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Marx a 200 ans. Revenir à la pensée de Marx

mardi 8 mai 2018, par Denis COLLIN

À l’occasion de la publication de mon Introduction à la pensée de Marx (éditions du Seuil), l’excellente revue en ligne "Le comptoir" m’a demandé un entretien que je reproduis ici.

Il est des jours en apparence anodins qui marquent l’histoire. C’est le cas du 5 mai 1818, où Karl Heinrich Marx voit le jour à Trèves. Ce fils d’avocat juif ashkénaze converti au protestantisme, connaît un destin fabuleux. Il est docteur de la faculté de Philosophie de l’université d’Iéna avant son 23e anniversaire. À sa mort, quarante-deux ans plus tard, Karl Marx aura peut-être plus bouleversé le monde qu’il ne l’espérait lui-même. Figure majeure du communisme et du socialisme, il devient un penseur incontournable en économie politique et en philosophie. Sa pensée irriguera tout le XXe siècle, parfois pour le meilleur et, malheureusement pour lui, souvent pour le pire. Il n’en demeure pas moins un auteur essentiel aujourd’hui. Pour célébrer ses 200 ans, nous nous sommes entretenus avec Denis Collin. Docteur et agrégé en philosophie, ce dernier enseigne la philosophie dans un lycée d’Évreux et en classes CPGE économiques à Rouen. Marxiste, critique de l’orthodoxie, et républicain, il préside l’université populaire d’Évreux et co-anime le site La Sociale. Il vient en outre de publier « Introduction à la pensée de Marx », chez Seuil, un excellent ouvrage pour se remettre à jour sur les idées développées par le philosophe allemand.

Le Comptoir : L’effondrement du “socialisme réellement existant” au début des années 1990 semblait marquer la fin du marxisme. Or, selon vous, Marx n’a jamais été plus d’actualité qu’aujourd’hui. Pourquoi ?

Denis Collin  : Le mode de production capitaliste est l’objet propre du Capital de Marx et si on veut juger de l’actualité de la pensée de Marx, il faut regarder en quoi l’œuvre de Marx nous permet de comprendre la dynamique du mode de production capitaliste aujourd’hui. Or, ce que nous voyons, sous nos yeux, avec une clarté absolue, c’est le développement de toutes les tendances fondamentales du capital (qui est un rapport social et non une chose). Le capital est un automate (dit Marx) dont le moteur est la “valorisation de la valeur”, c’est-à-dire l’accumulation du capital. Le destin de ces sociétés particulières qu’étaient les pays du soi-disant “socialisme réel” ne change rigoureusement rien à ce que Marx expose dans Le Capital. Toute la politique des dirigeants des grands pays capitalistes aujourd’hui n’a pas d’autre but que de faire sauter tout ce qui entrave le processus d’accumulation illimitée du capital, d’un capital débarrassé de tout ce qui pourrait s’opposer à lui : lois sociales, existence même d’un mouvement ouvrier organisé un tant soit peu indépendant des oligarchies, liquidation de tout service public. Mais, évidemment, ça ne marchera pas, parce que l’accumulation illimitée est une impossibilité par construction.
Selon vous, l’URSS et ses satellites n’ont rien à avoir avec le marxisme. Peut-on réellement dédouaner Marx du marxisme-léninisme, alors que Lénine était un grand lecteur de l’Allemand ?

Je ne dis pas que l’URSS et ses satellites n’ont rien à voir avec le marxisme. Mais c’est Marx qui a finalement peu de choses à voir avec cette doctrine politique qu’a été le marxisme. « Le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx » disait Michel Henry, un philosophe auquel je dois beaucoup. Marx nous permet de comprendre le destin du marxisme et des pays “communistes” (y compris la Chine). Ce “socialisme” n’aura été qu’un moyen pour réaliser “l’accumulation primitive” en Russie et en Chine, un chemin conduisant d’un capitalisme retardataire à un capitalisme à son stade le plus avancé.

Concernant Lénine, je crois qu’il faudrait aussi reprendre les choses en partant de l’histoire réelle et non de l’histoire idéologique. Bref, il faudrait adopter la méthode que propose Marx : ne pas juger les individus, les peuples, les époques sur ce qu’ils disent d’eux-mêmes mais analyser les pratiques réelles. Ceci étant posé, Lénine n’est pas Staline. Il s’est trouvé confronté à l’effondrement de l’empire tsariste : ce ne sont pas les Bolcheviks qui l’ont abattu, il était déjà mort quand les Bolcheviks ont pris le pouvoir. Lénine a tenté de réaliser sous la direction du parti bolchevik une révolution démocratique et nationale, appuyée sur la classe ouvrière et les paysans. Les tragiques illusions du “communisme de guerre” ne peuvent nous faire oublier que ce que Lénine a proposé ensuite sous le nom de NEP [Nouvelle politique économique, NDLR]. Ce n’était rien d’autre qu’une sorte d’économie mixte assez proche de la voie empruntée par les Chinois depuis la fin du maoïsme. Pas une once de communisme dans tout cela. J’ai publié il y a quelques années un livre sur ces questions, Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009).

Le Comptoir : Vous rappelez que pour Marx le communisme est la « libre association des travailleurs libres » et est un individualisme. De plus, la formule qu’il utilise dans La critique du programme de Gotha (« De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ») est, contrairement au droit bourgeois, un anti-égalitarisme absolu. Pourquoi le marxisme a la réputation d’être un socialisme autoritaire ?

Denis Collin  : Encore une fois, le marxisme est une gigantesque méprise, une opération idéologique qui met tout cul par-dessus tête. Mon ami, le regretté Costanzo Preve, disait que le marxisme est une religion à destination des classes subalternes. Formule cruelle mais juste. Le marxisme a été l’idéologie d’une couche particulière, amalgamant la petite-bourgeoisie intellectuelle et les cadres du mouvement ouvrier en train de se consolider. Mais cette couche sociale avait besoin, d’une part, de donner des compensations purement morales à sa base en promettant l’advenue d’un règne de la classe ouvrière suivant la vieille promesse que “les derniers seront les premiers” et, d’autre part, cette couche vivait de l’insertion progressive du mouvement ouvrier dans l’ordre capitaliste et était fondamentalement conservatrice (voir Robert Michell et “la loi d’airain de l’oligarchie”). Inévitablement, cette couche dirigeante cherche toujours plus à trouver une place stable à l’intérieur des rapports de propriété capitaliste et, de ce point de vue, les évolutions de l’URSS et de ses satellites, de la Chine aussi bien que celle de la puissante social-démocratie européenne, procèdent des mêmes ressorts. Après tout, l’évolution d’un Schröder, bureaucrate SPD [Parti social-démocrate d’Allemagne, NDLR] devenu oligarque ami des Russes est assez emblématique.

Je ne dirais pas que Marx est anti-égalitaire, mais seulement l’égalité n’est pas son problème. Le grand égalisateur, c’est l’argent ainsi que l’a bien montré Simmel. Quand on se veut égalitaire, il faut se demander “égaux en quoi ?” Seul l’argent peut faire abstraction des différences individuelles pour ramener tous les individus à une mesure commune ! Marx a toujours critiqué ce “communisme grossier” qui ne s’occupe que de l’épaisseur du portefeuille. Son objet, c’est l’émancipation, c’est-à-dire l’autonomie, la capacité que chacun peut avoir pour réaliser ses propres perspectives de vie. L’idée d’association résume tout cela : chacun est son propre maître mais dans un rapport avec tous les autres parce que la production est sociale et que l’homme est un animal social.
Vous relevez que pour Marx l’émancipation présuppose un haut niveau de développement. Le marxisme mène-t-il au productivisme ? L’écologie n’est-elle pas un angle mort du communisme ?

Il y a chez Marx seulement quelques indications qui permettent de penser un communisme écologique. Mais je refuse de tout lui demander ! Marx dit que le capital détruit les deux sources de la richesse : la terre et le travail. Il soutient aussi que le communisme consiste, entre autres choses, à régler les rapports de l’homme avec la nature, de la manière la plus économique qui soit. Il n’est pas “productiviste” et montre que c’est le capitaliste qui est l’agent fanatique de la production pour la production.

Ensuite, j’admets tout à fait que la tradition qui se réclame de Marx a été incapable (le plus souvent, mais pas toujours) de sortir de la religion de la croissance des forces productives. Mais la vision écologique, telle qu’on la trouve dans la majeure partie des courants qui s’en réclame, est, elle aussi, très atrophiée. Son angle mort à elle, c’est le capital. Je ne donne qu’un exemple : on devrait aller vers une production durable, c’est-à-dire vers des valeurs d’usage qui durent ; si on change sa voiture tous les vingt ans et non tous les trois ans, on ne perd rien en usage et on économise du travail et des ressources. Mais une production orientée sur la valeur d’usage est rigoureusement antinomique à une production de valeurs d’échange. Le problème, ce n’est pas le développement scientifique et technique mais bien l’accumulation du capital. Dans une logique non capitaliste, on pourrait mettre les connaissances scientifiques et les développements techniques au service de cette “économie générale”, au vieux sens du terme : comment habiterons-nous notre planète (car nous n’avons que celle-là) en gérant ses ressources en “bon père de famille” ?

Du même coup, on le voit, il faut renoncer au rêve d’une toute-puissance de l’homme, réapprendre nos limites, etc. Ce dernier point n’est pas chez Marx, parce que rien de tout cela ne se voyait clairement à son époque. J’ajoute ceci : il y avait moins d’un milliard d’humains à l’époque de Marx et nous sommes plus de sept milliards aujourd’hui et sans doute dix ou onze dans trois ou quatre décennies. Ça change beaucoup de choses…

Le Comptoir : Vous écrivez que « Marx envisage la possibilité d’une transition pacifique au socialisme ». Quelle est-elle ?

Denis Collin : Marx a beaucoup varié quant aux évolutions politiques possibles à son époque. Il défend longtemps l’idée d’une révolution nécessairement violente pour briser la vieille machine de l’État capitaliste. Avec la Commune de Paris, il faut entrer en ligne de compte une nouvelle perspective : celle de la “république sociale”, c’est-à-dire d’un nouveau type de gouvernement plus démocratique que tous les gouvernements démocratiques bourgeois, un gouvernement sous le contrôle permanent des travailleurs. Ensuite, commençant à tirer les leçons des échecs des mouvements révolutionnaires, il entrevoit la possibilité d’une évolution progressive vers le socialisme dans les pays les plus avancés économiquement et les plus démocratiques. La conquête du suffrage universel combinée avec la croissance des organisations ouvrières devraient aboutir nécessairement à des majorités parlementaires représentant les intérêts des travailleurs. Il a été là aussi assez optimiste même s’il est vrai que l’influence du mouvement ouvrier a conduit dans les pays capitalistes les plus forts à des changements très profonds qui réalisent certaines parties du programme communiste. Après tout, la Sécurité sociale, c’est bien « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». L’instruction publique gratuite pour tous va dans le même sens. On a bien réussi à construire des embryons plus ou moins développés de communisme dans les sociétés capitalistes modernes. C’est d’ailleurs pourquoi les luttes actuelles pour “défendre les acquis” sont si importantes : il s’agit tout simplement de la défense du communisme en tant que “mouvement réel”.


Voir en ligne : Denis Collin : « Marx a peu de choses à voir avec cette doctrine politique qu’a été le marxisme »