Le siècle dernier devait être le siècle des révolutions (et des contre-révolutions). Il fut le siècle des catastrophes. Deux guerres mondiales, des nations ravagées, des villes détruites en une nuit et parfois moins. Des États tyranniques comme on n’en avait jamais connu. Non que les hommes de ce XXe siècle fussent plus pervers que leurs prédécesseurs, mais ils disposaient de ressources techniques et scientifiques considérables. Pour gazer les populations civiles, bombarder les villes par avion, lancer des missiles (V1 et V2) et des bombes atomiques, il fallait avoir à sa disposition la science la plus développée et, comme l’avait dit Marx, les forces productives se sont transformées en forces destructives. La planification industrielle de la destruction d’un peuple entier, d’un peuple qu’il fallait éradiquer définitivement, ce fut une nouveauté indéniable. On avait connu des massacres de masse, des millions et des millions de morts, on se souvient avec horreur de Gengis Khan et des piles de crânes de Tamerlan. Mais ces barbares étaient seulement des nouveaux exemplaires de ces hommes sauvages qui s’étripaient dans les « guerres préhistoriques » qui tuaient la moitié au moins de la population d’une tribu ou d’un groupe de tribu. Mais les trains et le Zyklon B, voilà de l’inédit, voilà de l’ultramoderne qui surgit à une époque où l’on pensait que les mœurs s’étaient adoucies, où, un peu partout, on avait proclamé « les droits de l’homme ».
Mais s’il faut choisir entre toutes les catastrophes du dernier siècle, la pire est incontestablement la révolution russe et l’établissement de l’Union soviétique avec tous ses prolongements. Pourquoi la pire ? D’abord parce qu’en nombre absolu de victimes, si on ajoute à la guerre civile et au goulag russe les délicieuses inventions du président Mao (« grand bond en avant » et « révolution culturelle ») et le bref mais particulièrement cruel règne des Khmers rouges, on atteint des chiffres astronomiques. Mais le pire n’est encore pas là : ces millions de victimes ont été tuées, emprisonnées, torturées, au nom de la grande espérance du siècle d’avant, au nom du communisme. Les Staline, Mao et autres Khmers rouges ont tué l’espérance, ils ont tué « la grande utopie », pour reprendre l’expression de Leonardo Padura dans L’homme qui aimait les chiens.
Aux yeux de centaines de millions d’humains, les bolcheviks et leurs successeurs ont réussi à faire passer pour « communisme » ce qui en était l’exact opposé et qui s’est révélé finalement comme une des formes particulièrement sanglantes de cette « accumulation primitive du capital » dont parle Marx. En Russie comme ailleurs, le capital est venu au monde suant par tous ses pores la boue et le sang. On pense que Staline a créé la Terreur, mais c’est l’inverse qui est vrai : c’est la Terreur qui a créé Staline ! La guerre civile n’a pas seulement opposé les « Rouges » et les « Blancs », mais aussi elle fut une gigantesque opération de liquidation de tous les éléments révolutionnaires non bolcheviks, les marins de Kronstadt ou les paysans de Nestor Makhno sont les plus connus. Mais il suffit de rappeler que l’Assemblée constituante, élue sur la demande des bolcheviks, était majoritairement « socialiste révolutionne » (populiste) et qu’elle fut dispersée manu militari par les groupes armés dominés par les bolcheviks et les anarchistes, qui devaient bien vite subir les méthodes qu’ils avaient appliquées à la « démocratie bourgeoise ». Conformément à la doctrine léniniste, les ouvriers incapables de voir par eux-mêmes où étaient leurs intérêts devaient obéir au « parti de révolutionnaires professionnels », détenteur de la vrai « conscience de classe » du prolétariat… Cette théorie typiquement « bourgeoise » puisqu’elle repose sur la disqualification des capacités propres des ouvriers, s’est imposée à toute la nouvelle internationale, l’Internationale Communiste, « bolchévisée » par l’épuration des partis nationaux, l’envoi des agents de Moscou et les moyens financiers adéquats.
Le système stalinien international a propagé la haine et les dissensions à l’intérieur du mouvement ouvrier, dissensions déjà provoquées par le ralliement des dirigeants de l’Internationale ouvrière à leurs classes dominantes respectives, lesquels dirigeants ont trouvé des alibis faits tout exprès dans le comportement scissionniste des « communistes ». L’opposition au stalinisme se manifesta assez tôt. D’un côté, des positions très minoritaires qui ne voyaient dans l’URSS qu’un capitalisme d’un genre nouveau. On trouve ici des intellectuels comme Pannekoek, Mattick, Souvarine, qui restent très isolés. D’un autre côté les oppositions trotskistes demeurées très minoritaires et minées par l’appui qu’avait donné Trotski aux débuts du système tyrannique — les textes de Terrorisme et communisme sont des légitimations par avance de tout le système bureaucratique policier. L’attachement à la théorie fumeuse de l’URSS comme « État ouvrier dégénéré » a surtout permis de nourrir toutes sortes de scissions et d’excommunications qui ont à tout jamais interdit à la prétendue « IVe Internationale » d’avoir une existence autre que groupusculaire. Les mœurs bureaucratiques et la manie des anathèmes et des exclusions ont montré que le poison « léniniste » infectait profondément ces groupes. Du reste, leurs méthodes tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ont fait dire à l’un d’entre eux (Charles Berg), « heureusement que nous n’avons jamais eu le pouvoir. »
Je laisse de côté les « démocraties populaires » qui ne furent jamais ni démocratiques ni populaires ou les régimes comme Cuba, un essai de tropicalisation du goulag qui a pu séduire les touristes (dans les derniers temps) et les jeunes bourgeois européens en mal d’aventure (dans les premiers temps). Ne parlons pas du « socialisme bolivarien » qui fut et reste une expérience particulièrement intéressante d’appauvrissement d’un pays disposant de ressources considérables. Dans tous ces cas, on connaît la réponse des thuriféraires des régimes du « socialisme réellement existant » : la faute en revient aux autres, aux horribles Américains du Nord en particulier. Le gouvernement américain est, certes, une calamité mondiale bien connue, mais on peut se demander pourquoi la solidarité internationale des prolétaires n’a même pas essayé de défendre ces pays.
La fable consolatrice de la bonne petite révolution qui a dû céder face à la méchanceté de ses ennemis ou a été poussée à dégénérer n’est rien d’autre qu’une fable destinée à servir de cautère sur les blessures des désespérés. Toutes les révolutions battues ou trahies ne furent au mieux que des coups de force minoritaires incapables de rallier une majorité et d’imposer une transformation souhaitée par la majorité. La révolution sociale au sens de Marx est, non pas un coup de force minoritaire, mais une vaste transformation sociale mettant en branle toutes les couches de la population, tout cet « intellectuel collectif » qui assure la production de base de la vie sociale. « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » : vieux mot d’ordre qui complète cette autre idée clé : le communisme, c’est le mouvement réel. Où est-il, le mouvement réel ? Nous avons bien du mal à le repérer.
Pour comprendre l’échec radical de toutes les espérances révolutionnaires, au cours des 50 dernières années, il pourrait être utile de faire appel au concept gramscien de « révolution passive ». Gramsci nomme révolution passive une révolution sans révolution, c’est-à-dire une transformation sociale profonde qui n’a nécessité aucun mouvement révolutionnaire. Ce sont des révolutions dans lesquelles « les classes subalternes étaient nombreuses et hiérarchisées en fonction de leur position économique et de leur homogénéité. Les mouvements “spontanés” des couches populaires les plus larges ont permis à la classe subalterne la plus avancée d’accéder au pouvoir grâce à l’affaiblissement objectif de l’État ». L’exemple du Risorgimento italien est cité.
« Le concept de “révolution passive” doit être déduit rigoureusement des deux principes de science politique fondamentaux : 1. qu’aucune formation sociale ne disparaît tant que les forces productives qui se sont développées en elle trouvent encore place pour un mouvement progressif ultérieur ; 2. que la société ne se propose pas de tâches pour la solution desquelles n’aient pas déjà été couvées les conditions nécessaires, etc. Il va de soi que ces principes doivent d’abord être développés d’un point de vue critique dans toute leur portée et épurés de tout résidu de mécanisme et de fatalisme. On devra également les ramener à la description des trois moments fondamentaux qui permettent de caractériser une “situation” ou un équilibre de forces, en donnant sa valeur maximum au second moment, ou équilibre des forces politiques et surtout au troisième moment ou équilibre politique-militaire. » (Q.15, §17)
Le concept de « révolution passive » n’est pas, pour Gramsci, un programme politique, mais plutôt une grille interprétative de certaines périodes historiques. Tout le XXe siècle peut être compris non seulement comme l’échec des révolutions prolétariennes — disons l’échec la seule révolution prolétarienne avortée que fut la révolution allemande — mais aussi pour la réalisation d’une série de révolutions passives qui ont permis la survie du capitalisme et lui ont donné de nouvelles ressources.
La première grande transformation fut l’étatisation de l’économie et le développement concomitant du militarisme. La Première guerre mondiale, en poussant à la constitution de l’économie de guerre à conduit au développement d’un capitalisme d’État, dont bientôt la Russie soviétique, les régimes fascistes de l’autre, sans oublier le New Deal apparaîtront comme des variantes (voir Bruno Rizzi, La bureaucratisation du monde). Ce processus s’est accéléré après la Seconde Guerre mondiale. Le prétendu « néolibéralisme » n’y a nullement mis fin. Il a seulement démantelé les régulations du commerce et des marchés financiers et soustrait les États à qui pouvait rester de « contrôle démocratique ». L’expropriation des expropriateurs s’est accomplie sur une échelle toujours élargie avec la constitution de gigantesques consortiums financiers (comme Blackrock). Le XXe siècle a consacré la fin du capitalisme patrimonial et la domination absolue du capitalisme des sociétés par actions et des fonds d’investissement, c’est-à-dire la domination d’une couche de bureaucrates capitalistes qui n’a rien à envier aux bureaucrates soviétiques. La Chine présente une synthèse intéressante de la vieille bureaucratie stalinienne et de la bureaucratie capitaliste moderne.
Cette « révolution passive » est aussi une révolution des rapports de production. Le taylorisme et le fordisme constituaient, selon Gramsci, une révolution passive. Le développement colossal de l’informatique connectée, de la numérisation et de la plateformisation de l’économie constitue une révolution encore plus radicale. On en a parlé ailleurs.
Enfin, politiquement, la révolution passive est une véritable reféodalisation du monde. La pyramide du capital financier est dominée par quelques grands seigneurs dont la fortune (plus ou moins virtuelle) semble tout écraser et qui sont servis pas des armées de féaux « intellectuels », managers, DRH, commerciaux, cultureux de tous poils.
Le mouvement réel qui s’est accompli sous nos yeux est bien un mouvement révolutionnaire à sa manière. Mais nullement du genre de révolution que nous avions pu imaginer. Le rêve de Marx est devenu un cauchemar (voir mon livre Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009).
Nous n’en avons pas fini avec les catastrophes. Celles de notre siècle s’annoncent quelque part en Ukraine ou ailleurs. Pour changer le monde, il n’y a rien à faire : le capitalisme s’en charge bien, il vient au-devant de nos désirs les plus fous, nous vend l’immortalité comme les religions de jadis, mais avec une vulgarité et une grossièreté inégalables. Du passé, il fait réellement table rase. Il produit à la chaîne des humains sans histoire, des cerveaux sans pensée, de l’éthique en conserve pour ceux qui auraient un petit besoin de « supplément d’âme ». Les frissons sacrés que pouvait produire la beauté des œuvres d’art ont été remplacés par les défilés de la laideur. L’homme, annonçait un prophète, est quelque chose qui doit être surmonté (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra). Le capital s’est attelé à cette tâche : production technologique des bébés à volonté, transhumanisme (Musk, Google et les autres sont en plein dedans). Un monde totalement inhumain est devant nous. Et ceux qui ne communient pas dans ce culte du progrès sont désignés comme des réactionnaires, de ploucs incurables. Le monde va changer de base : nous ne sommes rien et nous serons encore moins que rien.
Ce qui nous reste à faire : non pas une révolution, mais une sécession pour organiser une résistance opiniâtre, partout ou c’est possible, pour enrayer la machinisation de la vie. Ce qui nous reste à faire, c’est lutter pour préserver le monde des furies progressistes.