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À propos du Napoléon de Ridley Scott

dimanche 26 novembre 2023, par Denis COLLIN

À propos du Napoléon de Ridley Scott

Napoléon de Ridley Scott : des bons acteurs, un bon metteur en scène, un sujet formidable, des moyens considérables et un film raté. Lamentablement raté. La vision de la France d’un bon réac anglais, une incompréhension radicale du phénomène Napoléon, des batailles sans queue ni tête et des scènes de sexe grotesques. Passons sur les lettres de et à Joséphine écrites en anglais (on suppose que le spectateur anglo-saxon est trop incultes pour lire trois sous-titres). Passons sur les grosses erreurs de casting : l’acteur qui joue Bonaparte a vingt ans de trop (au moins). Au siège de Toulon, Bonaparte a 24 ans, 30 ans quand il devient premier consul. Ceux qui le secondent ont son âge. Le metteur en scène nous sert un Robespierre bouffi sans la moindre ressemblance avec le personnage historique.

Les erreurs historiques ne seraient pas le problème — après tout, que Bonaparte n’ait pas pu voir l’exécution de Marie-Antoinette, parce qu’il était à Toulon, ce n’est pas un drame. Qu’on le voie en train de faire tirer sur les Pyramides est nettement plus stupide. En fait, l’auteur ne comprend rien à l’histoire qui est à peu près incohérente : c’est bien « une histoire de bruit et de fureur racontée par un idiot et qui ne signifie rien ». Mais Scott n’est pas Shakespeare. Son Napoléon n’est pas un Macbeth, mais un bouffon, sans intelligence.

L’histoire napoléonienne pourtant est une tragédie. Bonaparte a accompli la révolution en l’étouffant, en organisant le retour de l’autel et de l’ordre, l’alliance du sabre et du goupillon, le mariage entre l’ancienne aristocratie et la bourgeoisie, unissant le pire des deux classes, en rétablissant les titres nobiliaires et tous les autres colifichets. Il a voulu exalter la nation que lui avaient laissée les Capétiens, les fédérés de 1790, les soldats de l’an II, et il l’a portée à sa perte. Tout en courtisant cette vieille noblesse, en cherchant ses faveurs qu’il n’obtiendra jamais parce que, pour les vieilles classes dominantes, il sent encore l’odeur de la poudre révolutionnaire, il finit par dresser contre la France, non pas l’Europe des têtes couronnées, mais l’Europe des peuples. Sympathisant de la révolution, Fichte écrit bientôt ses « Lettres à la nation allemande ». Devenue impérialiste, la révolution va se rendre odieuse ! Hegel qui voit Napoléon à Iena dit : « j’ai vu passer l’esprit du monde à cheval ». Il y a un grain d’humour dans cette phrase célèbre, mais il est vrai que les guerres napoléoniennes ont accéléré des mouvements sociaux, en cours bien avant. Napoléon abolit le servage là où il établit sa domination. Mais il est aussi celui qui rétablit l’esclavage aux Antilles — pour complaire à la famille de Joséphine de Beauharnais dit-on, mais plus sûrement sous la pression des milieux coloniaux à Paris. Il parraine le Code civil et consolide la propriété et notamment celle de la terre pour les nouveaux propriétaires, organise la France nouvelle en la fusionnant avec la bureaucratie d’Ancien régime, mais la campagne de Russie est le vrai tournant qui marque l’affaiblissement de la France en Europe. Cette guerre, point d’orgue de si nombreuses boucheries, est une catastrophe. Vu du côté russe, le regard de Tolstoï est impitoyable (voir Guerre et Paix, un roman parmi les plus grands). Oui, Scott donne à voir ces boucheries. Mais elles sont privées ici de tout sens. On voit des soldats fauchés en masse, mais la déroute de la « Grande Armée » fut bien pire que tout cela. Le film omet de montrer les Cosaques campant sur les Champs Élysées, scène que l’histoire a retenue alors que la visite courtoise et galante du tsar à Joséphine est sans intérêt.

On pourrait chercher à comprendre l’incroyable ascendant qu’a eu cet homme sur tout un peuple, son charisme, tout ce qui en fait un précurseur du dictateur populaire et l’héritier de César. Mais pour cela, il ne faut pas se laisser étouffer par les effets spéciaux qui rendent ce film ennuyeux.

Un cinéaste vraiment intéressé qui ne voulait pas sombrer dans l’hagiographie aurait pu montrer cette tragédie napoléonienne, ce jacobin par opportunisme qui devient le parrain de la restauration, ce concentré de toutes les contradictions de son époque. Mais le barnum hollywoodien ne fait pas bon ménage avec la tragédie. Finalement, ce film est aussi nul cinématographiquement qu’historiquement.

Le 26 novembre 2023