Il y a quelques années, dans un petit livre intitulé Les élections contre la démocratie, Florent Bussy avait procédé à une critique en règle du fameux « vote utile », qui réduit le choix du vote entre deux versions de la même politique. À nouveau, en 2022, nous avons été sommés de voter utile. Et aujourd’hui encore, alors que de puissants mouvements sociaux ont posé — sans pouvoir la résoudre — la question du renversement du système politique de la Ve république, on entend « mezzo voce » la petite chanson traditionnelle, « ça fait le jeu de Marine Le Pen ».
En général, la proposition « entre deux maux, choisir le moindre » est fort utile. Historiquement, entre le nazisme et la bancale « démocratie » de la république de Weimar, il était judicieux de défendre la dernière et non pas de faire comme le PC allemand, sur ordre de Moscou, qui renvoyait dos-à-dos Hitler et les sociaux-démocrates et estimait même que la victoire d’Hitler ouvrirait le chemin à Thaelmann (le secrétaire général du KPD). Ce ne fut pas seulement une faute, mais un crime.
En France, on a refait le même coup à plusieurs reprises. Par exemple en 1969, la « gauche » appela à voter Poher pour faire barrage à Pompidou. À juste titre, le candidat du PCF, Jacques Duclos renvoyait dos-à-dos « bonnet blanc et blanc bonnet » les candidats bourgeois restés en lice au second tour. En 2002, il fallait choisir entre Chirac et Le Pen et tout le monde ou presque se retrouva à défiler pour Chirac, au motif d’écarter la menace fasciste. C’était déjà très douteux : il n’y avait nulle menace fasciste, car les classes dominantes votaient Chirac et Le Pen n’était pas vraiment un fasciste. Mais passons : on pouvait encore hésiter. En 2017, on nous somma d’écarter à nouveau la prétendue « menace fasciste » incarnée par Mme Le Pen, et le même coup fut rejoué en 2022, permettant dans les deux cas la victoire assez facile du candidat du grand capital et des médias détenus par les milliardaires. En 2017, on vit même le secrétaire général de CGT proclamer que M. Macron devait faire le plus haut score possible… En 2022, LFI qui était très divisée en 2017, n’appela ouvertement à voter Macron, mais ne cacha pas sa volonté d’inciter ses électeurs à voter pour lui.
C’est là que l’histoire du « moindre mal » tourne à l’escroquerie pure et simple. Plusieurs raisons peuvent être aisément données.
1) Le RN de Mme Le Pen n’est, à aucun titre un parti fasciste. Il n’est pas un parti violent fondé sur des milices armées (type Squadristi italiens ou SA allemands). Il n’a aucun projet « totalitaire » et reconnaît en gros la « démocratie » (c’est-à-dire le système oligarchique qui est le nôtre) et le grand capital ne soutient pas le RN. Le grand capital est mondialiste, « ouvert », « moderne » en matière de mœurs et ne se reconnaît nullement dans le RN. Ajoutons que le RN, en matière de mœurs, s’est progressivement rallié au mouvement. Plusieurs de ses dirigeants (dont Mme Le Pen) vivent « à la colle », comme on disait jadis. Il y a même certains élus ouvertement « gays » et le programme officiel ne demande ni la fin de la légalisation de l’IVG, ni l’abrogation des mesures de type « mariage pour tous », adoptées par les gouvernements de gauche ou droite-gauche ou de gauche-droite (on s’y perd un peu). En outre le RN est rallié à l’UE et au maintien dans l’OTAN. Au milieu de la désaffection générale pour les partis politiques, le RN (au royaume des aveugles, les borgnes sont rois) conserve un électorat populaire — en gros plus on est pauvre et plus on vote RN. On peut résumer la chose ainsi : tous ceux qui sont lassés des tromperies de la droite-gauche se disent « on va voter RN » histoire de protester et on ne risque rien parce que, ceux-là, on ne les a jamais essayés » ! Il y a d’autres raisons sur lesquelles je reviendrai plus loin, mais l’essentiel est là. Le RN surnage au milieu d’un affaissement général des partis. C’est un parti « populaire », plus « conservateur » que la moyenne, un parti qui cependant paraît très « à gauche » si on le compare aux « indépendants et paysans » d’Antoine Pinay, par exemple. On peut le comparer au Fratelli d’Italia de la présidente du conseil italien, Mme Meloni, qui vient de se faire sermonner par notre ministre de l’intérieur parce qu’elle n’était pas assez dure avec les immigrés…
2) Comparé au RN, Macron peut sembler un moindre mal pour les classes moyennes aisées, surtout préoccupées de ne pas payer d’impôts, de pouvoir continuer d’embaucher sans entrave des « nounous » africaines pour leurs enfants, et éventuellement d’imaginer de nouvelles frasques sexuelles pour alimenter les défilés de mode et occuper le terrain de l’université. Mais pour le reste, Macron a tout pour jouer le rôle du pire des maux. Il a l’argent des grands capitalistes, le soutien des médias — ils font tous partie du même petit monde —, permet aux riches de s’enrichir fabuleusement, accomplit le programme que la droite ni la gauche n’avaient réussi à mettre en œuvre de manière aussi décidée et surtout, en matière de violence contre le peuple, il est le champion. Il n’y avait jamais eu répression aussi violente contre les manifestants que sous Macron. Les Gilets Jaunes ont reculé et ont fini par se disperser sous les grenades et la mitraille. Macron a renforcé encore, et de manière décisive le caractère bonapartiste de la constitution de la Ve république et entrepris de liquider une bonne partie des libertés démocratiques, à commencer par la liberté de parole — des professeurs sont suspendus sans traitement pour leurs propos sur les réseaux sociaux. À bien des égards, Macron est le pire président de la Ve république. Il était franchement impossible de voir en lui un « moindre mal ». Sans être allé jusqu’à ces extrémités, je comprends parfaitement ceux de mes amis et camarades qui ont dit « plutôt Le Pen que Macron ! ». Et en tout cas, le moindre mal aujourd’hui serait clairement la démission de Macron, ce qui entraînerait la liquidation de ce régime pourri que nous subissons depuis trop longtemps.
Plus fondamentalement, participer à des élections où on ne peut que choisir entre des mauvaises solutions, à des élections le bon peuple est convié à applaudir un de ces escrocs politiques qui vont le voler et l’humilier pendant cinq ans, c’est contribuer à sa manière au maintien de système et lui donner une vague caution « démocratique » parfaitement usurpée. On le sait, la démocratie est loin de se résumer aux élections. Les pires régimes ont, eux aussi, droit à des élections. La démocratie, c’est le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple et à aucun titre nous ne sommes en démocratie. Le pouvoir est exercé par les oligarques, pour les oligarques, pour suivre une politique entièrement favorable à l’oligarchie. Le jeu de « l’alternance » est privé de tout enjeu réel. Pour manifester son hostilité, la plèbe romaine avait fait sécession et s’était retirée sur l’Aventin. Pour nous aussi, le temps est venu de faire sécession !
Le 11 mai 2023 — Denis COLLIN