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Les apprentis sorciers de l’azote

lundi 22 février 2021, par Michel PAROLINI

L’azote pour la vie

Claude Aubert : Les apprentis sorciers de l’azote, La face cachée des engrais chimiques. Préface de Hervé Kempf, Terre vivante, 2021. ISBN : 978-2360986385

« Pourquoi l’azote, aussi indispensable à la vie que l’oxygène, est-il devenu un poison ? » demande Claude Aubert, ingénieur agronome et pionnier de l’agriculture biologique en France, dans un bel ouvrage clair et pédagogique. L’azote forme 78 % de l’air que nous respirons. Il est indispensable aux plantes, qui ne peuvent l’assimiler que lorsqu’il est combiné à l’oxygène (pour former des nitrates) ou à l’hydrogène (pour former de l’ammoniac). Il existe dans la nature un cycle de l’azote : l’humus, sous l’action de bactéries, se transforme en azote minéral, qui est assimilé par les plantes - lesquelles en ont besoin pour former des protéines. Les plantes sont consommées ou meurent. L’azote retourne à la terre par les déjections animales ou les corps morts des végétaux, et le cycle recommence.
Il existe un rapport direct entre la quantité d’azote disponible dans la terre et le rendement des cultures. Il est donc logique que l’industrie chimique ait cherché à produire des engrais azotés pour augmenter les rendements. A la fin du XIXème siècle, on craignait que l’agriculture ne soit plus en mesure de nourrir l’humanité en pleine expansion démographique.

Un chimiste sympathique fait une invention géniale

C’est l’allemand Friz Haber qui le premier met au point un procédé de fabrication industrielle de l’ammoniac à partir de l’azote de l’air. Nous sommes au début du XXème siècle. Les recherches sur l’azote sont aussi un enjeu militaire car les composés azotés sont nécessaires à la fabrication des explosifs. On doit d’ailleurs à Haber des recherches et des trouvailles sur les gaz de combat. Toujours sympathiques, ces chimistes allemands ! …

Haber et Bosch (du nom de l’industriel associé au chimiste) mettent au point la synthèse de l’ammoniac, qui est sans doute l’invention la plus importante de l’histoire de l’agriculture. L’irruption des engrais industriels bon marché, associée aux recherches sur les semences, la mise au point de pesticides et l’irrigation vont permettre « la révolution verte ». Les rendements explosent et plusieurs milliards d’humains sont sauvés de la famine.

Alors, où est le problème ?

Le problème est toujours le même dans un monde capitaliste : démesure et hybris. Avec les engrais chimiques, le but n’est pas de satisfaire des besoins rationnellement déterminés, mais de faire un maximum de profit, sans égards pour les fragiles écosystèmes et la santé des gens.
L’azote est bon marché, on ouvre donc les robinets à fond, les rendements étant directement proportionnels aux quantités utilisées. Claude Aubert cite une étude portant sur 555 fermes en Europe : en moyenne, pour 287 kilos d’azote répandus à l’ha, l’excédent atteint 184 kilos ! Plus de la moitié de l’azote utilisé s’en va dans la nature et pollue gravement l’environnement. Aujourd’hui, l’azote excédentaire est estimé en France à … 1,3 millions de tonnes par an ! (29)
Les conséquences de tels excès sont connues. En 2011, des scientifiques publient : The European Nitrogen Assessment [1] une somme sur les effets sur la santé et l’environnement des excès d’azote en Europe. Peu de monde s’y intéresse. Malgré quelques déclarations de principe et protocoles bidons, les émissions d’azote ne diminuent pas.

Citons quelques effets catastrophiques des émissions d’azote. Sous forme d’ammoniac : pollution de l’air. Présence d’ammoniac à des niveaux toxiques à certains endroits, émission de particules fines (55 % des particules fines présentes dans l’air) (43) qui sont à l’origine de 67 000 décès par an en Europe. Sous forme de nitrates : pollution des sols et des cours d’eau. Les nitrates sont directement responsables de l’eutrophisation, de la multiplication des algues vertes, des cyanobactéries, de la mort des cours d’eau et des océans. L’ingestion de nitrates même à des niveaux jugés « acceptables » par les normes sanitaires a un effet nocif sur la santé (cancer, maladies thyroïdiennes, etc.). Plus personne en Bretagne ne boit l’eau du robinet …
Et ce n’est pas tout. L’agriculture intensive forme système. L’apport d’azote se combine avec l’utilisation massive de pesticides et de produits « phytosanitaires ». L’utilisation d’engrais azotés a donc une conséquence directe sur le remodelage des paysages [2] , l’atrophie des terres privées d’apport biologique, le recul de la biodiversité et la disparition de nombreuses espèces vivantes.
Mais encore : l’agriculture et l’élevage contribuent pour ¼ des émissions de gaz à effet de serre. Le réchauffement climatique dépend aussi de notre modèle agricole.

Limites et portes de sortie

Il existe une limite très claire à ce processus, qui est la limite même du monde thermo-industriel qui est le nôtre : la quantité d’énergie disponible dans le monde n’est pas infinie [3]. Le premier poste de dépense énergétique en agriculture, bien avant les machines, c’est la fabrication des intrants et en particulier des engrais azotés. On peut rêver de possibles innovations pour remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables : pour l’instant on n’y est pas, et quoi qu’il arrive, il faudra inventer une agriculture économe en énergie, et donc sans azote de synthèse.

Le choix d’une agriculture biologique est rationnel pour des raisons sanitaires, environnementales, énergétiques. Ce n’est pas une lubie de bobos qui rêvent de produits sains [4] pour eux-mêmes, et ne se soucient guère des cochonneries que mangent leurs voisins. Claude Aubert montre qu’on peut, avec des techniques appropriées, maintenir des rendements corrects en agriculture biologique et nourrir tout le monde. Mais il faut renouer avec le sens de la mesure, défendre une agriculture paysanne respectueuse des animaux et de l’environnement [5]. Il faut changer de mode de production, et aussi de consommation. Le problème de la viande est crucial. L’élevage industriel est responsable de 71 % des émissions d’ammoniac. Il faudra se résoudre à en manger moins. Choisir la qualité contre la quantité. Saurons-nous être raisonnables ? Ce n’est pas certain. Au minimum avons nous le devoir de nous informer et d’informer. Il faut donc saluer l’ouvrage de Claude Aubert et en recommander la lecture à tous.


[2Et ce n’est pas qu’une question esthétique ou de bon goût, même si la défense de la beauté du monde n’est pas un combat secondaire. La disparition des haies condamne les oiseaux, les grandes étendues laissées à nu accélèrent l’érosion des sols, etc.

[3Sur la question cruciale de l’énergie disponible et de ses limites, on se reportera aux conférences de Jean-Marc Jancovici, facilement accessibles en ligne. Même si Jancovici raisonne comme un scientifique enfermé dans son laboratoire qui semble avoir oublié le système social dans lequel l’humanité est plongée. Une telle lacune constitue une sérieuse limite à ses raisonnements, par ailleurs intéressants et documentés.

[4La chose est d’ailleurs en discussion. Le bio est-il forcément plus « sain ». Certains le contestent. Mais la question est peut-être tout simplement mal posée.

[5Claude Aubert n’est pas dogmatique. Il cite favorablement d’autres propositions alternatives, par exemple l’initiative suisse de production intégrée, IP

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