes les propositions qui leur auraient été faites. BHL sait-il qu’Israël a toujours entendu conserver un droit de suite policier et militaire sur les territoires palestiniens même après leur indépendance à venir, un pré-positionnement de bases sur le Jourdain, un contrôle militarisé des voies d’accès aux colonies dès lors qu’elles ne seraient pas démantelées, et la reconnaissance de l’annexion des quartiers construits depuis 1967 à l’est des remparts de la vieille ville quasiment jusqu’à Bethléem ? Et c’est sous ce statut de bantoustan que BHL proteste de son choix en faveur d’un Etat palestinien ?

Signalons une fois encore le non-sens à conditionner l’existence de cet Etat – dont le principe est hors-négociation puisque voté par l’ONU en 1947 – à une déclaration préalable d’amour inconditionnel et irrévocable pour son voisin. C’est la Palestine qui signera – ou pas – un traité de paix avec Israël, et non un traité de paix qui sera un préalable à la constitution de la nouvelle entité. Si celle-ci veut provoquer son nucléarisé voisin, son millier de chars et ses 360 avions de combat, et si les Palestiniens veulent jouer aux cons, nul n’a jamais refusé à Israël le droit de riposte en légitime défense de l’article 51 de la Charte de l’ONU. Aussi lorsque BHL - qui confond la sécurité d’un Etat hébreu doté de tous les moyens de l’assurer, avec la disparition de toute animosité des pays arabes – se croit autorisé à repousser l’horizon palestinien au prétexte qu’il faudrait désormais faire le deuil d’une coexistence, apprenons-lui que le droit des nationalités et des peuples à disposer d’eux-mêmes n’a jamais exigé que soient figées, in limine litis des relations éternellement pacifiques entre les Etats.

Mais nous touchons là le cœur du propos de Bernard-Henri Lévy : l’exceptionnalité d’Israël posée comme un apriori. Il faut consulter les sites israéliens pour comprendre que sa prose n’est que la forme policée d’un discours d’une violence extrême qui prétend qu’Israël n’a pas à se soumettre au droit international qualifié de diktat américano-onuso-européen. BHL ne fait que mettre des oripeaux historicistes et à prétention philosophique sur la vision absolutiste du judaïsme qu’il a piqué à Benny Lévy, solipsisme qui fait d’Israël – et sous sa plume la métonymie joue à plein, Israël et les Juifs diasporiques constituant une seule et même entité immémoriale – l’alpha et l’omega de l’Histoire de l’Humanité, sans qu’on comprenne ce que les civilisations chinoise et asiatiques, indienne ou africaines lui devraient. Il lui arrive de lâcher le terme de nation-monde, comme si Israël était la matrice ante-babélienne de toutes nos nations éparses et égarées. Pour BHL, Israël étant La Loi, Israël doit être au-dessus de nos lois. C.Q.F.D.

Ce ne sont donc pas seulement les Nations Unies que Bernard-Henri Lévy vilipende, c’est la rupture copernicienne des Lumières qui a transmuté la loi, qu’on disait alors héritée d’une mutation d’interdits religieux en impératifs patriarchaux, en libre consentement ; c’est aussi le principe de laïcité institué par les députés de 1789 lorsque, dans l’article 10 de la Déclaration, ils relèguent la foi et la religion dans le droit commun des opinions. La solitude d’Israël se réduit alors à l’isolement d’un Etat comme les autres qui refuse de ressembler aux autres, d’abandonner sa prédestination messianique, de renoncer à une révélation qu’il croit à l’origine de tout et à une élection prétendument divine. Mais en l’affranchissant ainsi de nos principes universaux, instrumentalisant le massacre du 10/7 en un moment eschatologique, pour leur opposer un fantasme millénariste, naturaliste et régressif inspiré de l’idéologie freudienne, BHL légitime tous les autres discours révisionnistes, religieux ou politiques, contre lesquels la France se bat de plus en plus désespérément pour sauver son modèle.

Signalons pour terminer que parler à propos du Hamas d’islamo-nazisme permet sans doute de faire un bon mot, de rappeler les pérégrinations berlinoises du Grand Mufti de Jérusalem et de publier un chapitre de plus, mais c’est au prix d’une absorption de la Shoah dans une continuité chronologique qui abolit son incontestable et incontestée singularité a-historique, sans aucun précédent et non reproductible. Dans cette brèche se sont engouffrés les dialecticiens de bac à sable qui tentent de justifier l’injustifiable en jonglant avec les mots terrorisme et résistance, et replacent la destruction des Juifs dans la longue litanie des génocides, liste dès lors logiquement élargie au sort des Palestiniens de Gaza puisque la perche leur est tendue. « Ils nous font ce que les nazis leur ont fait » : qui n’a pas entendu cela depuis six mois dans les collèges des quartiers ? Bernard-Henri Lévy est décidemment bien inconséquent. Il n’est malheureusement pas le seul. Comme Cornélius Castoriadis le résumait naguère : « Sous quelles conditions sociologiques et anthropologiques, dans un pays de vieille et grande culture, un auteur peut-il se permettre d’écrire n’importe quoi, la critique le porter aux nues, le public le suivre docilement – et ceux qui dévoilent l’imposture, sans nullement être réduits au silence ou emprisonnés, n’avoir aucun écho effectif ? »


Jean-Philippe Immarigeon : Avocat au Barreau de Paris, docteur en droit, essayiste et historien, il collabore à la Revue Défense Nationale depuis 2001 et a publié de nombreux articles et essais dont American parano, Sarko l’Américain et L’imposture américaine (Les Pérégrines, 2006, 2007 et 2009), La diagonale de la défaite (Les Pérégrines, 2010), et Pour en finir avec la Françamérique (Ellipses, 2012).